79. Amanites et toiles d'araignées

Kylie marchait le long d'un grand salon. Elle venait de grignoter quelques amanites sauvages qu'elle avait trouvées dans le jardin du manoir et avait légèrement mal au cœur. Elle laissa le seau près d'un divan et essaya de se retenir de vomir.

C'était un bel endroit spacieux où ils pourraient se reposer pour quelque temps, mais elle trouvait étrange que personne ne soit venu s'y installer avant eux. Scottie et Nox examinaient l'étage du dessus alors que Wyatt discutait avec la loutre qui le suivait depuis plus de vingt-quatre heures. Kylie avait rapidement remarqué que la petite boule de poils avait un sacré tempérament et qu'elle donnait des ordres à tout le monde, sans s'arrêter. Kylie s'était fatigué de ce jeu et avait commencé à l'ignorer à partir du déjeuner. Les autres aussi, d'ailleurs.

Estelle se trouvait au rez-de-chaussée et leur cuisinait un repas sur le petit poêle à bois. Ils avaient été si fatigués, la veille, qu'ils s'étaient couchés près de l'entrée. À leur réveil, ils avaient décidé de transformer ces lieux en quartiers généraux de façon temporaire. D'après ce qu'ils avaient trouvé au garde-manger, ils avaient de quoi survivre plusieurs semaines. Ils étaient bien protégés grâce aux grilles de fers qui entouraient la cour. Cela n'empêchait pas les plus petites bêtes de se faufiler entre les grillages ou les haies. Cependant, ces bestioles-là étaient éliminées sur-le-champ.

Kylie s'installa sur une chaise, devant le divan et essaya de se remettre de la nausée qu'elle ressentait. Il était impossible pour elle de savoir s'il faisait jour. Ils n'avaient plus aucune notion du temps. Ils ne fonctionnaient plus que par leurs désirs primaires.

À chacun de leurs réveils, Estelle marquait une coche dans un calepin, afin de compter le nombre de journées qui s'étaient écoulées. Ce jour-là, elle avait conclu – ou plutôt décidé – que c'était le 7 avril. Elle s'en voulait beaucoup d'avoir manqué l'anniversaire de Gabriel. En ce moment, elle préparait de la truite panée, car ils avaient trouvé une rivière qui coulait derrière les grilles du manoir. Le ruisseau sillonnait jusqu'au sud de la province et était moins crassée que les autres sources d'eaux trouvées.

Peu à peu, leur situation s'améliorait. C'était la première fois qu'Estelle se sentait heureuse de cuire du poisson. Voilà bien un aliment qu'elle détestait ! Elle était si répugnée de manger constamment des champignons et des plantes sauvages depuis des jours, qu'elle aurait mangé n'importe quoi. La truite lui paraissait succulente, sur le coup. À côté du plat principal, elle faisait cuire du riz qu'elle avait trouvé dans l'une des armoires. Le grain ne sentait pas le moisi, donc c'était bon signe, d'après Wyatt. Elle avait alors décidé de tout cuire, sans se soucier des conséquences. Après tout, ils avaient tous faim. Elle regrettait de ne pas avoir de margarine ou bien du beurre pour rajouter un peu de saveur à tout ça. Au moins, elle avait du sel et du poivre.

— Ça commence à sentir bon, dit Kylie qui décida d'aller la rejoindre dans la cuisine.

Elle avait les mains dans les poches et s'ennuyait un peu. Elle se demandait si elle ne devait pas se rendre utile auprès de son amie, même si elle ne se sentait pas bien. Elle souhaitait discuter avec Wyatt, un peu plus tôt, mais n'appréciait guère Bella. Pour cette raison, Kylie n'osait pas s'approcher d'eux. Bref, elle ne passait pas une très bonne journée. Sans compter qu'elle ne pouvait pas oublier le rêve qu'elle avait fait, la nuit dernière...

— Je ne savais pas que tu aimais la truite, dit Estelle en se tournant vers elle.

— Pas tellement, mais j'en ai marre des amanites...

Kylie s'assit sur le comptoir et ôta ses chaussures. Elle les laissa tomber sous les pieds. Elle rangea ses mains dans ses poches et soupira.

— Quelque chose ne va pas ? demanda Estelle.

