90. Le refuge du nord
Vers la fin de l'après-midi du 16 avril 3918 AD, tous les membres de la Septième Brigade, y compris Lucas Markios, étaient présents au camp de Cordelia Lawson. Le groupe de Wyatt était arrivé le premier, trois jours plus tôt. Le mage était malade et Scottie s'était foulé la cheville. On avait soigné ces derniers et les avaient mis à l'écart du groupe pour qu'ils puissent se reposer.
Estelle et Kylie avaient intégré rapidement les tâches quotidiennes du campement après avoir fait la connaissance de leur cheffe.
Cette dernière devait avoir plus ou moins trente ans. Elle était rousse et avait les yeux d'un brun chocolaté. La première chose qu'Estelle avait remarquée quand elle avait fait sa rencontre, c'était qu'elle aspirait la confiance et la bonté.
Tous les hommes et les femmes étaient vêtus de vieux vêtements qui venaient d'une autre époque ou bien confectionnés à la hâte. Ils avaient l'air de gens sortis tout droit d'un roman post-apocalyptique futuriste, avait jugé Wyatt. Contrairement aux vêtements simples de la nation de Baldt, certains de ces inconnus avaient des habits hauts en couleurs et de différentes formes. La différence culturelle était frappante.
Après l'arrivée de Wyatt et des autres, Flint et son équipe rejoignirent le campement le lendemain. Ils étaient épuisés par leur voyage et le colosse avait beaucoup maigri à force de marcher. Ce dernier avait provoqué un choc nerveux à sa fille, lorsqu'elle l'avait vu avec une dizaine de kilos en moins.
— Je ne vois pas la différence du tout ! avait-il déclaré.
Il avait dit tout ça avec un sourire aux lèvres, même si vraiment, il était triste à l'idée d'avoir perdu le contrôle de son corps. Lui qui était si fier de ses formes, son ventre était désormais plus flasque que solide. Cela ne semblait pas déranger son mari qui l'appréciait toujours autant.
Finalement, le groupe du Général Wolfe arriva le soir du 16 avril, après avoir utilisé plusieurs sortilèges de rapidité. Ils avaient suivi les pistes laissées par Flint et Wyatt. Shayne et Lucas avaient dû emprunter l'énergie magique de Nox et d'Éclipse afin de lancer ces puissants enchantements.
Le puma noir et la chauve-souris devaient se reposer pour le reste de cette soirée, alors Lucas les emmena loin des gens, pour qu'ils puissent dormir un peu.
Flint, Shayne et Wyatt furent appelés à rejoindre Cordelia, ce soir-là, dans le but de discuter de leurs histoires respectives et ce qu'ils comptaient faire, maintenant qu'ils avaient trouvé tous les esprits élémentaires d'Athéna. Ils s'assirent donc tous quatre dans une tente, autour d'une petite table.
— Qui parlera au nom de votre groupe ? demanda-t-elle, intriguée.
Deux gardes du corps entrèrent afin de se placer de chaque côté de la rousse.
— Je suis le capitaine de la Septième Brigade, notre équipe, prononça Flint qui s'adressa à la cheffe. Par contre, à ma gauche se trouve le Général Wolfe. Vous savez déjà qui je suis, Miss Lawson, mais cet homme est mon supérieur et représente notre armée.
— Je ne suis qu'un simple brigadier, avoua Wyatt, à la droite de Flint. Mais les plus jeunes membres de notre groupe coopèrent facilement avec moi.
— Très bien, dit la dame.
Elle se tourna vers le mage et le jaugea en silence.
— Je vois que nos remèdes ont bien fonctionné. Vous êtes en meilleure santé.
— Merci pour tout, madame, répondit celui-ci.
— Il n'y a pas de quoi. Mes potions sont reconnues pour être excellentes. Par contre, ce n'est pas la raison pour laquelle je vous ai fait venir ici tous les trois. Les gens de notre camp ont tous remarqué la présence de vos animaux de compagnie. Bien entendu, j'ai vite compris qu'il s'agissait pour la plupart de nos anciens éclaireurs. Nox, Dia, Kelvin et Lusso, par exemple, travaillaient pour nous jusqu'à quelques semaines plus tôt.
