60. Le début du voyage
L'heure du souper approchait. Flint était sur le point de payer le capitaine de bateau qu'il venait d'engager, lorsqu'il entendit son nom au loin. Il releva sa tête, et cessa de compter les pièces d'or qu'il sortait de sa petite bourse.
— Eh, les amis ! hurla une voix familière. Attendez-nous !
— Hein ? Mais c'est Luna... remarqua Flint, qui mit une main au-dessus de ses yeux, afin de se protéger des rayons du soleil. Minute, ce sont les autres !?
— Les autres ? demanda Gabriel, incrédule.
Quelques secondes plus tard, ils virent un point noir se rapprocher d'eux, à la lueur du soleil couchant. Ils arrivaient à peine à reconnaître les formes, mais il s'agissait de Shayne, Wyatt, Misaki et Luna qui trottaient dans leur direction.
— Je n'y crois pas, ils sont venus finalement ! s'exclama Flint qui sursauta.
— J'imagine que ce sont des membres de votre groupe, n'est-ce pas ? demanda le propriétaire du bateau.
— Oui, capitaine, répondit Flint. J'espère que ça ne vous causera pas trop de problèmes avec les dortoirs...
— Ne vous en faites pas pour ça. Nous avons des sacs de couchages pour la plupart des matelots. Notre bateau est suffisamment grand pour y accueillir votre équipe au complet.
— Merci beaucoup, Monsieur Rodriguez, ajouta Gabriel.
— Bah, ça fait plaisir, répliqua le marin.
Quelques minutes s'écoulèrent jusqu'à ce que les quatre derniers membres de la Septième Brigade mirent les chevaux dans l'étable publique de la ville. Ensuite, ils vinrent à la rencontre des autres, au port de Xu Fahn. Chacun était équipé de leurs armes et armures respectives et d'un sac de voyage. Lorsqu'ils s'approchèrent, Flint fut le premier à prendre parole.
— Mais qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? demanda-t-il. Je croyais que vous aviez des empêchements...
— Pour te faire une histoire courte, répliqua Luna, on s'est arrangé avec ton frère pour qu'il nous trouve des remplaçants et nous sommes venus aussi vite qu'on a pu.
— Quoi ? Et Kyran a accepté ?
Luna fit un hochement de la tête et poursuivit :
— Disons que nos problèmes reliés à nos horaires partaient de lui. Quand il s'est rendu compte que nous n'étions pas partis avec vous, il nous a rapidement ordonné de vous rejoindre. Je suis un peu navrée de ne pas pouvoir rendre visite à Kritz, pour l'autre tâche, mais je préfère vous être utile...
— Nous leur enverrons une lettre, pour nous expliquer, ajouta Wyatt.
Flint se tourna ensuite vers Shayne et Misaki.
— Êtes-vous certains que c'est ce que vous voulez ?
Shayne haussa les épaules, avant de répondre :
— De mon côté, je fais confiance à mes hommes pour maîtriser la situation.
— Quant à moi, Kyran s'occupera des classes pour Daichi, exprima Misaki. J'ai donc saisi l'occasion pour partir avec les autres. Qu'a-t-on manqué ?
Elle se tourna vers le reste du groupe.
— Un entraînement entre Scottie et moi, un succulent repas et des cachotteries entre Estelle et Cassandra, énuméra Flint. Elles ne veulent rien nous dire. Peut-être qu'avec toi, si ?
Misaki gloussa, puis se tourna vers sa meilleure amie et l'adolescente. Ces dernières étaient un peu plus loin et discutaient en privé. Elle remarqua aussi que les jumeaux étaient déjà en train de grimper sur le pont du bateau, avec leurs affaires personnelles.
— Sinon, vous vous entendez bien avec eux ? demanda-t-elle à Flint.
— Estelle a peur de Kylie, mais elle est inoffensive. Son frère est un chic type. Très timide, mais avide à faire ses preuves. Je te propose de t'entraîner avec lui, il pourrait te surprendre.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée... Il y a toujours un malaise entre nous, à cause de mon histoire avec Yosuke-kun. Il est vrai que je garde certaines choses pour moi... mais ils étaient ses élèves et cela m'attriste de devoir les côtoyer...