— C'est trop embarrassant à expliquer, dit-elle. Mais cette nuit, j'ai rêvé de tes parents...

— Ah... ah bon ?

Estelle gloussa nerveusement. Elle avait fait un rêve en rapport à ses parents, elle aussi. Elle espérait que le cauchemar de Kylie n'avait aucun rapport avec le sien. C'était un souvenir récent qu'elle essayait d'oublier depuis quelque temps.

— Ouais, marmonna la guerrière. Gabriel était pratiquement nu, mais portait un masque de chien... Il imitait un clébard et jappait... le boss le tenait en laisse... et... euh... ils se faisaient des trucs...

Elle les hallucinait en train de s'enlacer de façon très sexuelle, sous les yeux. Une scène qui ne quitterait pas son subconscient de sitôt. Kylie secoua la tête.

— Je sens que je vais être malade... rajouta-t-elle.

Le teint de la demoiselle tourna au vert. Elle se recouvrit la bouche et essaya de se retenir.

— Ah, leur jeu de rôle canin ! mentionna Estelle. On a fait le même rêve.

— Hein ? dit la jeune femme. Comment est-ce possible ?

— Disons que ça s'est réellement passé... C'était quelques semaines avant que nous partions pour Lanartis. Je rentrais chez nous après avoir terminé mon travail en ville et ils avaient oublié de verrouiller la serrure...

— Oh ma pauvre... ! Quelle horreur ç'a dû être pour toi !

Estelle soupira et haussa les épaules.

— Ce n'est pas la première fois qu'ils font une bêtise de ce genre, avoua-t-elle. Mais bon, si ça les amuse, je ne vois pas trop le problème...

Disant cela, l'adolescente essayait de ne pas fondre sur place, tellement elle avait honte de discuter de ce sujet avec sa nouvelle partenaire de combat. La soirée précédente, elle s'était ennuyée de ses parents. Puisqu'elle s'était couchée entre les jumeaux, dans leurs sacs de couchages et les coussins du divan, leurs esprits avaient sûrement été affectés par le sien. Leurs liens psychiques devenaient de plus en plus forts, à chaque jour.

Kylie arrivait à ressentir la présence de sa porteuse à quelques mètres du manoir et l'adolescente aussi pouvait détecter cette dernière. Elles commençaient aussi à mieux se comprendre, à force de se fréquenter. Estelle vivait aussi ce phénomène avec Scottie. Ils formaient une équipe assez solide.

La guerrière sauta du comptoir et courut en direction d'une corbeille pour dégueuler. Son amie se contenta de secouer la tête. Elle-même avait souvent ressenti des haut-le-cœur en voyant ses parents faire des trucs aussi spéciaux, mais elle était toutefois heureuse de les savoir si heureux, ensemble. Elle s'approcha du comptoir et sortit un essuie-main qu'elle trempa dans l'eau du puits qu'elle avait transporté jusqu'ici. Il n'y avait pas d'électricité dans cet immeuble, donc tout se faisait à la main. Elle se tourna ensuite vers la jeune femme à la queue de cheval et lui passa le petit linge humide.

— Ne me dis pas que tu n'as jamais essayé ces trucs avec l'une de tes conquêtes, plaisanta Estelle. Je pensais que tu aimais ce genre de pratiques sexuelles...

— Ouais, mais pas avec un homme et surtout pas avec une personne aussi grosse que ton père ! gémit Kylie. Surtout pas avec ses... Oh Athéna, je vais vomir...

Elle renvoya une seconde fois. Estelle soupira, pendant qu'elle cherchât un sac de rechange dans les tiroirs. Durant ce temps, la guerrière refermait celui qu'elle venait d'user et s'installa à côté de la corbeille.

— Allons, ce n'était rien comme cauchemar, dit Estelle. Au moins ce n'est pas comme la fois où je les ai croisés dans notre toilette, alors que Papa Flint lui faisait une fél...

— Je ne veux pas savoir, trancha son amie, qui ramassa le sac en plastique de la main de celle-ci. Arrête de me mettre ces images dans la tête, je...