Elle se pencha un peu sur la table et se rassembla les mains. Elle continua :
— Dois-je en déduire que vous êtes des porteurs d'élémentaires ?
— Oui, madame, fit Wyatt.
— Je comprends. Vos amis m'ont tout expliqué à leur arrivée, il y a quatre ans. Nous leur avons offert un abri auquel ils ont pu être protégés et se rendre utile. Ils nous ont beaucoup aidés. Cependant, j'ai conscience que nous n'étions pas leurs véritables protecteurs.
Elle prit une grande respiration avant de poursuivre :
— J'en suis à mon prochain point et j'espère que vous pourrez éclairer ma lanterne. Jusqu'à très récemment, notre camp se faisait régulièrement attaquer par des démons et j'en passe. Toutefois, depuis plus d'une semaine, nous remarquons une baisse en activité de la part de nos ennemis. Sauriez-vous m'expliquer ce qui se passe ? Car je crois qu'il y a un lien entre leur absence et votre soudaine arrivée sur ces terres.
Flint et Shayne s'étaient déjà consultés à ce sujet, en compagnie de Wyatt et des esprits élémentaires. Cordelia avait raison : les monstres disparaissaient de plus en plus dans cette dimension et ils connaissaient déjà la raison.
— Les dieux renégats ont commencé à envahir Aeglys, déclara le vampire. Voilà pourquoi ils envoient plusieurs de leurs semblables à travers les brèches.
— C'est bien ce que je pensais...
La responsable du campement se leva et tourna en rond derrière la table. Pendant un moment, elle ne dit rien. Elle réfléchissait.
— Tous les esprits élémentaires créés par la Déesse Athéna sont enfin assemblés, madame, précisa Flint. Nous pourrions tenter une expérience avec eux, mais cela exigera beaucoup de mana et un bon endroit où tenter ce que nous souhaitons faire. Puisque votre camp regorgé de nourritures, nous apprécierions votre collaboration afin de nous aider.
— Que comptez-vous faire au juste ? interrogea un garde du corps qui s'approcha légèrement de la table. Si vous comptez mettre notre camp en danger, la réponse est non. Je ne vous permettrai pas de toucher quoi que ce soit.
Cordelia roula les yeux et plaça une main sur le bras du jeune homme, pour le rassurer.
— Du calme, Tom. Nous avons déjà tout essayé pour quitter cette dimension. Il s'agit de créatures divines. Elles peuvent très bien nous aider.
— Oui, mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle nous voulons agir, dit Wyatt. Votre terre se meurt. Il ne lui reste peu de temps avant que vous ne puissiez plus y faire pousser quoi que ce soit. Vous l'avez déjà constaté, mais l'air est de moins en moins respirable et l'eau se fait de plus en plus rare. Vous avez eu la chance d'avoir quelques pluies, dernièrement, mais ce ne sera jamais assez.
— Malheureusement, nous l'avions déjà deviné, soupira Cordelia. Je suis une alchimiste, voyez-vous, mais je ne suis pas une déesse. Plusieurs de nos fabrications viennent de ma propre magie et ne peuvent plus être reproduites autrement... tels que les pâtes alimentaires que vous avez tous mangés pour votre dernier repas. Même ma science ne pourra pas nous sauver.
Ce détail intrigua le vampire, qui haussa un sourcil.
— Qu'est-ce que l'alchimie, au juste ? interrogea celui-ci.
Ce fut Wyatt qui répondit.
— Pour faire simple, elle sacrifie un ou plusieurs objets afin d'obtenir un nouveau résultat. Le tout se fait à partir de son mana et de nombreuses années de pratique. C'est un art associé à la sorcellerie que peu de mages pratiquent de nos jours.
— L'alchimie est plus commune dans cette dimension, formula Cordelia. Votre ami a raison. Il s'agit bien d'un art dans lequel nous sacrifions des composants pour créer de nouvelles choses. Par exemple, en mélangeant une tomate avec du blé, l'autre jour, j'ai réussi à nous préparer un soufflé aux tomates. Il y en avait pour dix portions. Puisque nous sommes nombreux, j'ai dû piger quelques personnes au hasard afin d'y goûter. Mais bon... vous le savez déjà, la magie est rare par ici. Nous utilisons surtout notre mana pour recréer ce que l'on a perdu, mais nous ne sommes pas assez pour sauver cette terre au complet.