— Pourquoi donc ? interrogea Shayne. Si ce n'est pas trop indiscret de te demander...
— Pas maintenant. Je vous en parlerai plus tard, c'est promis.
Misaki savait qu'elle leur devait quelques explications. Cependant, le bateau allait bientôt partir et elle opta pour monter sur le pont, avec les autres brigadiers.
Le bateau du Capitaine Rodriguez devrait tout d'abord s'arrêter sur l'île de Cao Cao, à mi-chemin, et ils continueraient leur voyage vers le village de Drokaï, qui était le port le plus près de Lanartis. Ce large véhicule pouvait contenir des tonnes de marchandises et au moins une centaine de personnes. Les brigadiers avaient l'habitude de voyager de cette manière, car c'était plus rapide que de s'y rendre à pied ou à cheval.
— Nous devrions arriver sur l'île, d'ici à trois jours, expliqua Flint au reste de son groupe. Ensuite, on repartira pour le continent. D'ici là, on nous a offert de dormir dans les dortoirs et nous avons accès à toutes les salles du bateau. Par contre, le Capitaine Rodriguez nous demande de ne pas nous approcher de la remise dans laquelle ils rangent toute leur marchandise.
— Hé hé... j'imagine qu'il y a des trucs illégaux là-dedans, proposa Luna qui esquissa un sourire. Mais bon, on ne fera pas trop de drame avec ça, c'est promis.
— J'allais dire la même chose, ajouta Kylie qui pouffa de rire.
Puisqu'il avait l'attention de tout le monde, Flint continua :
— Comme vous pouvez le constater, nous sommes désormais nombreux et il est possible que nous ne puissions pas toujours nous entendre. Pour cette raison, j'aimerais que vous fassiez de votre possible pour ne pas démarrer de dispute pendant que nous serons coincés à bord du bateau. Nous représentons la république, après tout. Si jamais un conflit devait éclater entre vous, je vous demande de venir m'en parler ou bien d'en glisser un mot à Shayne.
Tous hochèrent leurs têtes à cette demande.
— Vous pouvez disposer, acheva-t-il. Par contre, Cassie, je dois te parler en privé...
Cassandra avait compris qu'il voulait revenir sur le sujet de sa fille. Gabriel approuva cette idée. Tous trois se rassemblèrent alors dans un coin éloigné du pont, tandis que les autres brigadiers apprenaient à faire connaissance avec les jumeaux. Il n'y avait qu'Estelle qui se tenait un peu à l'écart, craintive.
— Bref, votre fille est en pleine croissance, expliqua Cassandra. Elle a simplement besoin de temps pour s'adapter au fait qu'elle est en train de devenir une jeune femme.
— Ah... Je me doutais bien que c'était la raison pour laquelle elle avait un tempérament aussi agressif, soupira Gabriel. Flint et sa fratrie sont passés à travers cette période, eux aussi. J'avais beaucoup de difficulté à gérer les crises de Gwen... euh... Lucas... quand il était adolescent... Enfin... Vous voyez où je veux en venir.
Il se prit la tête, car il regrettait d'avoir mentionné l'ancien nom de Lucas Markios – ce qu'on appelait morinommer, dans le jargon des personnes transgenres. Gabriel n'avait aucun problème à s'adresser à l'ambassadeur par son prénom, cependant ses souvenirs le mêlaient beaucoup.
— Oui, mais ça n'explique toujours pas pourquoi elle en veut à Kylie Sanders, poursuivit Flint. S'est-il passé quelque chose entre elles ?
— Je ne pense pas, expliqua Cassandra qui se gratta la joue. Mais elles étaient au vestiaire des femmes du centre d'entraînements... et Estelle l'a surprise en train de se doigter...
Flint grimaça de dégoût alors que Gabriel était interloqué. Ils se regardèrent, en même temps, sous le choc. Cassandra secoua la tête.