Puis, par accident, elle frôla la peau de sa porteuse et eut un flash dans son esprit. Elle vit Flint Markios, penché à genoux, alors qu'il profitait de son imposant mari... L'effet fut instantané : la pauvre guerrière ouvrit le nouveau sac et dégueula.

— Ça m'apprendra à manger trop de champignons frais... dit-elle, un moment plus tard.

— Tu fais un empoisonnement alimentaire, je crois, déclara Estelle. Fais attention, la prochaine fois que tu cueilleras des champignons.

— Ce sont encore ces maudites amanites ! Je ne retiens jamais lesquelles sont comestibles... En plus, on n'y voit rien dans le noir.

— Tu devrais peut-être aller t'allonger...

— Bonne idée...

— As-tu besoin d'une potion contre la nausée ?

— Tant que tu ne me parles plus de tes parents pour quelques heures, ça ira...

Kylie ferma le deuxième sac et sortit avec les deux paquets pour aller les jeter à l'extérieur du manoir. Estelle soupira de soulagement. Elle savait que ses parents pouvaient être très excentriques et controversés dans leurs activités amoureuses, mais pas au point d'en tomber malade elle-même. Elle se souvint une fois que Misaki s'était tellement inquiété pour la sécurité de l'adolescente qu'elle lui avait offert de l'héberger quelque temps, afin de ramener Flint et Gabriel à l'ordre. Évidemment, Estelle avait refusé, car ses parents ne la gênaient pas du tout.

Alors qu'elle vérifia la truite dans la panne à frire, Estelle se demanda si l'odeur avait empiré l'état de son amie. Elle non plus n'avait jamais aimé cet arôme, toutefois c'était mieux que rien.

Elle avait trouvé des oignons sauvages, ce matin-là, et en aurait mis dans cette recette, cependant elle s'était souvenue que les jumeaux y étaient allergiques. Gabriel avait reçu cette information, le jour même de leur recrutement. Estelle avait choisi de remplacer ça par de la ciboulette, puisque ses amis en mangeaient à grandes quantités, sans avoir de mauvaises réactions.

Elle tourna les truites avec une spatule et rajouta un peu de sel. Elle avait préparé ce genre de repas assez souvent avec Gabriel pour comprendre qu'elle devrait bientôt retirer le tout du feu, sinon elle brûlerait sa nourriture.

Ah, flûte, pensa-t-elle. J'ai oublié de mentionner à Kylie que les rêves psychiques sont normaux, d'après ce que Nox m'a dit hier... Tant pis, ce sera pour une autre fois !

¤*¤*¤

— Bon sang Kylie, t'en as mangé combien ? demanda Scottie qui observait le seau rempli d'amanites tue-mouche.

— Je croyais que c'était comestible... grogna la jeune femme.

— Pas les amanita muscaria ! Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Misère...

— Mais j'avais faaaaaaaaaaaim...

— Arf... mais qu'est-ce que je vais faire de toi ? C'est pourtant un truc que Yosuke-sensei nous a enseigné quand nous étions tous jeunes...

Kylie haussa ses épaules. Elle était allongée sur le divan du salon depuis des heures. Après qu'elle avait été malade à la cuisine, elle s'était couchée pour se reposer un peu. À son réveil, les effets secondaires avaient diminué, mais elle avait toujours cette sensation d'halluciner plein de petits détails.

À un certain moment, elle avait cru voir une chauve-souris voler au-dessus de sa tête et l'avait même entendu couiner. Elle regardait dans un coin sombre de la pièce et la vit encore une fois. Elle se frotta les yeux et pointa cette dernière.

— Dis Scottie, est-ce que tu la vois ? demanda-t-elle.

— Quoi ça ? fit ce dernier. La chauve-souris ?

— Ah ! Je ne suis pas folle, dans ce cas...

— Ça dépend à qui tu le dis...

Kylie fronça les sourcils et donna un coup de poing dans le ventre de son frère. Il pouffa de rire, après avoir gémi de douleur.

— Plutôt que de m'insulter, je te suggère de la mettre dehors, exprima-t-elle.

— Pourquoi ? questionna son frère. Elle ne nous a pas fait de mal.

— Et si c'était l'ennemi déguisé... ?

— Allons, je veux bien croire que ces champignons sont toxiques, mais pas au point de te rendre idiote... Si notre invitée décide de nous attaquer, on s'en occupera.

