87. Shayne et Lucas

Shayne lisait le journal intime qu'Estelle lui avait mentionné. Il était assis dans la cuisine du manoir où l'adolescente et son groupe avaient passé quelque temps. Misaki et Cassandra fouillaient le bâtiment en compagnie de Lucas. Ils devaient commencer leurs recherches quelque part et pour cette raison, ce village était le plus sécuritaire. Ils n'avaient pas encore croisé les araignées géantes, mais avaient réussi à dénicher quelques traces de pas du puma noir, près de l'entrée de l'immeuble. Le vampire les avait tout de suite reconnus. Il ne comptait pas s'éloigner des lieux, avant que les autres soient prêts à repartir.

Après avoir lu le manuscrit rapidement, Shayne avait remarqué un étrange détail. La fille du maire disait que leur communauté était plutôt rustique, simple. Il n'y avait aucune mention de technologie dans ce qu'il avait lu. L'auteure se vantait que cette communauté avait été fondée par son père, cependant tout portait à croire que ce n'était pas le cas.

Cette demoiselle a sûrement passé une vie recluse dans ce manoir, au point d'en ignorer l'état du monde dans lequel elle se trouvait, réfléchit le vampire. Elle n'a vu les véhicules métalliques sur les routes ou bien les ruines qui entourent cette communauté. Même Drokaï semble... étrange... Ses anciens propriétaires ont essayé de fortifier les lieux, mais tout fut détruit avec le temps. Qui plus est, j'ai remarqué que certains bouts de terres sont inégaux. Ils ont essayé d'enterrer plein de choses, je crois. Si ça se trouve, ce manoir est en fait très récent...

Shayne avait assez voyagé pour reconnaître quand certaines personnes commençaient de nouvelles modes ou bien quand des objets faisaient taches dans le décor. Selon lui, ce manoir ne collait pas du tout avec le reste du village fantôme. Il était luxueux et plus propre. Estelle et ses amis l'avaient nettoyé un peu, mais il restait l'endroit le plus beau de tout le quartier. Même Cassandra trouvait l'atmosphère particulièrement étrange, mais elle n'aurait su expliquer si tout cela était surnaturel.

En tout cas, la demoiselle de ce journal confirme que tous les problèmes partent d'Archenwald, pensa-t-il. Je vais devoir en parler avec Flint et les autres, lorsqu'on sera réuni. Il a tant de choses que je ne comprends pas dans ce monde... et pourtant...

Il se leva du banc auquel il était installé, dans la cuisine. Ensuite, il se dirigea au salon, où il croisa Lucas.

— Avez-vous trouvé quelque chose d'intéressant ? demanda Shayne.

— Non, rien... dit Lucas. J'ai même cherché pour une chauve-souris, comme on nous l'avait indiqué avant notre départ, mais il n'y en avait pas. Cet immeuble est complètement vide.

— Dans ce cas, il serait mieux de partir. Ramassez ce que vous pouvez dans le garde-manger et on suivra les traces de Nox.

Lucas remarqua que Shayne n'était pas dans son état habituel. Il semblait soucieux, voir, agité. Ce dernier se frotta le menton. Il réfléchissait de tout ce qu'il avait appris durant sa lecture. Il comptait la reprendre une autre fois, raison pour laquelle il venait de ranger le manuscrit dans son sac de voyage.

— Quelque chose ne va pas, Shayne ? questionna Lucas. On dirait que vous avez vu un fantôme.

— Cet endroit ne m'inspire pas confiance. J'ai lu le journal d'une ancienne occupante de ces lieux, tel que conseillé par Estelle... Je trouve que quelque chose ne colle pas au récit. Il n'y aucune mention des technologies plus récente, nulle part, alors que les environs sont remplis de déchets et de machines détruites. C'est comme si ce manoir ne devait même pas exister dans cette période du temps, ni même ce monde.

Lucas grimaça d'incompréhension. Il ne savait pas comment réagir à une telle affirmation. Il n'était pas spécialisé dans les phénomènes paranormaux, contrairement à la Septième Brigade. Lui, son domaine, c'était la diplomatie et la maîtrise de l'arme blanche.

— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.

— Je crois, ou du moins, je le pense, que ce manoir devait en fait appartenir à notre monde, mais qu'il a été aspiré dans cette dimension avec quelques-uns de ses citoyens. Ce qui expliquerait le sentiment de dépaysement que je ressens, lorsque je le compare avec les autres ruines.

— Sans vouloir vous manquer de respect, Shayne, je crois qu'on le saurait, si un manoir avait disparu de l'une de nos villes portuaires.

— J'ai conscience que vous êtes un noble soldat de l'armée de Lanartis, cependant, j'ai déjà connu des phénomènes similaires par le passé. Et souvenez-vous, tout ce qui se fait engloutir ici, finit par se faire oublier par le collectif des mortels. Il est fort possible que les gens aient déjà oublié notre existence, dans l'autre dimension. Nous avions oublié les esprits élémentaires et maintenant, c'est à notre tour.

Lucas secoua la tête.

— Vous sautez trop vite aux conclusions, dit-il. Rien ne nous dit que le Roi Davis et Dame Floraine m'ont déjà oublié. Boris et Priya, mes meilleurs amis, ne m'abandonneraient jamais... et je ne pense pas que mon père oublierait ses propres enfants. Nous avons quand même passé plusieurs années à ses côtés.

Shayne sourcilla. Il reconnaissait bien là le fameux entêtement des Markios. Lucas était têtu, tout comme son père et ses frères. Sarah Markios, normalement douce et gentille, pouvait aussi se montrer très persuasive lorsqu'elle partait faire des emplettes. Ce trait était commun chez l'un, comme l'autre.

— Je suis navré de vous avoir contrarié, déclara Shayne. Cependant, vous le savez désormais que j'ai vécu plus de trois cents longues années. Je m'y connais donc en matière de magie obscure... et malheureusement pour nous, l'enfer est un nid de sorcellerie perfide qui nous suit tous les jours.

Lucas souffla des narines et se gratta l'arrière de la tête pendant qu'il réfléchissait.

— Je vous présente mes excuses, moi aussi, prononça-t-il, au bout d'un moment. Seulement, je n'ose pas imaginer que mes amis m'aient déjà oublié. Ils étaient ma seconde famille, loin de ma véritable patrie. Croyez-moi lorsque je vous dis qu'ils me manquent.

— Je vous crois, répliqua Shayne. Cependant, cela n'estompe pas mon sentiment de curiosité... D'autant plus que ce manoir m'inquiète. Hélas, cette affaire ne sera probablement pas résolue tant que nous serons des prisonniers de l'enfer.

Lucas gloussa, ce qui perturba le général.

— J'ignorais que vous pouviez être aussi formel, Monsieur Wolfe. Contrairement à vos subordonnés, vous savez vous comporter comme un vrai gentleman.

— Tout cela est en raison de mes nombreuses années de pratique, cher ami, répondit Shayne. Mon vocabulaire s'adapte rapidement selon la personne avec qui je discute, voyez-vous ? Mais je préférerais éviter de parler de ce trait de ma personnalité avec mes collègues, car nous sommes très familiers à Baldt.

— Oh, en effet. C'est ce que j'apprécie de notre belle nation. En tant qu'ambassadeur pour Sa Majesté le Roi Davis, je me dois de parler de cette façon avec les étrangers, afin de montrer tout mon respect à de potentiels employés. C'est épuisant à la longue de tout le temps vouvoyer les gens, mais on s'y fait.

— Dans ce cas, que diriez-vous de me parler comme si j'étais un ami ?

Lucas rougit timidement.

— Vous... tu veux être tutoyé ? demanda-t-il.

— Seulement si ça te convient, répliqua le général. Tu vois ? L'atmosphère change déjà, je te vois rougir.

— Oh, arrêtez... arrête, couina l'ambassadeur. Tu es un général, je devrais normalement te respecter puisque tu es très important... Si je devais te parler ainsi en face de mon roi et de ma reine, je serais probablement dans le pétrin. Ils tiennent beaucoup aux apparences et aux règles de courtoisies.

