39. Euryale et Sthéno
À dos de cheval, Flint venait de quitter la capitale en compagnie de Dia sous sa forme d'épée. Il avait observé le groupe mené par Derek Doyle à la sortie ouest de la ville et n'avait pu s'empêcher de râler. Il s'en voulait de ne pas être en état de les suivre. Au moins, ils étaient bien accompagnés. Il avait averti son père qu'il allait rendre visite au monument, afin de prier sur la tombe de son oncle. Celui-ci l'avait regardé d'un air inquiet et s'était demandé si son fils n'allait pas commettre une bêtise. Flint n'avait pas perdu de temps avec le président ; ce dernier était trop occupé avec les supérieurs de l'armée.
- Tu sais, je comprends ta frustration, Flint... dit Dia. Moi aussi, il m'arrive de ne pas réfléchir correctement lorsque j'ai de la peine ou que je suis fâchée. Cette visite à la tombe de Nash nous fera le plus grand bien.
Son porteur ne répondit rien. Il se contenta de hocher la tête. Dia comprit son silence.
Les créatures sauvages dans les plaines étaient de plus en plus nombreuses. Comme toujours, elles évitaient les routes réservées aux voyageurs.
- Au fait, Flint... commenta la louve.
- Qu'y a-t-il ?
- Que sais-tu au sujet des monstres qui rôdent à l'extérieur des villes ?
- Les monstres ? Je croyais que tu en savais plus que nous à ce sujet.
- Justement, nous autres les élémentaires, on a le devoir de protéger les mortels de ces créatures en tout temps. Nous connaissons leurs origines puisqu'elles représentent le camp ennemi. Toutefois, nous nous sommes toujours demandés comment elles faisaient pour se multiplier de la sorte... On sait que Perséphone se trouve dans une autre dimension, donc son influence ne devrait pas avoir autant d'impact ici... Rares sont ses alliés pouvant invoquer les créatures du mal sans y sacrifier leur vie en retour...
- Tu as l'air d'en savoir plus que moi, en tout cas...
- Ma seule théorie pour le moment est que plus nos frères et sœurs élémentaires s'affaiblissent, plus il est facile pour Perséphone de percer des brèches à travers nos dimensions respectives... C'est probablement pour cette raison que nous sommes entourés de monstres.
- Ça me semble tout à fait logique...
- À t'entendre, c'est comme si ça ne te faisait ni chaud, ni froid.
- Je ne suis plus vraiment étonné en ce qui concerne l'existence des divinités et de l'au-delà... À vrai dire, je pourrai vivre sans.
Dia avait ressenti un malaise lorsqu'il avait prononcé cette dernière phrase.
- Je sais ce que tu vas dire, dit-elle. C'est notre faute si Nash est mort.
- Non... je ne le pense pas, enfin, je le pensais avant mais plus maintenant. Cependant, votre quête a indirectement causé sa mort. Tôt ou tard, je subirai le même sort que lui et tout ça parce que c'est mon devoir de vous protéger ta famille et toi. Nous connaissions les risques en offrant nos services à votre cause.
- Mais tu m'en veux... Pas vrai ? demanda alors la louve, inquiète.
- Non... Je ne t'en veux pas... J'en veux seulement à cette fichue guerre religieuse de chiottes. Elle ne nous fait pas de cadeau. Autant survivre tant qu'on peut... Du moins, c'est ce que je crois...
Dia était consciente qu'avant qu'elle n'arrive dans la vie de Nash et de son neveu, Flint était un peu croyant des légendes et des histoires en ce qui concerne Athéna. Elle pouvait lire en lui qu'il avait renié la déesse une bonne partie de sa vie, à cause de son homosexualité et de son adolescence mouvementée. Être gay n'était pas tabou dans les dogmes religieux de la bible athénienne. Toutefois, les gens de Baldt, avaient quand même développé plusieurs traditions et étaient beaucoup plus habitués de voir des couples de sexes opposés ensemble que des couples de même genre. Dia comprenait de plus en plus pourquoi il se sentait si à l'écart des autres.