— Traître...

Elle se recouvrit la couverture avec laquelle elle s'était couchée, la nuit dernière. Elle l'avait trouvée sur un petit lit du premier étage. C'était dans une chambre sombre qui avait probablement appartenu à un serviteur du manoir.

— Il était bon le dîner, au moins ? interrogea la jeune femme.

— Mouais, ça faisait changement, avoua son frère.

— Chanceux...

Elle tenta de s'asseoir, mais elle était si étourdie qu'elle préféra rester couchée. Au moins, une bonne partie de ce qu'elle avait avalé était ressorti. Son frère se pencha vers le contenant aux champignons et l'observa sous la lueur de la lampe à huile, posée sur la table centrale du salon. Il l'avait trouvée aux sous-sols, durant son investigation du manoir. Avant cela, ils avaient dû éclairer les pièces avec des lampes torches ou bien leur propre magie. Le groupe se limitait donc à la cuisine et cette pièce.

Estelle chauffait quelques salles de cet étage grâce au feu du poêle à bois. Elle avait passé une bonne partie de la journée à préparer leurs repas ou bien à recoudre le chandail de Wyatt, car celui-ci avait quelques trous. Contrairement à ses camarades, elle était la plus calme et la plus à l'écart, ce jour-là.

Elle avait besoin de temps et d'espace, parce que ces derniers jours avaient été très intenses pour son groupe. Elle avait profité de passer plusieurs heures de solitude. Elle avait trouvé une petite bibliothèque, au deuxième étage, qui n'avait pas été détruite par le régime tyrannique des démons. Elle y avait trouvé des romans et des journaux intimes écrits par l'ancienne propriétaire du manoir. Finalement, elle avait découvert que ce terrain avait appartenu autrefois à une grande dame, reconnue pour être la descendante de la famille des pêcheurs et des fondateurs de Drokaï.

Estelle était heureuse de constater que cette femme parlait couramment la langue commune en Aeglys, contrairement aux nombreux messages étranges que son groupe et elle avaient trouvé à d'autres endroits.

C'étaient sûrement des codes utilisés par les démons, songea-t-elle.

D'après le dernier journal qu'elle avait déniché, la maîtresse du manoir avait vécu une vie entourée de richesses et de luxes auxquels Estelle et sa famille n'auraient jamais eu droit. La dame se plaignait constamment de ses employés et des habitants du village qui se moquaient éperdument de leur richesse et de leur influence politique à travers le royaume. L'adolescente trouvait cette femme méprisante, mais ne pouvait pas s'empêcher de continuer la lecture, tellement elle était captivée par ce personnage. Finalement, elle se rendit aux dernières pages.

Aujourd'hui marque la troisième semaine depuis que la guerre a éclaté, lisait-elle, à la fois captivée et choquée de voir les choses changer si rapidement. Mon père est mort, poignardé par un représentant du culte de Thanatos et une bonne partie du village a été réduit à l'esclavage. Je ne sais pas combien de temps, nous allons tenir, mais mes gardes du corps vont me guider vers le nord du continent. Ceci est ma dernière entrée... Peu importe qui lira ceci, sachez que je regrette tout ce que j'ai dit sur les citoyens de Drokaï. Personne n'a mérité un tel châtiment. Si je pouvais me sacrifier pour ramener tous ces gens, je le ferais... Mais il est trop tard. Peu importe ce que vous entamerez par la suite... Ne vous rendez surtout pas à Archenwald. C'est là-bas où tout a commencé...

Le reste de la feuille était indéchiffrable. Estelle pouvait y voir des taches de larmes qui avaient coulé sur l'encre de la dame. Elle déglutit et posa le livre sur la table. Une telle information ne devait pas être gardée que pour soi. Elle décida qu'elle en parlerait aux autres, un peu plus tard. Archenwald était donc la ville dans laquelle se cachaient les chefs des démons. Aussi, elle avait tiqué au nom de Thanatos. Elle se souvint des nombreux cours religieux en compagnie de sa tante, Sarah. Ce dieu renégat était l'un des alliés de Perséphone, d'après ce qui était écrit dans leur bible.