Tout à coup, Wyatt se leva d'un bond.
— Je crois que j'ai trouvé une solution à nos problèmes ! s'exclama-t-il.
— Pardon ? demanda Cordelia.
— Nous avons le mana nécessaire, vous avez l'alchimie, expliqua ce dernier. Ensemble, nous pourrions créer un portail et rentrer chez nous.
— Je ne suis pas certaine... On ne peut pas simplement faire apparaître un portail avec notre art. Il nous faudrait de puissants ingrédients, de pure qualité, si possible. Là seulement, nous pourrions vous aider dans vos démarches.
Shayne esquissa un sourire et observa le mage. Il avait reconnu le côté espiègle de Wyatt. Il avait cette lueur dans les yeux, chaque fois qu'il avait une idée créative. Ces deux-là ne pensaient pas tellement de la même manière, mais Shayne savait qu'il ne fallait jamais sous-estimer son collègue.
— Cordelia, avec tout le respect que je te dois, je pense que tu devrais lui donner une chance, dit le second garde du corps.
— Paul, n'en rajoute pas... grommela la dame.
— Si c'est du mana de qualité que vous recherchez, vous n'avez pas à chercher plus loin, ajouta Wyatt. Nous avons les huit éléments incarnés avec nous. Vous n'aurez qu'à manipuler la magie de nos esprits élémentaires et la transformer. Si nos ennemis ont déjà trouvé comment manipuler le voile, dans ce cas, nous n'avons plus rien à perdre. Ils ont déjà déchiré ce dernier à de nombreuses reprises. Autant prendre ce risque.
Cordelia s'était assise à nouveau à sa chaise et tapotait nerveusement la table.
— Donc... nous allons déchirer une partie du voile, c'est ce que vous êtes en train de me dire ? Mes ancêtres ont reçu l'ordre de veiller sur votre dimension, pas de l'envahir. Ce que vous me demandez va à l'encontre de mes valeurs...
— Sans vouloir vous insulter, vous avez failli à votre tâche, madame, dit Shayne. Mais ce n'était pas votre faute, puisque les dieux vous ont séquestrés avec tous ces démons.
La rousse fusilla le général du regard, puis réalisa qu'il avait raison. Il était trop tard désormais pour vivre en enfer et ils ne pouvaient plus protéger la dimension d'Aeglys. Il leur fallait quitter ces lieux et rejoindre le véritable monde.
— Laissez-moi rassembler quelques mages et alchimistes, d'ici à demain, et nous vous rejoindrons au centre du village, formula-t-elle. C'est l'endroit le plus stable pour y ouvrir une brèche...
Elle secoua la tête toutefois et ajouta pour elle-même :
— Néanmoins, j'ai l'impression de trahir la volonté des dieux...
Son garde du corps, Tom, lui mit une main compatissante sur l'épaule. Elle avait besoin de réfléchir à tout ce qu'elle venait de discuter avec les trois responsables de la Septième Brigade. Il n'y avait plus rien à faire pour le monde des ténèbres. Il disparaîtrait dans l'oubli et Aeglys deviendrait leur terre d'accueil.
¤*¤*¤
Lorsque Cordelia fut sortie de la tente, en compagnie de ses protecteurs, Flint et Shayne s'étaient échangés quelques informations, tandis que Wyatt avait décidé d'aller retrouver Luna. La magicienne était en train de nourrir Kelvin le phénix avec des croquettes de viandes faites avec la science de cette communauté.
— Eh, Lu' ! lança le mage qui courut la rejoindre. La cheffe va nous aider ! Entends-tu ça ?
— Parfait ! s'exclama Luna. Ça nous demandera moins d'énergie pour ouvrir le portail. Comment les avez-vous convaincus ?
— Oh, tu sais... l'apocalypse est à nos portes et tout ça...
— Pfft... bien fait ! Maintenant, on a une chance de sauver nos amis.