— Allons les gars ! protesta celle-ci. Ne me dites pas que vous n'avez jamais entendu parler de la masturbation féminine ?!
— Je crois que je vais être malade, couina le capitaine de la Septième Brigade, dont le visage tourna au vert en quelques secondes.
La guérisseuse se prit le visage et secoua la tête.
— Par tous les esprits ! Il faut décidément tout vous expliquer, à vous les gays ! s'exclama-t-elle. Pas étonnant que votre fille soit si confuse sur son corps.
Aussitôt avait-elle prononcé ces paroles que Flint se retourna et vomit par-dessus bord.
— Charmant, formula Gabriel, sarcastiquement.
¤*¤*¤
Plusieurs heures plus tard, les jumeaux jouaient aux cartes avec Wyatt et Luna, pendant qu'ils discutaient de leurs dernières missions. Ils se trouvaient dans la salle à manger où l'équipage et les autres passagers pouvaient commander trois repas par jour et se saouler durant le soir. Ils avaient reçu des chopes de bières, en guise de bienvenue. La plupart des membres de la Septième Brigade s'étaient déjà couchés, car il allait bientôt être minuit.
— Donc, comme je le disais, remarqua Luna. Je sais à présent que vos éléments primaires sont pareils au mien et à celui de Wyatt. Ça pourrait causer un déséquilibre, je crois.
— Je ne crois pas, répondit Kylie. Je vois où tu veux en venir, mais nous ne sommes pas forts comme des mages. Nous sommes plutôt des combattants de premières lignes...
— Non, ce n'est pas où je voulais en venir. Toi, par exemple, tu es faible contre l'eau et lui est faible contre le feu. Disons par exemple que si l'ennemi devait apprendre nos faiblesses magiques, il serait dans l'avantage. Il suffirait d'un rien pour trouver une faille dans notre formation et de tous nous abattre comme des mouches.
Kylie pencha la tête d'un côté. Elle ne savait pas comment répondre à cette remarque. Elle jeta un coup d'œil vers son frère.
— E... en fait, elle m... marque un point, répliqua ce dernier. Notre m... mana intérieur agit b... bizarrement en présence de nos éléments oppo... opposés. Je p... pensais que tu le s... savais.
— Je n'ai jamais fait attention, déclara sa sœur. C'est la première fois qu'on me le dit.
— Dans ce cas, il faudra que je vous entraîne à endurer ces faiblesses, dit Luna. Ça tombe bien puisque je suis une experte dans le domaine de la magie. Wyatt a étudié à mes côtés, il sait de quoi je parle. Pas vrai ?
Elle tourna la tête vers son partenaire de cartes et celui-ci approuva d'un signe de tête.
— C'est déjà une excellente nouvelle que vous comprenez comment utiliser d'autres éléments que vos affinités respectives, reprit la magicienne. Vous pourriez vous servir de celles-ci afin de contre-attaquer vos adversaires. Par exemple, si je devais préparer un sort de feu qui devrait affecter Scottie, celui-ci pourrait utiliser sa magie de la nature pour absorber le sort ou bien me faire trébucher. Une meilleure alternative serait qu'il puisse apprendre à contrôler la terre, dans le but de créer des murs de pierres.
— Quant à toi, ajouta Wyatt à Kylie, le vent serait ton meilleur atout pour te protéger de l'eau. Est-ce que tu as déjà essayé ?
— Non, dévoila Kylia. Mais pourquoi le vent, au juste ?
Wyatt poussa ses lunettes sur le haut de son nez et répliqua :
— Qu'arrive-t-il lorsqu'on mêle du vent à de l'eau, selon toi ?
— Ça fait une grosse éclaboussure ? interrogea la jeune femme. Je ne sais pas...
— Avec un peu d'imagination, ça peut même devenir de la pluie ou bien une tempête. D'autant plus qu'avec le vent, tu pourrais facilement créer une tornade de feu.
