Chapitre 1-1 Bas-toi ma fille
Langues de flamme qui s'entrecroisaient au sein d'un ballet sensuel, le brasero consumait les bûches et embaumait la salle d'une atmosphère moite. Les odeurs s'entremêlaient et saturaient mes sens d'effluves nauséabondes, pour la plupart. Parfum capiteux, transpiration et alcool, tout ce qui faisait le charme de cette taverne.
Diell était la tenante du titre de ville la plus mal famée de la province dont elle était la cité régente. Pourtant, je n'y avais pas encore mis les pieds, et j'aurais préféré m'en passer. De tous les recoins de ce pays où j'avais débusqué les pires malfrats, je ne m'étais jamais rendue dans un endroit aussi répugnant.
Dans un coin sombre et à l'écart des autres tables, je conservais mon regard braqué sur la porte de la taverne. Chaque nouvel arrivant passait au crible, n'importe lequel d'entre eux pouvait être mon homme. Dehors, la nuit était silencieuse, mais son linceul se cantonnait à l'extérieur de la bâtisse. Nul éclat de rire de troublait ma concentration.
Je portais la chope de tano à mes lèvres, mais en bus à peine une gorgée. L'alcool ne devait pas embrumer mon cerveau. Je touchais au but et il me tardait de regagner l'Académie.
Le souffle du vent s'engouffra une énième fois dans la pièce surchauffée. Il s'insinua entre les tables et souffla les conversations comme la flamme d'une bougie. Immobile, je fronçai les sourcils et détaillai attentivement le nouveau venu.
Capuche rabattue sur son visage, son pantalon et sa cape brune lui donnaient l'allure d'un vagabond, démenti par sa posture assurée et l'aura qu'il dégageait. Le pommeau d'une épée dépassait de son capuchon, et je devinais ses yeux se balader dans la pièce. Le courant d'air refroidissait toujours davantage l'atmosphère jusqu'à ce qu'il repousse sèchement le battant.
Mes lèvres s'étirèrent en un sourire ironique, je devais avoir la même allure que lui, à ceci près que ma discrétion frôlait la perfection, ce dont il semblait s'en moquer. C'était mon homme. Je ne bougeai pas d'un pouce et l'observai s'installer à une table non loin de là, puis commander quelques minutes plus tard la spécialité de l'auberge. Il connaissait donc le coin.
Pas étonnant lorsqu'on dirigeait une bande de mercenaires armés dans la région. Mon supérieur m'avait mandaté pour lui mettre la main dessus et court-circuiter le réseau avant qu'il ne s'étende davantage. Les quelques raids à leur actif ne suffisaient pas encore à alerter le Haut-Conseil, mais les habitants de Diell se terraient chez eux dès la nuit tombée. Il était grand temps d'agir.
Les minutes s'égrenèrent sans que quiconque vienne s'assoir à sa table. Ma chope de Tano se vida, je n'en recommandai pas. Sa présence seule avait vidé de moitié la taverne en à peine une heure. Si je m'attardais davantage, j'allais être repérée. Alors que je m'apprêtais à me lever, le mercenaire me devança inopinément.
Il claqua sa chope contre sa table, y jeta une poignée de pièces d'argent et s'engouffra dans un souffle au cœur de l'obscurité nocturne. Le brouhaha reprit progressivement ses droits tandis que l'attention générale dérivait vers les discussions animées. Je choisis cet instant pour me lever à mon tour. D'une démarche calme, je dépassai une bande de baroudeurs tous vêtus de cuir noir qui riaient allègrement, puis m'arrêtai brièvement au comptoir pour déposer quelques piécettes.
— D'jà-parti ? L'menu vous a plu ?
J'inclinai positivement la tête, une mèche bleue glissa le long de mon visage. Le tavernier tiqua, mais je m'éclipsai hâtivement avant qu'il ne pipe mot. Sur le chemin, je risquai un regard sur la table bondée. Deux yeux dorés brillaient dans l'ombre d'une capuche ébène, me dévisageaient intensément. L'instant suivant, la nuit m'enveloppait et la porte de l'auberge se refermait dans mon dos.
Je l'avais échappé belle. Mes mèches bleues avaient plus d'une fois manqué de me trahir. Elles me caractérisaient aussi efficacement que ma magie, ce qui m'avait valu le surnom d'Oiseau Bleu au sein de la pègre de Vëonar. Aussi discrète et efficace qu'un oiseau qui fond sur sa proie, le bleu de mes cheveux constituait le seul détail qu'ils avaient sur moi.
Jusqu'à présent, jamais encore je ne m'étais faite démasquer, ils tergiversaient encore sur homme ou femme. Pourtant ce soir, j'avais signé ma présence à Diell. Si je n'interceptais pas ma cible ce soir, demain la ville serait remplie des nouvelles concernant mon passage à la taverne.