Bien entendu, lorsqu'il disait « nos portes », Wyatt sous-entendait qu'il parlait d'Aeglys et non de la dimension ténébreuse. Sylgea, alias l'enfer, n'était plus qu'une coquille morte qui s'éteindrait bientôt à jamais. Il était plus que temps pour les survivants de quitter cet endroit et de passer à autre chose.
Wyatt, qui voulait célébrer cette future victoire, s'approcha de la magicienne et tenta de l'embrasser. Elle le repoussa.
— Eh... ? fit Wyatt. Mais je croyais que nous étions sur la même longueur d'onde... Qu'est-ce que j'ai fait ?
— Écoute, ce n'est pas le moment, répliqua-t-elle.
— Ce n'est jamais le moment avec toi. Ça fait des jours que j'essaie de passer du temps avec toi, mais tu n'arrêtes pas de me repousser. Que faut-il que je fasse pour que tu acceptes mon amour ?!
Luna resta figée sur place. Elle ne savait pas ce qu'elle devait lui répondre. Elle n'était pas intéressée du tout à jouer les nanas amoureuses avec lui. Au début, elle pensait qu'elle aimerait tenter quelque chose en sa compagnie, mais en cet instant, elle n'avait pas la tête à draguer avec lui. Le jour de son retour, Wyatt avait même exprimé haut et fort qu'il souhaitait former une famille avec elle. Grossière erreur à ne jamais faire quand on n'est pas déjà en couple avec une personne.
— Tu perds ton temps, crois-moi, expliqua-t-elle. Je ne suis pas la bonne fille pour toi. Je suis désolée, Wyatt, mais c'est comme ça. Je t'aime, mais uniquement comme un frère. Tu ne me feras pas changer d'avis.
Insulté, le mage couina comme si elle lui avait arraché le cœur et il prit la fuite. Les passants, près du campement, avaient observé la scène en silence.
— C'était méchant de ta part... mentionna Kelvin.
— Je n'ai pas eu le choix... soupira Luna. Il ne comprenait pas ma vision des choses... À ce rythme, il aurait fait la grande demande devant tous nos amis et j'aurais eu la honte de ma vie...
— Mais il t'aime...
— Fouille un peu dans tes souvenirs, Kelvin. Tu verras que ce n'est pas si simple.
L'oiseau au plumage rouge feu l'observa d'un drôle d'air. Il avait oublié tellement de choses de son ancienne incarnation qu'il ne comprenait pas comment fonctionnait le cœur humain, ni l'amour. Il percevait tout, noir sur blanc. Luna devrait être patiente avec lui, si elle souhaitait que leur partenariat continue ainsi. Elle n'aimait pas particulièrement les enfants, mais lui, elle pouvait le gérer. Il était calme et ne lui causait pas d'ennuis.
Pendant ce temps, Estelle, Kylie et Scottie revenaient d'une partie de pêche. Ils avaient trouvé un ruisseau rempli d'écrevisses, dont l'adolescente commençait à développer une certaine tolérance. Elle, qui méprisait la viande de fruits de mers, arrivait quand même à manger des écrevisses sans trop ressentir son habituel réflexe nauséeux. Donc, elle en profitait. Gabriel comptait leur préparer un risotto avec leurs trouvailles, mais ce plat ne serait pas prêt avant huit heures du soir.
Wyatt passa en coup de vent devant le trio, en larmes. Voyant que son ami n'allait pas bien, Scottie se tourna vers sa jumelle et leur collègue, il hésitait.
— Vas-y, on te retrouvera plus tard, dit Kylie.
Estelle et son amie se dirigèrent alors vers le centre du petit village improvisé, où ils croisèrent Luna et Kelvin. Le phénix était repu et il décida de rejoindre la crécerelle qui était perchée en haut d'un arbre.
— Il se passe quoi avec Wyatt ? demanda Estelle, curieuse.
— Je ne partage pas les mêmes sentiments que lui, c'est tout, répliqua Luna.
— Pourtant, ce n'est pas l'impression qu'on avait eu, lors des retrouvailles, fit Kylie.
— Ça ne te regarde pas, répondit la magicienne, qui baissa la tête.