Durant ses nombreux voyages, Dia avait déjà rencontré plusieurs personnes qui vivaient la même situation que Flint, même des gens assignés avec le mauvais genre à leur naissance. Ces personnes étaient toujours dans la minorité et bien souvent, on les persécutait parce qu'ils étaient différents. C'est comme les albinos, à une certaine époque, les hommes et les femmes comme Misaki étaient traités comme des démons et parfois mis au bûcher. La tolérance et l'amour pour les personnes différentes était toujours à retravailler... Dans cette nouvelle ère où tout se transformait rapidement, il y avait toujours des gens qui refusaient d'abandonner leurs anciennes croyances et qui refusaient d'accepter les changements.
- Des fois, je me demande où serait ma vie si j'avais été comme les autres hommes de Baldt, dit Flint. J'aurais probablement marié une femme et on aurait eu plusieurs enfants et une maison...
- Tu as Estelle et Gabriel, non ? répondit la louve, embêtée. Je ne vois pas pourquoi tu te rabaisses comme ça.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Dia... J'ai rarement les mêmes sujets de conversations que la plupart des hommes hétéros. Certains de nos brigadiers ne pensent qu'à se saouler la gueule, flirter les dames dans les bars ou bien à discuter des sports ou des tournois de lutte qu'on organise trimestriellement au centre-ville. Je sais que ça peut te paraître bizarre puisque mon père n'a pas eu le temps de préparer ces derniers, depuis le début de son administration. Mais, au temps où Virgile était encore vivant, on avait ce genre de fêtes au moins quatre fois par an. Et ce n'est pas que les hommes qui y participaient, mais aussi des femmes... Bref, papa a dû couper dans le budget des festivals, pour des raisons économiques... puis il a engagé plus de gens pour l'armée... donc...
- Je ne pense pas qu'il soit sain pour toi de te comparer aux autres. Tu l'as fait trop souvent avec ton oncle. Regarde où ça t'a emmené...
- Je sais, je sais... J'ai dépassé les bornes à plusieurs reprises parce que je voulais impressionner tout le monde... Je voulais prouver que je pouvais être meilleur que lui dans tous les domaines...
- Ton existence n'invalide pas celle des autres et celle des autres ne devrait pas te nuire, non ? Alors arrête de t'en faire et soit toi-même. Tant pis si tu ne seras jamais comme les autres hommes de ton entourage. Ce n'est pas comme ça qu'on te voit et ce n'est pas comme ça que tu dois être. Moi, je t'apprécie comme tu es et j'apprécie ton mari et ta fille.
- Vu comme ça... Ça me fait du bien de l'entendre.
Flint se sentit légèrement larmoyant, il rougit timidement avant de prendre une longue respiration.
Un moment plus tard, Dia reprit :
- Tu es encore jeune... Tu as vingt-six ans, quand même. Tu as toute ta vie devant toi. T'as le temps de tenter de nouvelles choses, tu sais ?
- Ma fête est dans trois mois... Je me sens vieillir...
La louve cligna des yeux quand elle réalisa qu'elle n'était plus si jeune, elle aussi. Elle avait fini par arrêter de compter les chiffres et les nombres de sa vie après qu'elle fut réincarnée en fée, en renarde, puis en louve. Elle existait depuis le tout début des temps, mais son incarnation actuelle était maintenant plus vieille qu'elle puisse s'en souvenir. Tout cela à cause de sa longue hibernation dans les sous-sols de Kritz.
- Tu sais, commenta Flint. J'aurais très bien pu rejoindre le Conseil de la ville pour représenter la cause des minorités qui me concernent ; mais j'ai conscience que je ne suis qu'une personne et qu'il aurait fallu que je me présente contre d'autres adversaires... Toutefois, d'après ce que je peux voir, Kyran et papa font un excellent travail pour nous.
Il aurait fait campagne comme les autres membres de sa famille, afin de voir si l'on voulait de lui comme conseiller. Seulement, il avait vite abandonné cette idée parce qu'il n'avait pas l'étoffe d'un bon diplomate et qu'il manquait de courage. Surtout, sa personnalité était controversée. Il aurait très bien pu devenir un activiste engagé, s'il n'avait pas choisi devenir patrouilleur, ou bien brigadier.