— Tu n'as pas à t'en faire pour ça avec nous. Les autres te traitent déjà comme un collègue de la Septième Brigade, tu peux en faire autant avec moi.

— Merci, Wolfe.

Lucas avança sa main droite vers lui afin de serrer la sienne.

— J'espère bien t'aider, tes amis et toi, à trouver une sortie vers notre monde, ajouta-t-il. J'ai quand même un important rapport de mission à délivrer à mes supérieurs. Ils doivent sûrement me croire mort.

Shayne accepta la poignée de main de l'homme. Il avait beaucoup de répartie, contrairement à Flint, ce qui était tout à fait normal puisqu'il était aussi un fin diplomate. S'il s'adressait ainsi à lui, était-ce parce qu'il souhaitait faire équipe ? Shayne devait reconnaître que l'ambassadeur lui plaisait déjà, malgré les premières apparences trompeuses. En premier lieu, il pensait qu'il n'en avait que pour Cassandra. Il s'était vite rendu compte qu'il utilisait ses charmes avec tout le monde, tel un caméléon. Il lui rappelait étrangement Nash Markios.

— Pardonne-moi si je te pose cette question... mais comment était ta relation avec ton oncle Nash ? demanda le général, qui posa ses mains dans ses poches. Plus je passe du temps à tes côtés, plus j'ai l'impression que sa personnalité a beaucoup influencé la tienne... Je me trompe ?

Lucas rougit davantage et recouvrit son visage, gêné.

— Oh, c'est la première fois que je reçois un tel compliment... dit-il. Il a toujours été un modèle pour moi, vois-tu ? Quand j'étais un tout petit et qu'on me prenait encore pour une fille, c'était mon idole... Il était tellement chouette et amusant... Tout le monde l'aimait, il était si responsable en plus. Je rêvais de devenir comme lui, en grandissant. Mais lorsque j'ai appris pour sa mort... J'ai...

Il soupira lentement. Shayne vit une larme couler le long de sa joue pâle. Il faisait sombre dans le salon, même si c'était éclairé avec une lampe à huile. Lucas ne voyait pas tant de choses avec ses yeux, mais la nyctalopie du vampire était toujours active, peu importe l'endroit.

— À moi aussi, il me manque, répliqua ce dernier.

— Voilà une raison de plus pour qu'on revienne à Aeglys, dit Lucas qui essuya sa larme. Nous devons arrêter Troyd et l'empêcher de nuire davantage à notre monde. Nos nations seront en danger, tant que ses compagnons et lui seront en liberté. Nous ne pouvons pas abandonner.

Tous deux décidèrent ensuite de sortir du manoir, mais pas avant d'avertir Cassandra et Misaki. Toutes deux avaient trouvé des vêtements à leurs tailles et avaient envie de les essayer. Le général se dit qu'il valait mieux ne pas les déranger. Lucas gloussa, puis l'accompagna près de la fontaine dans laquelle l'eau ne coulait plus depuis belles lurettes.

Shayne renifla un bon coup et flaira ce qui semblait être une odeur familière.

— Nox est passé par ici récemment, se dit-il. Je reconnaîtrai cette odeur de fourrure mouillée parmi une botte de foin. Toutefois, il n'est plus ici. Je vais devoir suivre ses empreintes.

Il pointa vers à l'est, soit à la droite du manoir.

— Par là, dit-il. Nox s'est dirigé dans cette direction.

— Comment peux-tu en être sûr ? interrogea Lucas.

— Mes sens de vampire ne mentent jamais.

— C'est tellement cliché comme phrase...

Pris au dépourvu, Shayne se tourna vers son compagnon de route et lui fit une moue. Personne ne lui avait jamais dit cela, auparavant.

— Mais... je suis un vampire, marmonna-t-il. Et euh...