Je scrutai l'obscurité, aucun mouvement à l'horizon. Je pestai tout bas et m'élançai dans la rue déserte, les yeux et les oreilles aux aguets. Il ne pouvait être loin. Les recoins sombres bourgeonnaient à tout va et la place principale ne tarda pas à être en vue. Je m'immobilisai alors et me plaquai contre le mur de gauche, en alerte.
Des chuchotements provenaient d'une ruelle voisine. Je posai la main sur le pommeau de mon épée sans la dégainer. Puis, je progressai à l'oreille vers l'origine des voix. Arrivée à l'angle, j'avisai une corniche en hauteur et m'y glissai silencieusement. D'une main, je m'accrochai au rebord de pierre et me penchai vers l'angle de la ruelle.
Les voix s'étaient tues et le silence englobait à nouveau la nuit. D'un regard je confirmai mes doutes, il n'y avait plus traces de ma cible. Je me stabilisai, mais avant que je n'eux pu sauter, une main me poussa violemment en avant. Je me réceptionnai souplement et dégainai aussitôt mon épée.
Ma cible se tenait à son tour sur la corniche, capuche rabattue et sourire narquois aux lèvres. Toujours dans l'ombre de ma cape, je patientai calmement jusqu'à ce qu'il saute à terre. Son interlocuteur en avait profité pour filer, nous étions seuls dans la ruelle.
— Alors comme ça, l'Oiseau Bleu m'a pris en chasse ? susurra le mercenaire. Je m'attendais à bien plus impressionnant.
Mon bras armé pendait le long de mon corps, complètement détendu. Je le jaugeai sans daigner lui répondre, fidèle à ma réputation. Le premier qui entendra ma voix passera par le fil de ma lame.
— Je crois que tu t'es trompé de cible cette fois-ci, l'oisillon. Tu n'aurais jamais dû t'en prendre à nous, peu importe pour qui tu travailles, cracha l'homme.
Il se raidit soudain et leva la main. Une bourrasque glaciale m'écrasa contre le mur de pierre et m'immobilisa totalement. Ma stupéfaction n'eut égale que ma douleur. Sa magie de l'Air comprimait mes os, enfonçait son poing dans mon ventre.
Comment avais-pu être assez bête pour tomber dans le piège ? Mais un mage de l'Air... il n'en existait pas. Le seul que j'avais rencontré était mort et Mère Nature savait que sa perte me bouffait encore de l'intérieur.
Je me ressaisis bien vite et passai à l'offensive. Peu importait comment il se battait, il n'avait aucune idée de qui il affrontait. L'Oiseau Bleu représentait une humaine au service du Haut Conseil. Sauf que je n'étais pas humaine.
Ma main se resserra sur mon épée et un mur de glace s'éleva entre lui et moi, coupant net sa magie. Je repris mon souffle et fondis sur ma proie, aussi rapide que l'éclair. La glace s'effrita en pluie d'éclats cristallins, instant figé qui suffit à duper mon adversaire. Nos lames s'entrechoquèrent bruyamment. Il recula de plusieurs pas sous la force de l'impact.
Il ne resta pas longtemps acculé contre le mur. Je sautai tandis qu'il feintait, esquivait lorsqu'il pourfendait l'air de son épée. Nos mouvements synchronisés s'égalaient sensiblement. Un ballet orchestré par nos corps entraînés et nos esprits affutés. Il ne manquait qu'une chose, la magie. En cela résidait l'issue du combat, un combat de Mage.
L'idée même d'endommager la ville me répugnait, mais je savais mes chances s'amenuiser à mesure que le duel s'éternisait. D'un claquement de doigts, un bouclier d'eau m'entoura. L'épée du mercenaire rebondit sur l'obstacle, le déstabilisant suffisamment.
Je le fauchai d'un coup de pied et le plaquai au sol, mon épée sous sa gorge. L'homme éclata d'un rire mauvais, sans chercher à se débattre.
— Je ne crois pas tu ais compris contre qui tu te bas, l'oisillon. Ce ne sont pas tes tours de passe-passe qui vont m'avoir.
Je m'attendais à encaisser une nouvelle rafale, mais une violente traction sur ma cheville me fit basculer sur le côté. Le mercenaire me repoussa d'un coup de pied au ventre. Le souffle coupé, j'élevai un second mur de glace, protection éphémère.
Le goût du sang envahit ma bouche tandis que je grimaçais, sonnée. J'eus tout juste le temps de parer son épée, qu'il pulvérisait le mur, projeté par sa magie.
Cette fois-ci, l'assaut fut plus violent. Il m'assenait des coups sans répit, que je parais de plus en plus difficilement. Plus petite, je me glissai facilement sous sa lame, et esquivait souplement les attaques les plus violentes.