— Wow... ce n'est pas une blague, hein ? Je n'y avais pas pensé...
Wyatt hocha la tête. Sa meilleure amie décida de prendre la parole, par la suite.
— Notre devoir en tant que mages est justement d'explorer toutes les possibilités qu'apportent les éléments, dit-elle. Cependant, nous avons aussi nos limites en ce qui concerne la connaissance. Des fois, c'est une bonne idée de fréquenter d'autres mages, afin d'apprendre de leurs propres expériences. Ce truc que tu fais avec tes doigts, par exemple, je n'arrive pas à le reproduire avec mon propre mana.
— Pourtant, ça me vient naturellement... mentionna Kylie.
— Pour toi, peut-être. Pour moi, c'est comme s'il fallait que j'adapte mon cerveau à penser d'une différente manière. Chaque mage a un style différent... C'est comme une empreinte digitale, dans le fond. Il est rare que l'on puisse reproduire entièrement l'attaque d'une autre personne. Par exemple, moi, je fais d'excellentes boules de feu, mais le Président Artael peut créer des boules trois fois plus grosses que les miennes.
— Et parfois, elles deviennent aussi grandes qu'un immeuble, remarqua Wyatt.
— À ce p... point ? demanda Scottie.
Wyatt montra son pouce en l'air au jumeau, pour lui confirmer ses dires. Ce dernier déglutit et siffla d'étonnement. Il jeta alors ses cartes sur la table.
— En t... tout cas, j'abandonne cette manche. J'suis c... crevé.
— Pensez à ce que je vous ai raconté, dit aussitôt Luna. On pourrait tous apprendre l'un de l'autre. Je propose qu'on en discutera demain sur le pont.
— Mouais... répliqua Kylie. Mes cartes sont nulles à chier. J'abandonne.
Elle fit comme son frère et mit ses cartes dans la pile.
Scottie la dévisagea, comme à chaque fois qu'elle disait des grossièretés.
— Au moins, tu as déjà gagné trois matchs contre nous, remarqua Wyatt. Par contre... Vous allez en baver parce que c'est moi qui remporte la partie !
Il plaça son jeu de cartes devant tout le monde : quatre as et un roi.
Luna souffla des narines et montra son jeu, inférieur au sien. Scottie ramassa la pile et brassa le tout afin de ranger le paquet dans son contenu. Pendant ce temps, Wyatt comptait toutes les pièces d'or qu'ils avaient gagées. Il s'était ramassé une petite fortune, mais ce n'était rien, contrairement à ce qu'avait récolté la jumelle.
— Je suis quand même étonné que tu m'aies vaincu à trois reprises, avoua Wyatt. Normalement, il n'y a que Shayne qui soit capable de gagner contre moi.
— Je suis une excellente joueuse, exprima Kylie qui lui fit un clin d'œil. Mais souvent, je ne joue que pour des services et non pour de l'argent.
— Des services ? questionna Luna. Quels genres de services ?
Kylie se pencha vers la table et appuya ses coudes sur cette dernière avant de se prendre le visage. Elle réfléchit un moment, avant de lui répondre.
— Disons que tu sois capable de résoudre une énigme magique pour moi et que moi, je sois capable d'ouvrir un pot de cornichon avec ma force ; on peut gager là-dessus et le perdant devra rendre un service à l'autre. Par contre, je mise surtout sur des missions en dehors de la ville ou bien des heures supplémentaires de patrouilles. Je m'arrange toujours à me débarrasser des tâches chiantes avec mes partenaires de jeux.
— Ah... ça explique aussi pourquoi tu as une réputation assez louche, mentionna Wyatt. Beaucoup ont peur de t'approcher pour diverses raisons, mais tu viens de nous faire comprendre pourquoi. Je ne m'étais pas attendu à perdre autant d'argent avec toi.
— Ça et le f... fait qu'elle f... flirte toutes les f... filles qu'elle r... rencontre, mentionna Scottie.
— Pas toutes, gronda sa sœur. Je ne drague pas avec les nanas déjà prises.