— Allons, je n'exprimais pas ça pour te faire de la peine, expliqua Lucas. Toutefois, si tu savais le nombre de fois que j'ai entendu des collègues de travail dirent que leurs sens ne mentaient jamais, précédé par leurs titres...

Il leva les mains dans les airs et fit des crochets avec des doigts.

Shayne déglutit. Il avait l'impression de perdre toute sa crédibilité en présence de l'ambassadeur. Il fit volte-face et bouda.

— Vous les Markios, vous allez finir par me donner des cheveux blancs, grogna ce dernier. Non mais... pour qui il se prend celui-là ?

— Mais voyons... répliqua son interlocuteur, inquiet.

Ils traversèrent la clôture du manoir et partirent vers l'est. Lucas jugea qu'il serait mieux de ne pas trop contrarier le maître d'armes et se tut. Ce n'était pas dans ses intentions de causer du tort à ce dernier. Il tenterait de s'excuser, plus tard.

¤*¤*¤

Au bout d'une demi-heure de marche, l'épéiste ténébreux s'arrêta près d'une élévation de terre. Après avoir regardé tout autour de lui, Shayne plissa des yeux et écarta ses oreilles. Il n'y avait pas le moindre son, ni de créature à l'horizon.

— La piste s'arrête ici, formula le général.

— Il s'est passé quoi, d'après toi ? demanda son partenaire de route.

— Un monstre ailé a attrapé Nox et l'a emmené loin d'ici. Cependant, Nox est une créature des ténèbres. Je pense qu'il a très bien pu se servir de sa magie pour se déplacer discrètement. Il n'a qu'à se dissimuler dans une ombre pour bouger sans laisser de traces.

— Suivait-il une autre créature ?

— Peut-être. Je l'ignore.

Lucas se plaça une main sur la hanche.

— En tout cas, nous n'avons pas croisé de bestioles, à part les trois gobelins que tu as tués en chemin. Cette partie de la région doit être déserte.

— N'oublie pas que sous nos pieds se trouve un réseau terrestre dans lequel la plupart des créatures se promènent. S'il y a des araignées gigantesques, je n'ose pas imaginer le nombre de créatures mutantes qui y vivent.

Lucas avala sa salive. Il n'aimait pas particulièrement les insectes, ni les choses qui rampent. Il était comme sa nièce Estelle, pour cette raison. Elle lui avait fait part de sa peur des araignées et comment ils avaient lutté contre les énormes bêtes qui vivaient sous le manoir. Quand on l'avait assigné à l'équipe de Shayne, l'ambassadeur avait voulu mourir sur le champ. Il avait regardé la lune rouge et supplié celle-ci pour qu'elle le foudroie d'un rayon d'énergie magique. Il avait accepté malgré tout la répartition des équipes, pour ensuite suivre son groupe sans faire d'histoire.

— Ne me dis pas que ces choses t'effraient... remarqua Shayne, intrigué. Tu trembles...

— Ah flûte... C'est si évident que ça ? demanda Lucas.

— Tu n'es pas obligé de les combattre, si jamais nous en croisons. Je les tuerai.

— Merci bien...

Tout à coup, un bruit attira l'attention de Shayne. Il leva les yeux vers le ciel et remarqua une grande créature qui descendait dans leur direction. Elle avait deux longues ailes étranges avec de petites courbes. Sous ses allures monstrueuses, il y avait une chauve-souris. La bête fonça tout droit vers Lucas.

— Attention ! hurla Shayne avant de foncer dans lui.

Le monstre planta ses griffes dans le dos du maître d'armes et poussa un cri strident qui lui donna envie de se recouvrir les oreilles. Lucas fit de même, mais pas avant de jeter un sort paralysant à la créature qui attaquait son ami. La chauve-souris se débattit un moment, avant de tomber aux pieds des deux hommes. Ils comprirent aussitôt qu'il s'agissait d'Éclipse.

— Éclipse ! dit le vampire. Calme-toi ! Nous sommes des amis de tes frères et sœurs !

Le monstre poussa un deuxième cri. Les paroles de Shayne ne l'affectaient pas. Ils devraient tenter une différente approche.