Un jour, il espérait pouvoir trouver quelqu'un qui représenterait sa cause et qui permettrait aux gens comme lui de ne plus avoir peur. Il réalisait qu'il avait eu beaucoup de chance de rencontrer quelqu'un comme Gabriel et qu'il pouvait s'estimer heureux d'avoir pu l'épouser à l'église de Kritz. Ce n'était pas toutes les régions du monde et toutes les cultures qui permettaient des mariages du même genre. Pour cette raison, il était reconnaissant envers son peuple et ses lois actuelles.
- Normalement, tu n'en parles presque pas de ces soucis personnels, mentionna Dia. Est-ce que c'est parce que tu ne veux pas déranger notre groupe ?
- Plus ou moins, répondit Flint. Il n'y a qu'avec Gab que j'en parle réellement. Je me soucie de son bien-être et aussi de celles et ceux qui ont encore de la difficulté à se faire accepter à la capitale. Quelques-unes de nos fréquentations vont quotidiennement au bar local, où nos citoyens ont tendance à les juger ou à les regarder comme des bêtes de cirques quand ils s'embrassent. C'est gênant... Gabriel et moi, nous n'avons pas peur de manifester notre amour publiquement... Mais pour eux, c'est difficile...
- En principe, c'est comme les couples hétéros qui se bécotent trop au mauvais endroit, avec un timing démesuré...
- En plein ça ! Sauf que ça prend des tournures beaucoup plus risquées avec nos amis gays. Tout ça me frustre ! Ils ne font de mal à personne, mais ça met tous les autres mal à l'aise... Nous sommes des gens normaux, ce n'est pas illégal ! Cassandra m'a même dit qu'il y avait des lesbiennes à son village et tout le monde les acceptent comme elles sont. L'ouverture d'esprit semble beaucoup plus fréquente, plus on s'éloigne de chez nous... Grrr ! Par contre, quand on voit comment la pauvreté fait des ravages dans les bâtiments des autres communautés, je me sens dorloté de vivre à Baldt...
- Pourquoi n'en parles-tu pas à Kyran ou ton père ? Ils pourraient très bien sensibiliser les gens de votre ville avec un nouveau projet de lois.
- J'y ai déjà songé, mais ils en ont déjà plein les bras.
Ils étaient sur la route depuis maintenant un quart d'heure et avançaient tranquillement. Flint et Dia discutaient de tout et de rien désormais, pour passer le temps durant leur trajet. Ils arrivèrent à destination au bout d'une heure et demie. Le cheval commençait à avoir faim et il avait arrêté de trotter à quelques reprises près des hautes herbes pour brouter un peu. Malgré cela, ils étaient à présent au monument. La grande pierre tombale, qui avait été construite près du tumulus, où l'on avait enterré les corps des défunts soldats, était recouvert de bouquets de fleurs - la plupart étaient déjà séchés. Il y avait aussi quelques souvenirs, éparpillés partout. Sur une longue et large plaque étaient inscrits les noms des soldats et des mercenaires qui avaient perdu la vie durant cet incident.
Il y avait de la neige partout, mais elle commençait à fondre. Cette journée-là était l'une des rares qui soient ensoleillées, durant la semaine qu'ils venaient de vivre. Les sentiers étaient, la plupart du temps, déneigés par les mages et des bénévoles de la république. Il n'y avait pas le moindre centimètre de glace à l'horizon. Flint débarqua de sa monture, puis déboutonna son manteau avant de s'approcher de la pierre tombale. Il commençait à avoir chaud, sûrement l'émotion...
Il était rempli de colère et de peine quand il lisait tous ces noms ainsi que la citation religieuse qu'on avait inscrite au milieu de la plaque.
- Qu'Athéna veille sur vous, enfants de la lumière, avait-il lu à voix basse.
Il fronça les sourcils et baissa son regard sur le nom de Nash qui avait été gravé tout en dessous d'une dénommée Leisha Madison et au-dessus de Tei'Fon Naguya - sûrement un membre des ex-rebelles. Flint crut avoir vu le nom de Yosuke Megumi, gravé en bas de liste. Les noms se voulaient d'être en ordre alphabétique, mais il avait remarqué que Yosuke, ainsi que d'autres noms, avaient été rajoutés à la dernière minute parce qu'on les avait oubliés. Il soupira, puis haussa les épaules. Décidément, celui ou celle qui avait fait cette plaque aurait pu faire du meilleur travail.