Luna cligna des yeux, confuse.
— Mais je suis célibataire... dit-elle avant de se pointer du doigt.
— Hein !? s'exclama Kylie, choquée. Et moi qui pensais que Wyatt et toi formiez un couple. C'est ce que tout le monde raconte en ville...
— Ça ne veut pas dire que je vais te laisser me draguer, par contre, signala Luna. Les femmes ne m'intéressent pas. Désolée.
Cependant, Luna ne s'arrêta pas là.
— Sinon, quelle est cette histoire de rumeurs à notre sujet ? grogna-t-elle. Ce n'est pas parce que nous sommes de très bons collègues que nous sommes forcément ensemble...
— Ouais, répliqua Wyatt à côté d'elle. Il faut tout le temps qu'on leur explique qu'on est comme frère et sœur, elle et moi. Ça commence à m'énerver.
— Pourtant, si vous êtes tout le temps ensemble, c'est forcément parce que vous êtes faits l'un pour l'autre, non ? indiqua Kylie qui but une gorgée de sa bière.
Wyatt et Luna se jetèrent un regard inquiet, puis se tournèrent vers Kylie avant de se lever. Tous deux prirent la fuite. Ils refusèrent de répondre à cette question. Luna poussa même son collègue de travail pour s'assurer qu'elle puisse sortir de la salle à manger, en premier. Kylie se mit à rire alors qu'elle les regardait partir.
— Ah bah ça, c'est malin, grogna son frère. Tu as vraiment le don d'être chiante, ma foi.
— Envoie la monnaie, dit-elle. J'ai gagné mon pari. Hé hé hé...
Elle tendit sa main vers lui, sans même le regarder.
— Je déteste quand tu as raison... râla son jumeau. Pffft... !
Scottie sortit donc son porte-monnaie et se mit à compter ce qu'il devait à sa sœur.
¤*¤*¤
Estelle n'arrivait pas à dormir, contrairement à ses parents qui n'avaient pas tardé à se coucher dans leur chambre. À la belle étoile, elle se promenait sur le pont. Il faisait froid, mais ce n'était rien d'anormal pour cette soirée de printemps.
Suite à sa conversation avec Cassandra, plusieurs heures plus tôt, elle avait fini par accepter les changements qui se déroulaient en elle. Elle n'avait pas le choix de s'y faire à la longue, même si elle n'approuvait pas que la déesse ait créé les femmes de cette façon.
Elle se sentait stupide d'avoir appris tout ce que Cassandra lui avait mentionné, plus tard que la moyenne des adolescentes. Normalement, elle aurait dû apprendre tout ça vers la fin de ses douze ans et le début de ses treize ans. C'était la moyenne, d'après la guérisseuse, où l'on enseignait aux filles comment la puberté affectait leurs corps et aussi, comment se protéger en cas d'activité sexuelle.
Pour avoir grandi avec deux pères constamment occupés par le travail, ces derniers n'avaient pas remarqué la détresse de leur fille. Elle s'était renfermé sur elle-même et avait évité de parler de tous ses problèmes avec les autres jeunes femmes de son groupe. Elle n'avait pas voulu les inquiéter avec ce qui lui causait tant de soucis. Tout ça avait été une grossière erreur de sa part. Au moins, Cassandra avait fini par comprendre son problème.
Estelle avait compris la leçon : elle ne cacherait plus ce genre d'inquiétude à ses proches. Néanmoins, il lui restait quelque chose à régler : sa relation troublante avec Kylie Sanders. Elle la voyait comme une perverse effrontée qui ne faisait pas attention à ses moindres faits et gestes. Ses parents semblaient l'apprécier, mais pas elle. Estelle croyait dur comme fer que cette guerrière punk ne méritait pas sa place dans leur brigade.
— Ah, tu ne dors pas, toi ? dit alors une voix familière à sa droite.
Elle reconnut Kylie qui sortait de la cafétéria des marins, en compagnie de son frère. Wyatt et Luna étaient passés par la même porte, un peu plus tôt. Ils avaient couru dans des directions opposées.