Elle fit volte-face et s'éloigna, les mains dans les poches.
— Mais quelle mouche l'a piquée ? dit Kylie, qui n'approuvait cette réaction.
— Luna n'est pas tout le temps comme ça... déglutit Estelle. Elle n'aime juste pas qu'on se mêle de ses trucs personnels...
— Une chance pour moi que je ne m'intéresse pas aux filles qui se comportent comme des gamines, parce que son physique est pas mal.
Estelle haussa un sourcil.
— Tu ne penses qu'au sexe, ma parole... soupira celle-ci.
— Nooon... Je pense aussi aux préliminaires, aux soirées romantiques menant sous la couette, aux apéritifs...
— Comme je disais.
— Pfft ! Une fois que tu auras fait l'amour avec un mec, tu comprendras. Le sexe, c'est bien. Ce n'est pas un crime de faire des trucs avec quelqu'un de consentant.
Estelle préféra ne rien dire à ce sujet. Kylie se mit aussitôt à lui raconter les bienfaits d'une bonne partie de jambes en l'air, alors que la pauvre adolescente voulait simplement trouver Gabriel et l'aider à préparer leur repas. D'ailleurs, les écrevisses se débattaient pour sortir des seaux en plastique.
— Dis, que comptes-tu faire une fois qu'on retournera à Baldt ? formula Estelle. Tu sais... quand nous aurons mis un terme à cette guerre ?
— Eh... premièrement m'assurer que mon père soit vivant, dit Kylie. Ensuite, j'aimerais retrouver les membres de mon groupe de musique. Y compris cette pétasse de Vicky et notre ex-guitariste. Je n'aime pas leurs gueules, mais notre groupe ne sera jamais le même sans eux.
— Tu n'as pas à t'infliger tout ça, hein ?
— De toute façon, quand nous sommes partis de Baldt, nous étions en pause professionnelle. On ne risque pas de jouer avant un bail...
— Mouais... avec les démons et tout ça, nous avons du pain sur la planche.
— En plein ça ! Et ne comptons pas sur les dieux pour nous aider, hein ? S'ils savaient que les esprits étaient coincés ici, ils seraient déjà intervenus. D'après moi, ils s'en foutent de notre monde. On va devoir sauver notre nation, nous-mêmes. Te sens-tu prête à faire tes preuves ?
Estelle haussa les épaules.
— À vrai dire, lorsque j'ai commencé ce voyage avec mon père et vous, je n'avais pas l'intention de prouver quoi que ce soit à n'importe qui... Mais c'est vrai que je cherche toujours un sens à ma vie... C'est trop compliqué tout ça.
— Bah, il ne faut pas que tu te casses la tête, ma vieille. Laisse-toi emporter par le rythme de la musique ! Tu te débrouilles déjà assez bien avec nous.
— Ça, c'est parce que vous faites tout le travail à ma place, Kylie... Sans vous, je ne suis rien. Votre magie m'aide à survivre, mais...
— Oh, arrête de dire des conneries ! Ton imagination nous permet justement de prendre les formes que tu souhaites. Sans toi, nous ne serions que de simples humains. Nous ne faisons que suivre tes ordres.
— J'ai tellement l'air d'un imposteur à côté de mes parents...
Kylie soupira.
— Malheureusement, il n'y rien que je puisse te dire là-dessus, car je crois qu'on passe tous par là, à un moment de notre vie. Même moi, je pensais comme ça quand on a formé notre groupe de musique. Je n'arrivais pas de m'associer à mon talent... et tout le reste... Bref, après un certain temps, ça s'efface.
Estelle sourit à ces paroles. Ça la rassurait de savoir qu'elle n'était pas la seule à ressentir ce sentiment envahissant.
— En tout cas, il y a une chose que je ne regrette pas de cette aventure, relata Estelle, tandis qu'ils se dirigeaient vers leurs amis.
— Ah bon ? Quoi donc ? demanda Kylie.
— Elle m'a permis de rencontrer une jeune femme assez cool.