Un frisson lui parcourut la nuque. Elle se sentait comme si un détail très important lui échappait. Depuis quand ce journal existait-il, en fait ? Il n'était pas assez vieux pour tomber en poussières, mais à le tenir entre ses mains, elle vit que le papier était jauni et qu'il avait dû passer une bonne cinquantaine d'années sur ces étagères. La guerre avait-elle eu lieu cinquante ans plus tôt, dans ce cas ? Si c'était le cas, pourquoi Nox ne l'avait-il pas mentionné ? Peut-être qu'il ignorait lui aussi cette information.

Si ça se trouve, Thanatos et Perséphone ne sont probablement pas en si bons termes que ça, pensa Estelle. Je me demande si ces terres n'ont pas été détruites par eux... Qu'est-ce que Papa Flint dirait dans un moment pareil ? Ah ouais, que ces cons mériteraient une bonne correction. Mais bon, je ne suis pas une créature divine et encore moins une brigadière expérimentée. Il faudrait être masochiste pour s'en prendre à un dieu... Par contre, je ne pense pas que ça ferait peur à l'Oncle Shayne... D'après les dires de Papa Gabriel, notre cher ami vampire aurait déjà mordu Perséphone au cou. Mmm... ? C'est quoi ça ?

Alors qu'elle relisait certains passages du journal intime, elle remarqua qu'une partie de la couverture du bouquin avait été déchiré. Elle fouilla à l'intérieur et y trouva une carte de la région, pliée à plusieurs reprises.

— Ah tiens ! exprima-t-elle dans le vide. Voilà qui pourrait bien nous servir. Mais pourquoi donc gardait-elle une carte dans sa couverture de livre ?

Quand elle réalisa qu'elle se parlait toute seule, elle se tut. Elle espérait que personne ne l'avait entendu, car elle se sentait ridicule. Elle avait adopté cette mauvaise habitude de Gabriel. Elle soupira et rangea la carte, ainsi que le journal.

¤*¤*¤

Wyatt marchait le long de la plage alors qu'il cherchait pour des algues séchées et des déchets qu'il aurait pu recycler. Il avait passé une bonne partie de l'après-midi à récolter tout ce qu'il trouvait intéressant. La loutre ne l'avait pas quitté, mais elle n'approuvait pas vraiment la décision du groupe de rester au manoir.

— Pourquoi refuses-tu de m'écouter ? dit Bella. Nous avons besoin des autres esprits élémentaires pour que mon plan fonctionne.

— Rien ne nous dit qu'il fonctionnera, répliqua Wyatt. Et puis, les autres membres de notre bande fonctionnent tous par démocratie. Si tu veux imposer tes règles, c'est dommage, mais tu risques d'en baver.

— Ce que tu peux être agaçant... grogna-t-elle.

Bella était debout sur un rocher et se croisait les pattes avant. De tous les humains qu'elle avait croisés dernièrement, il était celui qui se montrait le moins coopératif. Elle refusait de croire qu'on ne voulait pas de ses conseils. Et pourtant, ni lui, ni ses amis, ne l'avaient écouté. Elle se sentait prise au piège, maintenant qu'elle avait formé un pacte avec le mage. Elle regrettait son choix.

Elle sauta en bas de son rocher et se transforma en bracelets, autour des poignets de son porteur. Sous cette forme, elle amplifiait ses pouvoirs et lui permettait de régénérer son mana. Elle n'avait plus envie de lui parler, tellement il la frustrait.

Hélas, Wyatt pouvait l'entendre dans sa tête. Il ne s'était pas attendu à travailler avec une créature si égocentrique. Quand elle ne disait rien, elle avait l'air d'une peluche toute mignonne. Mais dès qu'elle ouvrait la gueule, c'était une tout autre histoire.

— Sinon, il faudrait que tu m'expliques pourquoi tu es si chiante envers tout le monde, dit Wyatt. Scottie m'a dit tantôt que tu as refusé de lui adresser la parole, alors qu'il te posait des questions.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, grogna-t-elle. Ce sont les autres qui ne comprennent pas mon génie ! Je suis très intelligente, après tout. Les démons me pourchassent pour toutes mes connaissances !

— Je crois surtout que tu souffres de mégalomanie et que pour cette raison, ta fratrie te rejette. Ça saute aux yeux que tu as un problème à fabuler...