— Nous devons la restreindre encore plus, proposa Lucas. Laisse-moi essayer quelque chose... Mon père utilise souvent cette technique...

L'adepte de la lumière humecta ses lèvres et réfléchit aux mouvements qu'il devait faire, puis se mit à danser autour de leur cible. Quelques secondes passèrent alors que des chaînes illuminées jaillissaient du sol. Ils entravaient la chauve-souris par les ailes et la forçaient à rester immobile, à quelques centimètres du sol. Le vampire s'était déjà dégagé et gémissait de douleur.

— C'est la technique signature d'Artael ! constata Shayne. Bien joué !

— Je fais quoi maintenant ? demanda-t-il. Je l'assomme ?

— Non, tu t'entraînes à la magie de la lumière depuis toujours. Je crois que tu n'as qu'à purifier son âme avec un sortilège bien placé.

— Je doute que ce soit aussi efficace que mon petit frère, mais bon, je vais essayer.

Lucas entama une grande respiration et mit en pratique tout ce qu'il avait appris depuis son enfance afin d'attaquer directement la malédiction qui s'en prenait à l'animal divin. Si Flint pouvait le faire, lui aussi le pouvait. Après tout, ils étaient les fils du Président Markios, un excellent mage de la lumière. Après avoir expiré, il lança le sort.

Deux mains magiques sortirent du corps de Lucas et s'approchèrent de la chauve-souris à une vitesse folle. Ensuite, elles tirèrent sur des liens invisibles qui entouraient la créature. L'homme concentra toute sa force mentale dans cette attaque et parvint à séparer partiellement la malédiction qui était en train de dévorer Éclipse de l'intérieur.

— Ne lâche pas ! encouragea Shayne. Tu y es presque !

— ARRGH ! cria Lucas. Bon sang, c'est difficile !

— Tu vas y arriver ! continua le général.

L'ambassadeur fut alors pris d'une transe étrange et son corps devint luminescent. Deux ailes blanches apparurent dans son dos et tous ses sens décuplèrent, ainsi que le flux de mana qui coulait en ses veines. Le sortilège des entraves magiques avait disparu, mais la créature était si affaiblie qu'elle ne pouvait plus bouger. Devant Shayne se tenait un ange, similaire à Flint Markios. Les pouvoirs angéliques de Lucas venaient de se manifester pour la toute première fois.

— Oh par Athéna ! s'exclama ce dernier, surpris. Flint avait raison !

— Ce n'est pas le moment de te déconcentrer ! répliqua le général.

— Désolé !

La puissance mentale de Lucas était si élevée après cela qu'il n'avait plus de difficulté à séparer l'essence maléfique du corps de la chauve-souris. Il réussit à l'enlever complètement et à l'éliminer. L'esprit élémentaire perdit connaissance et ses formes s'adoucirent rapidement. Shayne rattrapa l'animal, alors qu'elle rapetissait sous leurs regards. Lucas s'agenouilla, essoufflé. Ses ailes disparurent et il perdit connaissance.

¤*¤*¤

Quand il ouvrit les yeux, Lucas remarqua qu'il était de retour au manoir, allongé sur le divan du salon. Perché près de lui, Cassandra prenait sa température et épongeait son front avec une serviette d'eau froide. Il était fiévreux.

— Pas de mouvement brusque, dit-elle. Si ton corps est composé de la même manière que Flint, tu vas devoir te reposer un peu afin de reprendre des forces.

Elle était stricte envers lui, mais il savait qu'elle veillait sur lui.

Il se détendit et tourna la tête vers le fauteuil en face de son meuble. Shayne était assis et lisait le recueil qu'il avait trouvé sur la table de la cuisine. Lucas ne vit pas la chauve-souris.

— Eh, où est Éclipse ? interrogea-t-il.

Le vampire pointa au-dessus de sa tête, sans se déconcentrer de sa lecture. Deux yeux globuleux observaient l'ambassadeur, depuis l'obscurité.