Estelle se tourna vers sa collègue et vit que cette dernière était toute rouge. L'éclairage des ampoules électriques du campement lui dévoilaient les traits de la musicienne qui mit ses mains dans ses poches avant de détourner son regard. Kylie qui n'avait pas sa langue dans sa poche avait un point faible : elle avait toujours de la difficulté à accepter les compliments.
— Mais non... je ne suis pas si spéciale que ça... marmonna la musicienne. Si tu me voyais avec ma tenue de scène, là, j'aurais de quoi me vanter.
— C'est quand même dommage que tu te sois débarrassé des anneaux de ta narine et de ta lèvre. Je trouvais qu'ils te donnaient un côté plus rebelle.
Kylie retourna son attention vers Estelle pour lui dire :
— Je n'ai pas pris de risques puisque je voulais faire bonne impression avec tes vieux... C'est Scottie qui me l'a proposé. Papa et Ruby y étaient habitués.
— Tu pourras toujours en mettre de nouveaux lorsqu'on rentrera chez nous, pas vrai ? Si tu as besoin d'argent, je t'en passerais.
— Oh non, ça n'en vaut pas la peine. Et puis mes oreilles percées sont toujours sympas, non ? Je pense changer la couleur de mes...
Elle allait terminer sa phrase, mais elle fut distraite par Shayne qui sortait de la tente, en compagnie de Flint. Elle se frotta le menton, et se demanda où son frère était passé. Elle s'inquiétait aussi pour Wyatt, mais se dit qu'il était entre de bonnes mains. Scottie était très doué pour réconforter les gens.
De son côté, Estelle repensait à ce que lui avait dit son amie, un moment plus tôt. La créativité était un élément qui semblait impressionner Kylie. Se pourrait-il que ce soit justement ça, qu'elle devrait apprendre à maîtriser ? Explorer où pourrait se rendre son imagination ? Il y avait un bon moment qu'elle ne s'était pas mise à l'écriture. Elle n'en avait plus tellement le temps, depuis qu'ils avaient commencé cette longue mission à travers Lanartis. Elle avait tellement de choses à raconter à son journal intime, en ce qui concernait ce voyage et ses nouvelles relations... Elle ressentait des palpitations dans son cœur, rien que de repenser à tout ce qu'elle avait vécu dernièrement.
Un moment plus tard, après avoir continué à parler de tout et de rien, Kylie et Estelle emmenèrent les seaux d'écrevisses au campement. Gabriel n'attendait plus qu'elles pour commencer leur repas et les deux amies commençaient à avoir très faim.
¤*¤*¤
Wyatt soupira. Il était assis sur un gros rocher, près de la mer séchée. Il jetait des morceaux de glaces dans l'océan qu'il s'était imaginé dans la tête. Chaque cube rebondissait dans le sable avant de disparaître complètement. Il s'était éloigné du campement et se retrouvait dans les ténèbres. Il ne s'était jamais senti aussi seul de toute sa vie.
— Ah, te voilà enfin ! s'exclama Scottie qui s'approcha de son ami en boitant un peu avec sa cheville qui lui faisait mal. Ça fait un quart d'heure que je te cherche... Est-ce que... ça va ?
Scottie avait apporté avec lui une lampe à huile et éclairait le terrain, légèrement. Cassandra lui avait appliqué un bon sortilège de soin à sa cheville. Il pouvait bouger un peu plus aisément qu'un peu plus tôt dans la journée, mais elle lui avait demandé de ne pas courir, ni d'exercer trop de pression sur sa cheville pendant les prochaines heures. Seulement, Scottie n'avait pas été capable de laisser Wyatt seul, car il s'inquiétait pour lui.
Il vit le mage hausser des épaules à sa question. Il n'était pas dans son état normal.
— Je suis venu aussitôt qu'elle nous a dit... ajouta Scottie. Je suis désolé...
— Pourquoi ? soupira Wyatt. Tu n'as rien fait de mal.
— Quand même... j'aurais pu être là plus vite.
Scottie s'installa à côté de son ami et lui passa une canette de bière qu'il sortit de son sac à dos. Wyatt gémit de dédain, puis tira sur la capsule pour ouvrir cette dernière. Il but une gorgée en silence.