— Décidément, je n'échapperais jamais à mon sort... soupira Estelle.
— Aussi, qu'est-ce que cette manie de toujours m'ignorer quand je te parle ?
Estelle ne répondit pas. Elle retourna son regard vers l'océan. Après une longue minute d'attente, Kylie s'éloigna. Scottie secoua la tête. Il trouvait cette situation des plus frustrantes. Il s'approcha alors d'Estelle et s'appuya sur le bord de la coque.
— Que me veux-tu ? demanda l'adolescente.
— J'essaie s... simplement de comprendre ce qui se p... passe entre ma sœur et toi, répondit-il.
— Ça ne te regarde pas.
— P... pourtant nous travaillons ensemble, ne devrais-tu p... pas...
Estelle se tourna de sorte qu'il ne puisse plus voir son visage.
— Égoïste, accusa Scottie, qui perdit patience. Tu as un caractère aussi problématique que ma sœur. Vous êtes pareilles à ce niveau-là.
— Oh, parce que tu ne bégaies plus, maintenant ? demanda son interlocutrice. A-t-on affaire à un menteur en plus d'avoir à supporter une délinquante sexuelle ?
— Délinquante sexuelle ? Mais de quoi parles-tu ?
Estelle fit volte-face et pointa le jeune homme dans le ventre.
— Ta connasse de sœur se touche dans les vestiaires des femmes et ne verrouille pas ses portes !
Pris au dépourvu, Scottie vira au rouge. Cette révélation ne le surprenait pas du tout. Même qu'il éclata de rire, ce qui déstabilisa l'adolescente. Cette dernière remarqua aussitôt à quel point il était grand. Presque de la même taille que Flint. Ses yeux bleus étaient plus foncés que ceux des Markios, mais elle le trouvait joli, avec ses mèches.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de marrant, bouda Estelle qui se croisa les bras.
— En fait, je te trouve adorable, avoua-t-il. Tu me fais penser à une petite poupée.
Estelle fronça des sourcils et leva son pif en l'air. Elle se faisait difficile avec lui, mais cela ne l'empêchait pas de rester auprès d'elle.
— Tu n'essaierais pas de me draguer, par hasard ? constata alors l'adolescente, qui baissa son regard vers l'horizon, curieuse.
— Eh, ça m'étonnerait, avoua-t-il. Je préfère tes parents.
Estelle sursauta et se tourna vers Scottie. Rêveur, il avait une main appuyée contre sa joue, pendant qu'il observait les étoiles.
— Tu es homo ? demanda-t-elle.
— Ouais, rétorqua-t-il. Comme ma frangine.
Estelle n'en revenait pas que sa brigade accueillait autant de gays. En quatre ans, la république de Baldt avait été un sanctuaire pour les gens comme son père et les personnes transgenres. Après l'arrivée de Lucas Markios dans leurs vies, les choses avaient beaucoup changé à la capitale. À partir de cet instant, plusieurs citoyens, considérés comme des minorités, étaient venus s'installer chez eux. Le président, son grand-père, avait voulu faire en sorte qu'ils puissent s'y sentir en sécurité.
— C'est vrai que mes papas sont mignons, répondit Estelle, qui rougit.
Son ton avait changé. Elle était plus calme et se sentait prête à discuter avec lui.
— Je les envie d'être capables de s'afficher ainsi publiquement, avoua Scottie. Pour moi, c'est loin d'être évident. Ma sœur a déjà fait sa sortie du placard, mais je n'ai pas été en mesure d'avouer à mon père que je suis gay... D'après moi, il a déjà deviné...
— Pourtant, tu viens de me dire que tu l'es, non ?
Elle sortit d'une pochette de sa chemise, un paquet de friandises qu'elle partagea avec son interlocuteur. Des bonbons arc-en-ciel qui fondaient dans la bouche.