— Salut, toi, dit Lucas en souriant. Je ne t'ai pas fait trop mal, j'espère ?

La tête de la chauve-souris fit signe que non.

— Elle est peu bavarde, fit Cassandra. Toutefois, elle a insisté à ce que Shayne t'accompagne en lieux sûrs. Elle n'a pas arrêté de veiller sur toi durant ton sommeil. J'ai l'impression qu'elle te respecte beaucoup.

— O... Oui... couina l'esprit, d'une petite voix.

Lucas avait une nausée étrange. Le plafond commençait à pivoter devant lui. Il dut fermer les yeux un moment.

— Combien de temps ai-je dormi ? demanda-t-il.

— Environ vingt-quatre heures, déclara Cassandra. Misaki est en train de préparer le souper. Je t'ai fait boire quelques potions de mana et un médicament pour lutter contre la fièvre. D'ici à quelques jours, tout devrait être rentré dans l'ordre, pour toi. Il faut que tu sois patient.

— P... Pourquoi ? Je ne comprends pas...

— D'après ce qu'on a vu avec Flint, exorciser le mal des créatures élémentaires n'est pas sans risques pour un ange. Cela affaiblit beaucoup votre système immunitaire et vous tombez rapidement malade. Avec un peu de temps et du mana, on arrive à faire des miracles.

Elle pouffa de rire.

— Oh quelle remarque pourrie ! s'exclama-t-elle.

Shayne se mit à rire lui aussi. Lucas ne saisissait pas tellement ce qu'elle venait de lui dire. Il était un peu dans les vapes, à cause des médicaments qu'on lui avait fait avaler. Son estomac se mit à grogner, car il avait faim.

— Je vais te chercher une collation, dit Cassandra. J'ai cueilli des baies sauvages en haut des collines, elles sont comestibles.

— Merci... dit faiblement le soldat.

Cassandra se leva et s'éloigna en direction de la cuisine.

— Quel jour sommes-nous, maintenant ? interrogea Lucas en tournant son visage vers le vampire.

— Le vendredi 13 avril, formula Shayne. Il nous reste encore quelques jours pour continuer nos recherches. Ça tombe bien parce que notre amie au-dessus de moi a repéré un autre esprit à l'ouest, là où se trouvait la mer.

— Crois-tu qu'il s'agit de Nox ?

Shayne haussa les épaules.

— Je compte m'y rendre avec Misaki, après le souper. Cassie veillera sur toi.

— Je dois y aller... dit Lucas.

L'ambassadeur essaya de se lever, mais il eut un haut le cœur. Il inspira tranquillement. Il se sentait aussi inutile que l'autre jour, quand ils avaient soigné ses blessures. Il s'en voulait, car il était plus faible que les autres.

Merde... je suis en manque de testostérone, songea-t-il. Mais je doute que mon malaise soit entièrement lié à tout ça. J'ignorais qu'exorciser le mal pouvait autant m'assommer...

Non seulement avait-il envie de vomir, ses symptômes de dysphorie du genre avaient dernièrement recommencé à le hanter. Son corps produisait naturellement de l'œstrogène, mais pas de la testostérone, comme la majorité des hommes cisgenres. Sa dernière dose remontait pratiquement à un mois plus tôt.

Ne panique pas, Lucas... pensa-t-il. Tout va bien aller... Ils savent que tu es un homme... Oh mince... Qu'est-ce que je donnerais pour une seringue en ce moment... Et j'ai horreur des piqûres !

Après plusieurs respirations, il se calma.

— Est-ce que ça va, Lucas ? demanda le vampire, inquiet. As-tu besoin de draps ?

— Non... je n'ai pas froid, répondit son ami, se força à baisser le ton de sa voix.

— Tu es avec tes amis, tu sais... mais bon, je n'insisterais pas si tu ne veux pas en parler. Je vois bien qu'il y a quelque chose qui te perturbe. Ton frère est pareil.

L'homme trans se sentit rougir. Il cacha son visage avec un coussin et poussa une lamentation que le général ne comprit pas.