- C'est grotesque comme monument ! s'exclama Dia qui voulut briser le silence. Une simple croix aurait suffi.
- Soyons encore heureux que ce soit un représentant de Kritz qui ait décidé de nous faire cette plaque bénévolement. Il aurait pu nous charger des frais, mais ne l'a pas fait puisque c'est un drame de niveau régional.
- Tout de même, je ne crois pas que Nash aurait aimé que sa tombe soit si large et si... lugubre. Le choix de la pierre est étrange... C'est beaucoup trop sombre à mon goût. Trop déprimant.
- Tu dis ça parce que tu es l'esprit de la lumière, Dia, répliquait Flint qui roula les yeux. Mourir n'a jamais rien eu de très joyeux.
- J'ai conscience que ce ne doit pas être réjouissant, mais puisqu'il s'agit d'un grand nombre de personnes, j'aurais préféré que ce soit plus accueillant... Plus chaleureux... C'est affligeant tout ça...
Dia avait repris sa forme animale lorsque Flint s'était déboutonné, un peu plus tôt. Elle était assise à ses côtés, alors qu'il se tenait droit, debout devant la gigantesque pierre tombale. La longue queue touffue de l'animal n'était pas très agitée en ce moment. Elle la laissait au sol et battait cette dernière de temps en temps, pour démontrer son agacement. Elle se mit à renifler le sol autour d'elle, afin de repérer les odeurs des défunts à travers la terre. Le sol était si humide et boueux que ses narines n'arrivaient pas à sentir autre chose. Il n'y avait que sa propre odeur et celle de Flint.
- C'est bête, dit-elle, perdue dans ses pensées. J'essaie de me souvenir du parfum que Nash portait la dernière fois que je lui ai adressé la parole...
- Il aimait beaucoup l'arôme de la cannelle ou bien celle du lilas, dit Flint.
- C'est ça, il portait un parfum à la cannelle...
Sur le coup, la louve revit son ami en train de mourir près d'elle, puis secoua la tête. Elle ne se sentait pas bien. Elle commença à se gratter l'oreille et à grogner en direction de la plaque commémorative. Flint l'examina et réalisa qu'elle était en état de panique. Il ne l'avait jamais vu ainsi, donc il trouvait cela étrange.
- Dia ? demanda-t-il, inquiet. Est-ce que ça va ?
- Non, ça ne va pas ! grogna la louve avant de courir autour de la grande plaque. Ton oncle est mort et c'est ma faute !
- Dia...
- J'aurais pu le soigner ! J'aurais pu le sauver, je n'étais pas assez puissante ! rajouta l'esprit avant de trébucher vers l'avant et de se planter le mufle entre ses pattes.
- Ne dis pas ça...
- Je suis certaine que tout le monde serait plus heureux aujourd'hui si je n'avais pas été aussi paresseuse dans mon entraînement de magie !
- Mais non, Dia... Tu l'as dit toi-même, vos pouvoirs sont affaiblis à cause de la foi diminuée de la population... Ce n'est pas ta faute.
- J'aurais pu faire un effort ! J'aurais pu essayer de convaincre ces gens de croire en nous et en la déesse ! J'aurais pu le sauver ! Je n'ai rien fait...
Elle pleura ensuite, avant de lever son museau vers le ciel. Elle hurlait comme une louve le ferait à la lune, ce qui était tout à fait normal puisqu'elle en était une. Flint s'approcha d'elle, afin de la serrer dans ses bras. La pauvre était anéantie. Ils étaient venus au monument, rien que pour lui, mais c'était lui qui prenait soin d'elle.
Dia était remplie d'une culpabilité si grande que Flint en souffrait pour elle. Il n'osait pas imaginer la douleur qu'elle pouvait ressentir, chaque fois que l'un de ses proches périssait.
Quelques minutes plus tard, l'animal se calma.
- Ça va aller Dia... dit le jeune homme qui caressa la tête de la louve. Nash ne t'en veut pas, j'en suis certain.
- Tu dis ça pour me faire plaisir... fit la louve, avant de hoqueter et de lever son pif vers lui pour ensuite lui lécher le menton.