Bella était choquée par cette remarque. Comment osait-il lui manquer de respect, à elle, la plus importante des esprits élémentaires ? Du moins, c'était ce qu'elle pensait. La pauvre loutre ne se rendait même pas compte à quel point elle était misérable. Personne ne la prenait au sérieux. Elle avait été gâtée par la plupart des loutres, où elle vivait autrefois. On l'avait traité comme une petite princesse, car elle avait toujours été puissante et intelligente. Elle faisait la fierté de sa famille d'adoption... Mais les esprits élémentaires la trouvaient arrogante, prétentieuse, folle et superficielle. Elle ne se sentait pas à sa place, parmi eux. Elle était convaincue qu'Athéna s'était trompée d'avoir mis cet homme sur son chemin. Jamais elle ne s'était sentie si insultée.

— Tu sais que je peux entendre toutes tes pensées, sous cette forme, n'est-ce pas ? formula Wyatt. Ce n'est pas parce que tu ne t'adresses pas directement à moi que je ne peux pas comprendre ce qui te passe par la tête.

— Alors pourquoi n'arrêtes-tu pas de me contester ?! gueula-t-elle. Ne comprends-tu pas pourquoi je souffre autant ?

— Peut-être, mais tu n'es pas la seule à souffrir. Cesse de ne penser qu'à toi. D'après moi, Athéna avait besoin que quelqu'un te donne une bonne leçon d'humilité et c'est pourquoi elle m'a choisi. J'ai l'habitude de me faire crier dessus par ma collègue de travail qui peut parfois être aussi mesquine et entêtée que toi. Une gueule aussi forte que la tienne ne m'impressionne plus tellement.

— Brute... pleurnicha la loutre.

— Apprends plutôt à collaborer avec nous et sûrement qu'on finira par te respecter. Pour le moment, mon engagement de te protéger tient toujours. La Septième Brigade a commencé cette tâche et c'est un honneur pour moi de servir la déesse. Seulement, je crois que tu t'y prends mal pour te faire des amis.

— Qu'est-ce que tu en sais... ? Tu ne sais rien de ma vie !

— J'en sais suffisamment pour me dire que tu n'as pas d'amis.

Bella était sur le point de lui balancer une insulte, lorsqu'elle réalisa qu'il avait raison. Il ressentit la honte de sa partenaire et sourit. Il faisait du progrès avec elle et se dit qu'il y avait encore de l'espoir pour qu'elle change d'attitude.

— Dis... marmonna-t-elle. C'est quoi... un ami ? Je ne comprends pas ce terme...

— Tu rigoles, n'est-ce pas ? questionna le mage, étonné.

— Pas du tout... De là où je viens, j'étais une sorte de noble dame chouchoutée par les autres loutres. On me vénérait comme une déesse, car je leur apportais toujours beaucoup de poissons et beaucoup de pluie... Parfois, je m'amusais à ramasser des coquillages sur les plages et je mangeais des huîtres... J'avais toujours quelques gardes du corps... Mais je n'ai jamais su ce que c'était que d'avoir un ami... J'étais aussi... crainte à cause de mes pouvoirs.

Les yeux du mage s'écarquillèrent aux derniers mots de sa nouvelle partenaire.

— D'après ce que Nox m'a dit, tu es la plus jeune des esprits élémentaires... remarqua Wyatt. Il dit que tu remplaces l'ancien esprit de l'eau, car l'âme de ce dernier a été détruite par les démons. Si j'en crois ses dires, tu ignores beaucoup de choses au sujet de tes origines. Est-ce vrai ?

— Oui... affirma Bella. Avant, j'étais une souris, mais je n'ai pas survécu longtemps. Même quand j'avais cette apparence, je n'arrivais pas à rencontrer de créatures assez sympathiques pour me dire comment je devais me comporter. Tous mes semblables avaient peur de mes pouvoirs. Je n'ai jamais eu une vie très heureuse, tout compte fait.

— Dans ce cas, dis-toi que c'est une courbe d'apprentissage pour nous tous. Ta fratrie doit apprendre à te connaître et toi, tu dois les écouter quand ils te parlent. Si tu promets de faire des efforts, j'essaierai de te réconcilier avec Nox.