Finalement, le soldat retourna son regard vers Shayne et lui dit :

— Tu n'as pas remarqué que je suis plus faible que d'habitude depuis quelques jours, non ?

L'elfe à la peau basanée haussa les épaules et répondit :

— Tu as besoin de testostérone, pas vrai ?

Lucas hocha la tête.

— Écoute, ce n'est pas entièrement ta faute si tu t'es fait enlever par des démons qui t'ont séquestré pendant plusieurs jours, déclara Shayne qui posa le manuscrit qu'il avait dans ses mains, sur une petite table. Aussi, tu es l'un des hommes les plus sympathiques que je connaisse. Un simple changement dans ton état de santé ne me fera pas changer d'avis.

Lucas ne s'était attendu à des paroles aussi réconfortantes. Selon lui, ce vampire était plutôt le genre d'homme qu'il ne fallait pas contrarier, car il faisait peur avec ses nombreuses cicatrices et son expérience de combats.

Shayne poursuivit :

— Nous acceptons tous qui tu es dans la Septième Brigade, puisque c'est très important pour Baldt de respecter l'ouverture d'esprit. Personnellement, je ne sais pas ce que c'est que d'être dans ta peau, mais tu n'as pas à avoir peur avec nous... Enfin... tu as le droit de te sentir mal à l'aise, mais n'oublies pas que nous sommes là pour toi. Que tu sois trans ou pas, ne change pas ce qu'on pense de toi.

— Je... Je vois.

— Et si tu veux mon avis...

Le guerrier ténébreux regarda à sa gauche, en direction des cuisines. Il retourna son regard vers son ami.

— Misaki semble s'intéresser à toi... dit-il, tout bas. Mais ne lui dis pas que c'est moi qui te l'ai dit. Elle me tuerait.

Le visage de Lucas tourna si rouge que le vampire avait l'impression que le pauvre homme allait disparaître dans une combustion spontanée.

— Elle... me trouve attirant... ? couina le soldat, délirant sur le divan. Oh... pincez-moi si je rêve, parce que c'est... Oh misère... j'ai la tête qui tourne...

Il perdit connaissance à nouveau. Le vampire secoua la tête, honteusement.

— Je crois que tu l'as achevé... couina la chauve-souris, au-dessus de Shayne.

— Pfft... J'ai vraiment le don de m'attirer des ennuis.

— Tu ne me le fais pas dire...

¤*¤*¤

Une vingtaine de minutes plus tard, Lucas s'était réveillé et Cassandra l'aidait à manger dans le salon, puisqu'il était trop faible pour se lever. Ils avaient préparé un potage aux pommes de terre et à la ciboulette.

Shayne s'était assis dans la cuisine avec Misaki, avec qui il comptait fouiller l'océan asséché. Éclipse écoutait leur conversation, perché sur la cape du général.

— Tu ne le quittes pas, on dirait, mentionna Misaki qui observait la chauve-souris. Est-ce que tu as faim ?

— Ça ira... dit-elle. Cassandra m'a donné quelques baies...

Le petit animal était en fait une chauve-souris frugivore, une pteropodidae, selon la nomenclature scientifique. Elle se nourrissait exclusivement de nectars de fleurs et de fruits, qu'ils soient sauvages ou cultivés. Cette espèce était commune dans les bois de Baldt et cohabitait avec la faune locale. Cassandra en avait déjà croisé plusieurs en quand elle s'était promenée près de son village.

— Ta voix est toute mignonne, remarqua Misaki. Contente de faire ta connaissance. J'imagine que tu connais déjà mon nom.

— Oui... Monsieur Wolfe l'a dit un peu plus tôt... lorsque vous parliez de votre ami sur le divan... Je m'appelle Éclipse...

— Giotto nous a parlé de toi, expliqua le vampire. Je crois que tu représentes l'élément de la destruction, n'est-ce pas ?

— Oui... répliqua Éclipse. Si la tâche de mon grand frère... consiste à protéger les races conciliantes... et s'assurer qu'elles continuent à exister... la mienne est d'éliminer ce qui les nuit...