- Mais non, il n'a jamais été très rancunier, mon oncle. Et tu n'as pas à t'en faire, les seules personnes qui l'énervaient, c'était moi et le reste de sa famille. Il t'aimait beaucoup, tu sais ? Tu étais une très bonne amie pour lui. Le peu de temps que nous avons vécus ensemble ont été remplies d'aventures et d'émotions fortes, nous avons tous tissés des liens importants... Nash ne voudrait pas que tu te laisses aller pour ça. Il faut que tu sois forte pour lui... et pour moi... ainsi que ta famille.
Dia pencha sa tête d'un côté, curieuse de lire l'expression de Flint. Il semblait douter de ses propres paroles ; les yeux de Flint observaient la plaque silencieusement.
- C'est pour me rassurer ou bien pour te rassurer, que tu dis ça ? demanda-t-elle.
- Un peu des deux, répliqua le jeune homme.
Dia soupira, puis ajouta :
- Ne devrais-tu pas être dévasté ? Ton oncle est mort, il a fait partie de ta vie beaucoup plus longtemps que moi et c'était pratiquement ta deuxième figure paternelle...
- J'essaie de ne pas m'effondrer... Parce que si je le fais, je sais que je ne m'en remettrai jamais...
Ils restèrent ainsi pendant un moment. Quelques minutes plus tard, Flint continua :
- Misaki a bien fait de nous donner ce congé... Il fallait que nous puissions tourner la page sur cette tragédie... Ce n'est pas notre faute s'il est mort, Dia. C'est la vie qui en a décidé ainsi. Le destin a voulu qu'il rejoigne les cieux avant d'autres personnes, c'est tout...
- Mais j'emmerde le destin ! grogna la louve, une phrase qu'elle avait entendu son ami aux cheveux blonds répéter souvent, au fil des dernières semaines. Nous sommes au-dessus de tout ça, nous les créatures élémentaires ! La déesse nous a donné naissance pour que nous puissions justement repousser les limites du destin ! Nous...
- Dia... Il nous faut accepter cette défaite si nous voulons un jour retrouver le sourire.
Dia savait que Flint avait raison, mais elle s'entêtait pour la lui donner. Elle finit par s'endormir dans ses bras, alors que ce dernier était agenouillé et assis dans la neige fondante depuis plus d'une demi-heure déjà. Il jugea qu'il devrait probablement faire une sieste lui aussi ; il avait mal dormi ces derniers jours. Mais ce n'était ni le bon endroit, ni le bon moment pour se reposer. Il posa Dia tranquillement au sol, alors qu'il se releva pour aller lire et relire les noms de toutes les victimes de l'embuscade.
- Arrêtez de chialer, dit une voix rauque derrière eux. Vous allez me faire vomir !
Flint fit volte-face et remarqua deux étranges dames vêtues de haillons. Elles avaient des allures monstrueuses, comme si elles sortaient tout droit d'une histoire d'horreur qu'il avait lu, lorsqu'il était plus jeune. Dia, qui venait de se réveiller d'un bond, ressentait en elles une puissante magie maléfique qu'elle n'aimait guère. Elle avait une vague idée sur l'identité de ces créatures.
- Alors, ma chère, dit la première dame. Ce sont des gens comme eux qui ont tué notre sœur, pas vrai ? Que dirais-tu qu'on leur donne une leçon ?
Dia se figea sur place. Flint analysa les vieilles dames. Elles avaient la peau si ridée qu'on aurait dit des épaves en cours de décomposition. Elles étaient recouvertes d'un tissu noir et sur leurs têtes se dressaient des serpents vivants qui gigotaient dans tous les sens, alors qu'elles les observaient. Un nuage de fumée obscur était en train de se former autour des deux créatures répugnantes. Flint comprit qu'elles lévitaient par magie.
- Ferme les yeux ! aboya la louve qui avait reconnu les traits physiques de ces vieilles dames. Ce sont des gorgones !
- Des gorgones ? répéta Flint qui lui obéit aussitôt. Je pensais qu'elles n'existaient que dans les mythes !
- Elles sont peu nombreuses depuis que l'église est intervenue, mais elles sont fortes et redoutables ! Un simple contact visuel avec l'une d'entre elles est assez pour te transformer en pierre !