Obnubilé par la force de ses assauts répétés, sa garde se retrouva bientôt plus démunie qu'un gruyère n'est troué. Je contrai son fendant en découvrant volontairement mon flanc droit. Il saisit l'occasion au vol. Je me baissai in extremis tandis que mon épée entaillait sa chemise et sa chair. Il lâcha un grognement de douleur et recula vivement.
Nous nous jaugeâmes quelques instants en chien de faïence. Si seulement je pouvais utiliser ma magie de la Terre, ce serait bien plus simple ! Au lieu de ça, j'étais obligée de réfléchir pour ne pas faire de bourde. Utiliser seulement l'Eau et l'Air était un handicap plus qu'autre-chose, surtout que l'Air ne m'était d'aucune utilité ici.
J'analysai la situation en quelques secondes, profitant de cet instant de répit. Que faisais-donc un mage de l'Air à Vëonar ? D'où venait-il et de quel « nous » parlait-il ? L'incompréhension flottait devant mes yeux, si bien que je perçus pas l'air se densifier.
Le mercenaire raidit ses jambes et je plantai les miennes dans le sol, prête à accuser l'attaque. Il se propulsa vers moi d'un bond et me repoussa d'un pouce. Je fis un pas sur le côté pour esquiver sa lame. Un sourire retors fleurit sur son visage. Méfiante, je reculai encore d'un pas, cela lui suffit.
Il me bouscula brutalement en arrière d'une bourrasque. Je sentis l'air s'alourdir, se comprimer et m'entourer comme une chape de plomb. Je ne pus ériger mon bouclier. La bombe éclata.
Le silence nappa mes sens, mon corps se fracassa contre le mur de pierre qui se broya sous le souffle dévastateur. La douleur me coupa le souffle et inhiba ma conscience plusieurs minutes. Lorsque je repris connaissance, mes sens saturés me déboussolèrent et je fus incapable d'éviter le crochet du droit qui fracassa ma mâchoire. Je m'affalai contre le mur, sonnée.
Un ricanement moqueur s'échappa des lèvres du mercenaire tandis qu'il s'agenouillait à mes pieds. Dans sa main tournoyait un couteau à la lame acérée. Je tentai de me lever d'une main, mais il plaça d'un geste vif l'arme sous ma gorge. Je m'immobilisai immédiatement, les yeux mi-clos.
— Que comtes-tu faire, l'oisillon ? T'échapper de ta cage ?
Pour toute réponse, j'esquissai un rictus moqueur. Tu n'as aucune idée de qui je suis, ricanai-je intérieurement. Ni de ce qui vit en moi. Mon silence parut l'agacer. Il appuya le couteau contre ma peau, l'entaillant légèrement. Je le défiai du regard et lui crachai dessus.
La stupéfaction se peignit sur son visage, jusqu'à ce qu'il hurle de douleur et recule d'un bond, me libérant au passage. Je secouai la tête, méprisante. Un crachat acide était enfantin pour Dumë, ainsi que j'avais nommé la « chose » qui m'habitait. Je me relevai en serrant les dents. Malgré la puissance de la Terre, je mettrai des jours à récupérer.
Je pestai intérieurement et ramassai mon épée tombée au sol lors de l'explosion. Le vacarme allait ameuter tous les habitants de Diell, si ça continuait ! Pour l'instant, la nuit nous octroyait sa protection, mais elle n'était qu'éphémère.
J'avisai le mur où se trouvait la corniche quelques instants plus tôt. Pulvérisé, comme la moitié du bâtiment, les dégâts étaient déjà là. Au diable, la prudence, je devais à tout prix ramener ce Mage à l'Académie pour l'interroger. Une sombre intuition avait élu domicile au fond de mon esprit depuis le début de notre combat.
J'invoquai pleinement Dumë, la main levée vers le ciel. Une dizaine de serpentin dorés jaillirent des pavés pour dresser un dôme autour du mercenaire à peine redressé. Les mailles du filet se resserrèrent autour de lui, étincelant d'électricité. Il me jeta un regard noir, impuissant.
— Mon maître te retrouvera, chienne ! éructa le mage furibond. Et il t'aura, cette fois.
Ses paroles figèrent mon sang dans mes veines et un froid glacial liquéfia mes entrailles. Qu'insinuait-il, exactement ? Mon mauvais pressentiment se concrétisa à l'instant où le manche en bois heurta ma nuque. Je m'effondrai au sol dans un hoquet de stupeur, inerte. Un ricanement mesquin retentit derrière moi, tandis que des bruits de pas se rapprochaient de moi.
Une mèche de cheveux blonds chatouilla mon arcade sourcilière sans que je puisse croiser le regard de mon nouvel ennemi. Son haleine de rhum attisa mes doutes. Aurais-je manqué un détail à la taverne ? Un complice s'y trouvait-il avant mon arrivée et m'aurait-il repérée ?
— C'est bien elle
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top