— C'est-à-dire ? demanda le général.

— Les démons... répondit cette dernière.

Shayne déglutit et tourna la tête légèrement vers sa cape.

— Tu as conscience que je suis à moitié-vampire, pas vrai ?

— Oui... mais tu es inoffensif, je le sens... répliqua-t-elle.

Sa manière de discuter avec eux lui rappelait une personne à moitié endormie. Elle somnolait beaucoup, mais écoutait tout ce qui se disait. Par moments, elle roupillait. Ils avaient vite compris que c'était une grosse dormeuse.

Shayne expira de soulagement. Il n'avait pas envie de lutter contre une créature divine. Si cette dernière se spécialisait vraiment dans l'extermination de démons, il ne souhaitait pas la croiser durant ses mauvais jours.

— Dis Éclipse ? demanda alors Misaki. C'est quoi ce tic verbal ? Tu as l'air d'hésiter dans tes paroles quand tu nous parles.

— Je souffre de narcolepsie... j'essaie de ne pas... tomber endormie... Zzz... ! Zzz... !

— Et bah dis donc, remarqua le vampire. Elle ne plaisante pas.

Éclipse se réveilla en sursaut et bâilla. Le vampire et l'albinos la trouvaient marrante, mais n'osaient pas la contrarier au sujet de sa condition.

— En fait, qu'entends-tu par ce que tu disais de Giotto ? demanda Misaki.

— Ah... lui ? couina la chauve-souris. Disons qu'il inspire aux gens à... procréer...

Misaki rougit et imagina quelques situations qui n'étaient pas très saines.

— En gros, il trouve des hommes... et des femmes qui souhaitent fonder des familles et... les envoûte à faire connaissance... expliqua l'animal. Ça n'a rien de perturbant... Il forme des couples... avec quelques charmes...

La chauve-souris bâilla et grommela quelques mots qu'ils ne comprirent pas.

— Mais c'est une pratique vraiment louche ! grogna le vampire.

— Mouais... mais si les gens ne s'aiment plus... ils se séparent avant de concevoir des enfants... Ne vous en faites pas pour lui... Il sait ce qu'il fait...

Cette façon soporifique de prononcer ses phrases commençait à donner le tournis dans la tête de la guerrière. Elle secoua la tête et retourna son attention vers son supérieur. Elle était curieuse d'entendre ce qu'il avait à dire à propos de Lucas.

— Sinon, dit-elle. Il a réagi comment lorsque tu lui as mentionné pour moi... ?

— Oh ça ? Il semble te trouver à son goût... Mais es-tu certaine que c'est ce que tu veux ? Je ne voudrais pas qu'on parte en conflit avec son frère et lui, si ça ne fonctionnait pas entre vous.

— Bah... pourquoi serait-ce un problème ? Je me fous de savoir ce qu'il a en bas de la ceinture... Il m'intéresse, c'est tout. Et tu me connais, le corps humain n'a plus de secret pour mes dix doigts.

Shayne grimaça de dégoût. Elle n'était pas aussi vulgaire que Flint et Gabriel dans la plupart de leurs conversations, mais elle n'avait aucune gêne non plus pour parler de ses conquêtes sexuelles. Il prit la bouteille de cognac qu'il avait trouvé dans la penderie et enleva le couvercle avant d'en prendre une gorgée.

— Et toi... poursuivit Misaki qui se croisa les mains et se pencha vers lui. Comment avancent les choses avec notre belle brunette ?

Le vampire s'étouffa avec son verre et zyeuta sa collègue de travail.

— Bon sang, tu es brutale avec moi... dit-il.

Elle pouffa de rire et ils continuèrent à discuter de leurs aventures amoureuses pendant l'heure qui suivit. Éclipse écouta leurs récits en silence, intriguée par ses nouveaux camarades. Bien qu'elle fût attachée au général, dans tous les sens du terme, la petite frugivore avait déjà décidé qui serait son futur porteur. Toutefois, au bout d'un moment, elle retomba endormie durant cette conversation.

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