— Ouais, répliqua Scottie. Mais c'est parce que tes parents sont les deux homos les plus reconnus de toute la ville. Ton grand-père a été sympathique de déclarer la capitale de Baldt comme une ville inclusive, toutefois la plupart d'entre nous n'osent pas encore s'afficher comme eux. Quant à ma sœur, elle se fout totalement de ce que les gens pensent d'elle. Elle se marre même des gens qui se moquent de sa sexualité.
Estelle roula les yeux et soupira.
— Moi, je la trouve louche, avoua-t-elle. Ça ne se fait pas de ne pas verrouiller les portes de vestiaires. Je parie qu'elle le fait exprès.
— Oh, crois-moi. Ma sœur est complètement débile, mais elle n'est pas une exhibitionniste. Je crois surtout que c'était un oubli, cette fois-là. De toute manière, elle est tellement distraite que cela ne m'étonne pas d'elle.
Estelle ne savait pas si elle devait le croire ou non. Néanmoins, elle le trouvait assez sympathique pour continuer leur conversation.
— Est-elle comme ça depuis toujours ? demanda-t-elle.
— D'aussi loin que je m'en souvienne. Même adolescente, elle était dingue chaque fois qu'elle rencontrait une nouvelle jolie demoiselle. Puis, elle est devenue une joueuse compulsive. Elle n'arrête pas de lancer des paris à qui que ce soit... donc je dois constamment cacher notre or, pour qu'elle arrête de faire des conneries.
— Oulah, son cas se complique...
Estelle remarqua qu'il était mélancolique, fatigué. Il devait sûrement avoir beaucoup de tracas, à cause de sa sœur. Il mangea quelques bonbons en silence, alors qu'ils écoutaient le bruit des vagues.
Le bateau était à la dérive, cette nuit, puisque tout le monde dormait paisiblement. Tout était calme. Ce n'était pas la première fois que l'adolescente prenait un bateau pour se rendre à Lanartis. Trois ans plus tôt, elle avait voyagé pour rendre visite à son oncle Lucas, à Archenwald. Elle avait accompagné ses parents, son grand-père, ainsi que son oncle Kyran et sa tante Sarah.
Toute la famille Markios avait été invitée pour une semaine, afin de rencontrer la famille royale. Estelle se souvint du bal costumé auquel ils avaient tous participé. Elle se demandait comment se portait le Roi Davis et Dame Floraine. C'était un si gentil couple. Elle leur avait écrit à quelques reprises, par la suite.
— Est-ce la première fois que vous vous rendez au royaume ? demanda Estelle. Moi, ce sera ma deuxième visite.
— Non, expliqua Scottie. La Première Brigade était souvent engagée pour escorter des marchands. De nombreux échanges commerciaux se sont faits à travers nos clients. Normalement, on se rendait aux villages portuaires et donnait du temps à nos protégés de faire leurs arrangements, puis on revenait à Baldt. Parfois, Ruby nous emmenait passer des vacances en dehors de la province...
— J'en déduis que vous avez visité une bonne partie du monde, pas vrai ?
— Pas tellement, dit-il. Nous nous sommes surtout concentrés sur le continent de la Grande Aeglysienne et ses îles... Avant de faire partie d'une brigade, j'ignorais qu'il y avait autant de lieux à visiter... Je crois que c'est ce qui va me manquer le plus de la Première Brigade. J'ai cru comprendre que la vôtre préfère rester près de la république.
Estelle hocha la tête, mais répondit aussitôt :
— Crois-moi, mon père Flint aussi aimerait s'éloigner de Baldt, mais le Conseil le préfère près de la capitale. Nous avons des spécialistes très demandés dans notre groupe, tu comprends ? Cassandra est souvent employée pour ses soins... Luna et Wyatt sont d'excellents tuteurs en magie et ils doivent parfois enseigner des cours à l'académie. Papa Gabriel doit souvent travailler dans la région, car les ouvriers ont besoin de sa force. Misaki entraîne les nouvelles recrues aux arts martiaux et j'en passe. Bref, ils ont tous un rôle important à jouer, maintenant que j'y pense...