— Elle ne sait pas la chance qu'elle manque, en tout cas, dit Scottie. Ça faisait des jours que tu nous disais tout ce que tu avais sur le cœur et comment tu comptais la surprendre avec mon jeu de cartes...
Scottie n'avait pas tellement eu le temps de pratiquer ses petits tours d'illusion, à cause de leur voyage. Toutefois, après qu'ils eurent revu tous les membres du groupe, la semaine dernière, il s'était proposé afin d'apprendre quelques-unes de ses techniques à Wyatt. Il avait voulu l'aider à gagner le cœur de Luna. Il se rendit compte que ses derniers mots avaient eu l'effet d'une bombe, car Wyatt se pencha et se remit à pleurer.
— Oh merde... je te demande pardon ! supplia Scottie.
Il venait de déposer la lampe à huile derrière eux. À sa plus grande surprise, Wyatt l'enlaça et pleura contre lui. Scottie était le plus grand des deux, ce qui semblait rassurer le mage un peu, comme s'il avait besoin de la présence d'un adulte responsable. Instinctivement, le jumeau lui caressa le dos et derrière la tête.
— Tu verras, mec... Ça ira mieux avec le temps, je te le promets, dit-il afin de réconforter son collègue de travail.
— Tu dis ça parce que tu as un béguin pour moi... rechigna son interlocuteur.
— Mais non... enfin... si... mais je sais toutefois que tu passeras par-dessus cette étape de la vie. En tant que pote, je ne te laisserai pas tomber.
Le mage trembla un peu et serra Scottie encore plus fort.
— Allons, allons ! Je ne vais pas disparaître, dit l'éclaireur.
— T'es trop bon pour moi, pleura Wyatt. Je ne mérite pas ton amitié.
L'éclaireur roula des yeux et le laissa pleurer un peu avant de se tourner afin de sortir des mouchoirs de son sac. Il les passa à Wyatt qui souffla si fort dans ces derniers qu'il fit un bruit de trompette.
— Ça va mieux ? demanda Scottie, inquiet.
Wyatt hocha la tête, puis se tourna à nouveau en direction de la mer de sable. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait mentionné à l'éclaireur qu'il savait que ce dernier en pinçait pour lui. Tout était si flou dans sa tête. Cela faisait plusieurs jours qu'ils se côtoyaient et il avait remarqué comment celui-ci l'avait souvent observé discrètement. Le jumeau lui était loyal comme un chien de poche. En premiers lieux, il aurait trouvé ça louche. Cependant, il appréciait beaucoup la compagnie de son ami.
— Je vais mieux... dit Wyatt. Merci d'être venu.
— Pas de quoi ! Les amis, c'est fait pour ça.
Wyatt ricana avant de donner un petit coup d'épaule à son collègue. Scottie l'imita et ils échangèrent quelques coups avant de rire, comme des enfants.
— Je t'adore, mec, dit l'expert des eaux. Merci pour tout.
— C'est tout à fait naturel.
Ensemble, ils burent quelques canettes de bière et discutèrent de tout et de rien. Ils s'allongèrent même sur le gazon, tout près de la grosse pierre. Ils regardaient la lune rouge, se racontaient des blagues ou bien parlaient de leur journée. Finalement, Wyatt se tourna vers son confident. Il avait quelque chose à lui dire.
— J'aimerais t'annoncer un truc, si tu le veux bien... commenta-t-il.
— Qu'y a-t-il ? demanda Scottie.
— Disons que... ce voyage à vos côtés m'a confirmé quelques trucs sur mes propres attirances... J'ai toujours su que je n'étais pas seulement hétéro, voilà.
— Ah... ah bon ? Tu ne plaisantes pas... non ?
— Non. Je ne plaisante pas. J'ai déjà lu cette définition à de nombreuses reprises, dans les dictionnaires du palais de Baldt. Je ne pensais pas que ça me suivrait jusqu'ici, pour être honnête.
— Ah... donc tu es bi ?
Wyatt secoua la tête.
— Non, déclara-t-il. Je suis pan.
— Pansexuel ? Aaah... Tu peux tomber amoureux de tout le monde, même les non-binaires... C'est ça ? Vous êtes rares, comme personnes...