- Voyez-vous ça, c'est qu'ils sont instruits ces misérables mortels, dit la plus âgée des gorgones. Hélas, vos prêtres ne vous ont jamais parlé de ma sœur ou même de nous... Nous, que tous devraient craindre ! Non seulement vos ancêtres ont eu l'audace de lui crever les yeux, l'un des vôtres l'a tuée alors qu'elle était démunie !
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, mentionna Flint, aveuglé. De quelle sœur parlez-vous et qui êtes-vous ?
- L'un d'entre vous à la capitale a tué notre sœur, Méduse, il y a des semaines, dit la gorgone à la voix rauque. Sa tête a été dévorée par l'une des créatures qui vous accompagnent. Inutile de dénier les faits, vous avez avec vous une louve qui possède la même forme d'énergie spirituelle que nous avons ressentie dans sa chaumière !
- En tout cas, je ne suis ni responsable de la mort de votre sœur, ni Dia ici présente, déclara Flint. Nous sommes de passage, ici, afin de prier pour nos morts.
- Allez-vous-en ! hurla l'autre gorgone qui avait une voix encore plus sèche et sanglante que sa sœur. Ces terres nous appartiennent désormais !
Dia retourna entre les mains de Flint, sous forme d'épée. Le jeune homme empoignait fermement l'arme, même s'il ne pouvait plus voir quoi que ce soit.
- Votre sœur a terrorisé notre amie pendant plusieurs années ! lança-t-il, après avoir eu une pensée pour Luna. Ne soyez pas étonnées que justice ait été rendue !
- Elle n'a eu que ce qu'elle mérite ! ajouta Dia.
L'histoire de Luna résonnait toujours en eux. Elle leur avait raconté son passé, plusieurs semaines plus tôt. Flint se souvint qu'elle avait d'abord hésité, puis avec l'aide de Shayne et de Nox, avait pris un peu plus d'assurance au fil de sa narration. Flint se souvenait aussi des nombreuses cicatrices que Méduse avait affligées au dos de la pauvre magicienne. Tout cela était désormais gravé dans sa mémoire. Cependant, Luna se sentait mieux ces derniers temps et n'avait plus tenté à désobéir aux lois de la république. Elle avait été vengée et c'était tout ce qui importait aux yeux de Flint.
De retour à la réalité, il ouvrit légèrement un œil tout et baissa la tête, pour essayer de repérer l'endroit exact où se trouvaient les deux vieilles dames. Elles n'avaient toujours pas bougé, ce qui voulait dire qu'il devrait se fier à leurs premiers mouvements avant d'agir. Il ferma à nouveau son œil et se mit à écouter attentivement tous les bruits autour de lui. La respiration des gorgones était rugueuse et haletante, comme si elles avaient couru un marathon après avoir fumé un paquet de cigarettes. Les serpents au-dessus de leurs têtes n'arrêtaient pas de siffler, comme s'ils s'apprêtaient à le dévorer. Il pourrait se repérer facilement, grâce à eux.
- Flint, laisse-moi prendre le contrôle de ton corps ! dit la voix de Dia, dans sa tête. Je vais te défendre de mon mieux !
- D'accord, mais fait attention ! répliqua-t-il, mentalement.
- T'as vu ça, Sthéno ? formula la plus jeune gorgone. Il tremble comme une feuille ! Laisse-moi m'occuper de lui...
- Pas si vite, Euryale ! répondit sa sœur. L'essence magique qui l'accompagne pourrait très bien nous servir si nous voulions préparer de nouvelles potions de jouvence ! Le mana est tellement condensé à l'intérieur de cette arme que nous pourrions en faire une centaine de philtres !
- Ah bon ? À te connaître, tu les garderas toutes pour toi !
- Nous sommes immortelles, rappelle-toi, sœurette ! Malheureusement, plus les années passent et plus, nous nous vidons de notre essence ! Une source suffisante de magie est essentielle si nous voulons rajeunir notre image !
- Savez-vous que c'est vraiment stupide de révéler tous vos plans ouvertement ? demanda Dia qui interpella les deux gorgones.
- Maintenant, ça me donne encore plus envie de prendre la fuite, déclara Flint qui déglutit.