— Pourquoi ferais-tu ça pour moi ? Tu n'arrêtes pas de dire que je suis cruelle...

— Je l'ignore. Peut-être que c'est parce que je trouve qu'il n'y a rien de plus beau que l'entraide. C'est un concept universel que même ta religion enseigne.

— Je ne sais pas lire...

— Je pourrais t'apprendre.

Les bracelets de Wyatt brillèrent dans l'obscurité.

— Vraiment ? demanda l'esprit.

— Pourquoi pas ? Si tu es la novice de ta fratrie, je crois que ça te serait très utile d'accumuler beaucoup de connaissances. Lorsque tu te réincarneras, tu aideras ta prochaine forme plus facilement.

— Oh, mais je ne compte pas mourir maintenant...

— Je sais, tu es beaucoup trop entêtée pour ça.

Bella bouda les paroles du jeune homme, bien qu'elle fût touchée par l'acte de gentillesse de son porteur. Était-ce ça, l'amitié ? La loutre l'ignorait. Habituellement, soit on la traitait comme de la royauté ou bien comme une monstrueuse bête.

— Je commence à trouver ta présence enrichissante, marmonna-t-elle. Je ne pensais pas qu'une personne telle que toi aurait suffisamment de sang-froid pour me dire mes quatre vérités. Pour cette raison, je te présente mes excuses d'avoir été si... mesquine... ?

— Dans ce cas, j'accepte tes excuses, déclara Wyatt. Au fait... sais-tu au moins ce que veut dire mesquine ? Parce que...

— Bien sûr que je sais ce que ça veut dire ! Ç'a un rapport avec euh... Enfin... Je ne sais pas... C'est la première fois que j'emploie ce mot dans une conversation...

— Pas si intelligente que ça, Mademoiselle la Loutre.

Le petit animal couina de tristesse.

— Tu es trop injuste envers moi, chiala-t-elle. Je suis encore toute jeune !

— Il va simplement falloir que tu t'y habitues, répondit Wyatt. Nous ne pouvons pas tous nous entendre. En réalité, je suis un professeur de sorcellerie pour Estelle et aussi quelques élèves d'une académie. La lecture est primordiale pour nous tous... Donc si tu me dis que tu ne sais pas lire et que tu as envie d'apprendre, je serais enchanté d'être ton enseignant. En échange, tout ce que je te demande, c'est d'apprendre à écouter les autres. Souviens-toi que tu n'es pas la seule espèce vivante d'Aeglys et qu'on a tous nos désirs personnels, ainsi que nos propres limites...

— Tu me compliques vraiment la vie, toi...

— Au contraire, j'essaie plutôt de la faciliter.

Ensuite, le mage eut une étrange sensation, alors qu'il contournait la cour du manoir. Il trouva une grotte, creusée sous le domaine et l'illumina brièvement avec un faisceau lumineux. Cette dernière était infestée de toiles d'araignées gigantesques.

— Tu ne crois pas que... commenta Bella.

— Et si... Il y a un monstre sous le manoir.

— Prévenons les autres !

— Attends... J'aimerais vérifier cette caverne...

— Mais t'es malade ou quoi ?

Wyatt décida de ne pas écouter la loutre et s'avança quand même dans l'obscurité. Il referma son sac à dos et le plaça à l'entrée de la grotte, afin de ne pas se sentir encombré. Il but une potion de mana avant d'y pénétrer. Son esprit élémentaire n'approuvait pas du tout son désir d'explorer cet endroit. Elle avait peur. La première chose qu'il fît, quand il entra dans la pénombre de la caverne, fut de lancer un vent violent en face de lui. Il se débarrassa de plusieurs toiles de cette manière. Tandis qu'il avançait, il entendit des bruits étranges : de petits cris de créatures sauvages.

— Pas étonnant qu'il n'y ait pas d'autres monstres dans le coin, prononça le mage. Ces bêtes les ont toutes dévorés. Regarde !

Il pointa les murs auxquels ils pouvaient voir des restes de monstres, des squelettes humains et même des armes et des armures abandonnées par de valeureux guerriers.

— Partons d'ici... couina Bella. S'il te plaît...