— Ouais... je sais... Mais n'en parle aux autres, s'il te plaît. Je ne suis pas encore prêt à faire ma sortie du placard en public.
— Je comprends... Ça ne doit pas être évident.
— Je te le dis parce qu'après Luna, tu es mon meilleur ami, tout simplement...
— Et les meilleurs potes se disent tout, je sais...
— Enfin... pas tout. Il y a certains trucs qu'on garde pour soi.
Scottie s'assit et regarda son interlocuteur.
— Comme quoi ? demanda-t-il en le taquinant. Est-ce que tu aimes te travestir ?
— Idiot ! gloussa Wyatt. Non, ça, c'est plutôt Flint. Tu l'as déjà vu se promener en talons hauts ? Quel phénomène...
— Ouais... notre capitaine n'a aucune gêne.
L'éclaireur reprit sa position allongée, près de son ami. Un long moment de silence s'installa auprès du duo. Ils en étaient à leur troisième cannette de bière, chacun. Tous deux étaient déjà ivres depuis un moment.
— Tu sais quoi, Sanders ? interrogea le mage.
— Non... quoi ?
— Dans le fond, je l'ai toujours su que ma Luna ne pouvait pas me donner ce que je voulais... Hic ! J'étais juste trop entêté pour l'accepter...
— L'amour rend aveugle, malheureusement... C'est connu. Et pour être honnête avec toi, elle m'a toujours donné cette impression d'être aromantique ou asexuelle.
— C'est quoi ça, déjà ?
Wyatt était curieux d'en apprendre un peu plus sur ces termes.
— Bah... les aromantiques, ce sont des gens qui ne peuvent pas ressentir d'amour ou le besoin d'aimer... expliqua Scottie. Puis les asexuels, bah... ils ne veulent pas baiser, c'est tout. Je conçois que mes définitions sont pourries, mais c'est à peu près ça...
— Je n'avais jamais entendu parler de ces termes avant, dit Wyatt.
— Et pourtant, tu sais ce que veut dire pan. Où es-tu allé chercher cette expression ? Dans un livre de cuisine ?
Le maître des eaux allait lui dire littéralement comment il était tombé sur ce mot ; lorsqu'il réalisa que Scottie venait de faire un jeu de mot pourri avec l'expression d'une autre langue qu'ils parlaient peu à la république.
— Ha... ha... très drôle, répliqua le mage, avant de froncer des sourcils.
Le jumeau lui tira la langue. Comme réflexe, son ami lui donna un petit coup de poing dans l'une de ses côtes et se mit à glousser comme une pie. Scottie n'eut même pas mal. Il se leva en boitant un peu et aida son camarade à se lever.
— Rentrons maintenant. Gabriel nous fait du risotto aux écrevisses. Je commence à avoir faim. Ah... j'en ai déjà l'eau à la bouche !
— J'ai une meilleure idée, si tu le veux bien... fit Wyatt.
— Quoi don-
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase que déjà, son ami le tira vers lui et lui roula la pelle de sa vie. Déconcerté, Scottie recula d'un pas et cligna des yeux. Son cœur battait à la chamade. Wyatt n'était pas dans son état normal. L'alcool le rendait un peu trop sauvage à son goût.
— OK... dit l'éclaireur. C'est le temps pour toi d'aller faire dodo.
— Nan... Hic ! Ne me laisse pas tout seul...
— Rappelle-moi demain de t'en coller une, lorsque tu auras retrouvé tes esprits.
— Mais euh... tu... me trouves à ton goût.
— Ouais, mais juste quand tu n'es pas saoul !
Wyatt bouda et tituba avant de tomber aux pieds de Scottie. Il venait de perdre connaissance et se mit à ronfler. Il avait perdu son pantalon, ce qui révéla ses slips.
L'éclaireur déglutit et soupira. Il devrait donc le traîner jusqu'au camp, sur son épaule. Heureusement pour lui, il avait de bons os. Ce fut avec plein de papillons dans le ventre qu'il transporta son meilleur ami, loin de la plage. Même si son pied lui faisait mal, il trouvait cette situation plutôt amusante.
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