- Quelque chose me dit qu'elles perdent en neurones, plus elles vieillissent celles-là, exprima l'esprit élémentaire.
- Ces insultes sont inacceptables ! cria Sthéno.
- À votre place, je m'en irais avant que les choses dégénèrent, dit Flint sur un ton autoritaire. Nous ne voulons pas nous battre, mais nous allons nous défendre si vous portez le premier coup !
- Essayez donc de nous tuer ! Vous verrez, ce n'est pas facile, manifesta Euryale avant de passer rapidement près de Flint.
Elle lui griffa la joue avec l'un de ses ongles pointus.
Flint fit pivoter son arme vers la droite, du côté où il avait ressenti l'égratignure et fendit l'air rapidement. Dia se planta au sol sous les rires moqueurs des sœurs.
- Jouer au chat et à la souris avec lui sera du gâteau ! chantonna Sthéno. Attrape-moi, petit con !
Les deux démones se mirent à flotter autour du guerrier et récitaient des paroles d'une langue inconnue alors que Flint essayait de repérer les sifflements de serpents. Elles étaient trop rapides pour lui, il commençait à se déconcentrer. Euryale lança une sphère ténébreuse du bout de ses doigts qui se dirigea en direction du brigadier, Dia eut pour réflexe de soulever la main de son maître, afin de faire dévier la trajectoire du sort. La sphère éclata dans un bruit de verre et l'effet magique se brisa.
- C'est triste pour vous, gorgones, mais Dia est l'incarnation de la lumière, formula Flint. Vous ne risquez pas de survivre très longtemps avec ce genre d'attaques !
- Ne nous sous-estimez pas, mortel, répliqua sèchement Euryale.
- Je sais, je sais, vous êtes immortelles et nous mortels, et taratati et taratata, se moqua Flint qui commençait sérieusement à en avoir marre de leur complexe de supériorité. Vous me saoulez avec vos sornettes.
- Il faut reconnaître qu'il a la langue bien pendue, celui-là, remarqua Sthéno, elle fera un joli trophée...
Flint ressentit un courant d'air devant lui, l'aînée des sœurs venait de lui lancer un puissant sort de givre mêlé à une bourrasque dont la force le poussa et lui fit perdre son équilibre. Il tomba sur les fesses, son dos avait percuté la pierre tombale des défunts soldats. Il commençait déjà à se lever lorsqu'il ressentit une autre attaque similaire, depuis sa gauche. Ce fut à cet instant que Flint jeta Dia dans cette direction, espérant que celle-ci atteigne sa cible.
Dia reprit sa forme animale et bondit tout droit sur la créature et lui déchiqueta la tête. Elle mordit les serpents et lui griffa la peau avec ses quatre pattes. Flint se releva enfin et sortit d'une gaine de sa ceinture, une dague, alors qu'il écoutait attentivement les sons ambiants.
- Dégage ! hurla Euryale avant de donner un coup de poing à la louve.
Dia tomba au sol sur ses pattes et glissa dans la neige. Elle tenait dans sa gueule un morceau de serpent mort qu'elle recracha. La sorcière se prit la tête qui saignait et gémit de douleur. L'aînée de gorgones s'approcha de sa sœur à la hâte et fit apparaître un nuage de fumée.
- Cette fois, vous allez comprendre comment nous sommes supérieurs à vous, misérables mortels ! aboya Sthéno qui prit la main de l'autre gorgone.
Les sœurs levèrent leurs dextres en direction de Flint. Ce dernier fut alors encerclé dans un sortilège étrange et se sentit soulever dans les airs. Une magie puissante le forçait à ouvrir les yeux et les garder ouverts. Dia hurla son nom à quelques reprises, comme si elle essayait de briser l'enchantement, mais Flint se retrouva face à face avec l'aînée des gorgones. Les yeux globuleux de la monstrueuse créature étaient rouge vif avec de petites fentes noires qui remplaçaient ses iris. Tout cela lui glaça le sang. Il ressentait déjà ses pieds s'alourdir alors que sa respiration devenait de plus en plus lente. Il avait compris qu'il était en train de devenir une statue de pierre.
- Dia... pars... supplia-t-il, pendant que le maléfice lui recouvrait rapidement le visage jusqu'à lui bloquer la bouche, suivis des narines pour finalement atteindre les yeux.