Cette fois, Wyatt recula de quelques pas, lorsqu'il réalisa qu'une gigantesque araignée était sortie de sa tanière pour venir l'attaquer. Elle était accompagnée de ses petits. En tout, il y avait cinq araignées de grandes tailles. Il les repoussa avec un vent glacial, puis il forma un iceberg magique devant lui, afin de créer un mur. Il prit alors la fuite, sortit de la grotte, ramassa son sac et partit en direction du manoir. Il ne pourrait pas affronter ces créatures seul, donc il était inutile d'y rester.

— Ces monstres devaient faire la taille d'une grosse vache ! s'exclama le jeune homme, fasciné. Attends que je raconte cette découverte aux autres !

— Je rêve ou ça t'excite !? couina Bella.

— Je n'ai jamais vu d'araignées aussi grosses ! Ha ha ! Luna va être jalouse.

— Oh Athéna... je me suis ramassée avec un cinglé !

Wyatt ignora ce commentaire et fonça tout droit vers les clôtures et les haies du grand bâtiment. Il se donna une poussée magique et vola dans les airs quelques secondes avant d'atterrir près de la grande fontaine. Il courut ensuite à l'intérieur de son abri temporaire et croisa Scottie à l'entrée.

— Wyatt ? s'exprima-t-il. Mais t'étais passé où ? Et pourquoi es-tu en sueur ?!

Pour toute réponse, le mage referma la porte derrière lui avec un large sourire. Il riait aux éclats, sous le regard inquiet de l'éclaireur.

— Il a perdu la raison, couina l'esprit des eaux.

— Bella, c'est toi ? demanda Scottie.

— Oui. J'amplifie ses pouvoirs sous cette forme.

— Mais en fait, il s'est passé quoi ?

Wyatt mit ses mains sur les épaules de son camarade et le regarda droit dans les yeux.

— Scottie ! J'ai fait une étonnante découverte ! s'exclama-t-il. Sous ce manoir se trouve une grotte remplie d'énormes araignées ! Ça explique pourquoi il y a tellement de toiles dans cet immeuble. C'est cool, non !?

Puis, Wyatt réalisa l'expression d'horreur qu'il venait d'affliger au visage de son collègue de travail. Il déglutit. Lui-même se rendit compte qu'ils avaient passés une journée entière au-dessus d'un nid de bêtes.

— Oh crotte ! marmonna-t-il pour lui-même. Je nous ai tous mis en danger.

— Et c'est maintenant que tu le réalises ! soupira la loutre, exaspérée. Vous les humains, on doit tout vous apprendre... Oh là là...

Sans plus tarder, Scottie alerta Estelle et Kylie d'évacuer le salon. Elles ramassèrent leurs affaires et sortirent du manoir. Wyatt était déjà à l'extérieur et s'apprêtait à courir vers l'une des haies, lorsqu'une bonne dizaine d'araignées gigantesques sortirent de sous ses pieds. Il se retrouva encerclé par les monstrueuses créatures et poussa un cri, horrifié.

— J'hallucine ou quoi !? se plaignit la jumelle, alors qu'elle se transforma en armure métallique pour sa porteuse. Dites-moi que je rêve... J'ai horreur de ces trucs !

— Désolé, mais elles sont réelles ! répondit son frère.

Il prit la forme d'un bâton magique entre les mains d'Estelle. L'adolescente courut aux côtés de son mentor et activa un champ de force puissant. Une par une, les énormes arachnides se cognèrent contre le mur magique. La plupart d'entre elles éclatèrent leurs visages et se mirent à saigner. Wyatt sursauta ; il l'avait échappé belle.

— Ressaisis-toi ! ordonna Bella.

Wyatt hocha la tête et adopta une position défensive. Ils n'avaient pas le choix de combattre. Il prit donc une grande respiration et recula un peu vers sa protégée. Nox n'était pas dans les parages, il était parti à la chasse. Estelle espérait qu'il ne lui était rien arrivé. Le mage, de son côté, invoqua une puissante pluie de pics glaciaux. Il réussit à éliminer cinq de ces monstres, mais réalisa avec horreur que d'autres araignées grimpaient le long des haies. Ainsi, il réalisa qu'ils devraient tous les tuer pour survivre...

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