— Et toi, fit le jeune homme. As-tu une spécialité ?
— Euh... rien, pour être honnête.
— Tu as un fouet à ta ceinture, ce n'est pas : rien...
Estelle se tourna la tête vers l'arrière et regarda son arme.
— Ah ça ? Ouais... Je m'en sers occasionnellement. Je ne suis pas une très bonne combattante, alors je me concentre à invoquer des champs de forces pour notre groupe ou bien des sorts de soins. D'après Luna et Wyatt, j'ai assez de mana pour lancer des trucs encore plus puissants que ça... Seulement, je ne maîtrise pas les éléments comme je le souhaiterais. Je connais quelques sorts mineurs toutefois.
— En quelque sorte, ça fait de toi une guérisseuse comme Cassandra.
— Peut-être, mais ma magie n'est pas aussi forte que la sienne... Du moins, pas encore.
— Des champs de forces, c'est bien, je trouve. Ça pourrait nous être utile, à moi et ma sœur. Je combats beaucoup dans l'ombre, donc par moments, j'ai besoin d'un endroit pour récupérer mes forces. Quant à ma sœur, elle a bon cœur, mais elle n'a pas toute sa tête, alors ça me rassure de savoir qu'on soit bien entouré.
Estelle gloussa et rangea le reste de son sac de friandises.
— Dans ce cas, puisque tu es gentil avec moi, je ferais en sorte que tu ne meures pas, formula-t-elle. En retour, tu devras surveiller mes arrières.
— Avec joie, répondit Scottie.
Ils discutèrent ensuite de leurs plus récentes missions, dans le rire et la bonne humeur.
Ils se tissaient rapidement des liens ; ce qui ne manquait pas d'étonner Kylie qui avait entendu toute cette conversation. La jeune guerrière se trouvait derrière eux, séparée par l'ouverture en bois qui permettait de descendre aux dortoirs.
Ainsi donc Estelle lui en voulait pour une bêtise dans les vestiaires. Elle ne se souvenait plus de cet incident. Elle fumait en cet instant une clope et se demandait si elle arriverait bientôt à convaincre l'adolescente à lui faire confiance.
Kylie était très surprise de voir à quel point son frère n'était pas si nerveux que ça, en présence de la jeune fille. Normalement, il serait en train de bégayer, près d'un étranger ou d'une étrangère. Il se détendait surtout avec ses proches.
Quand elle eut terminé de fumer sa cigarette, Kylie s'approcha du bord du bateau, jeta le mégot dans la mer et s'étira. Il était temps pour elle d'aller se coucher. Elle bâilla tranquillement et contourna l'ouverture afin de descendre à l'étage du dessous.
Alors qu'elle passait devant la porte de la chambre à laquelle Flint et Gabriel devaient dormir, ce soir-là, elle entendit des bruits dans la pièce. Elle figea sur place lorsqu'elle entendit l'un d'entre eux qui gémit de plaisir. Elle écarquilla les yeux après avoir appuyé son oreille sur la porte. Les bruits étaient de plus en plus forts et ils continuèrent leur manège, jusqu'à ce que Flint lâche un juron. Il y eut quelques secousses dans la pièce et puis, plus rien. Flint poussa un long soupir de soulagement, ce qui fit grimacer la pauvre guerrière qui se retira aussitôt.
— Beurk ! songea-t-elle. Ils n'ont pas de manières, ces deux-là !
Kylie s'éloigna aussitôt et s'enferma dans sa chambre, qui se trouvait trois portes plus loin. Son frère allait bientôt la rejoindre, pour la nuit. Elle se coucha sous ses couvertures, en sous-vêtements. Bien qu'elle eût envie de passer une nuit paisible, elle ne put s'ôter l'image mentale de Flint et Gabriel, en train de faire l'amour. Ce fût pour la jeune femme, une sacrée leçon de karma. Elle se mit à pleurer, horrifiée par ce qu'elle venait de vivre. Elle commençait même à comprendre comment Estelle avait pu se sentir, l'autre jour...
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