Puis, plus rien...
La statue de Flint tomba aux pieds de la grande plaque, l'air ahuri. Les gorgones s'esclaffèrent pour ensuite pointer le malheureux guerrier du doigt. Dia était en état de choc. Cependant, elle savait qu'elle ne pourrait jamais vaincre ces sorcières seules, alors elle suivit les conseils de son porteur et fit machine arrière.
Avant de retourner sur la route, elle remarqua que la monture de Flint avait subi le même sort que lui ; voilà pourquoi ils n'avaient pas entendu ses hennissements alors que le pauvre animal s'était relevé la tête avec une bouchée de gazon dans la gueule.
Les gorgones ne s'arrêtèrent pas au jeune homme, car elles concentraient déjà leur puissance sur la louve qui sentit ses pattes quitter le sol. Rapidement, son corps fut soulevé et transporté tout près de Flint. Les deux sœurs forcèrent cette dernière à les regarder dans les yeux. Leur puissance démoniaque l'empêchait de se débattre, bien qu'elle ait tenté de s'échapper.
- Arrêtez ! supplia Dia. Je vous en conjure ! Laissez-moi partir !
- Désolé, mais vous allez faire partie de notre collection, désormais ! dit simplement la cadette des sœurs.
Euryale se tenait toujours la tête d'une main libre, alors que l'autre assistait Sthéno à restreindre les mouvements de la louve.
- Notre mission est bien plus importante que vos caprices ! grogna l'esprit élémentaire. Vous le paierez de votre vie !
- Je n'en ai rien à faire ! Vous êtes responsables de la mort de Méduse, vous mourrez en premier ! dit Sthéno.
- Oh Athéna... gémit l'animal, en colère.
Dia ne pouvait pas se permettre de perdre Flint de vue, c'était son protecteur. Alors, elle décida de contourner le maléfice des sœurs gorgones et se transforma en une lumière aveuglante qui effraya les sorcières. Cette lumière divine s'envola aussitôt à l'intérieur de la statue de pierre. Le corps de la louve qu'elle laissa derrière elle était déjà devenu un tas de poussières.
- Mes yeux, je ne vois plus rien ! hurla Sthéno.
- Cette maudite louve t'a rendue aveugle ! grogna Euryale.
- Ça brûle ! Ça brûle ! ARRRGH !
- Ne restons pas ici ! Retournons chez nous !
Sans plus attendre, les deux sorcières abandonnèrent la statue de Flint près du monument, avec l'esprit de Dia qui protégeait ce dernier. Il perdait lentement connaissance à l'intérieur de la prison de pierres qui le recouvrait, il ressentait ses organes devenir aussi dur que du marbre. Il était loin de se douter qu'il n'en avait pas fini avec ce puissant maléfice. Il ne voyait déjà plus la lumière du jour, il commençait à paniquer jusqu'au moment où une voix douce résonna à ses oreilles. Ça lui prit quelques secondes pour reconnaître Dia.
- Dia ?! lança l'esprit de Flint. Que nous arrive-t-il ?!
- Tu as été maudit par le sort des gorgones. Elles t'ont transformé en statue.
- Quoi ?!
- Ne t'en fais pas, je serai avec toi jusqu'à ce que la malédiction soit tombée. Personne ne pourra te faire de mal tant que mon enchantement tiendra et que je serais attachée à toi.
- Je vois...
- Repose-toi, Flint... Tout ira bien...
Flint aurait voulu hocher la tête, mais n'en était pas capable dans cet état. Lentement, tous ses sens lui lâchèrent, puis il perdit connaissance. Dia tâcherait de protéger son ami, quoi qu'il arrive par la suite. Elle ne voulait plus le quitter maintenant qu'elle avait fait cette promesse. Les gorgones étaient parties au loin ; elle pourrait s'en aller facilement, mais cela ferait en sorte que la statue de Flint devienne une cible facile pour les voleurs de grandes régions. Il valait mieux pour elle de s'endormir un moment et de se remettre de ses émotions. Au moins, la louve savait qu'ils étaient toujours liés par les pensées. Avant de sombrer dans un profond sommeil, Flint avait eu une pensée pour son mari...
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