34. Pour qui sonne le glas
Artael s'approcha de la grande fenêtre de son bureau, observa le paysage et pensa à ses fils. Tout avait été plus simple lorsqu'ils avaient été plus jeunes, ils avaient été plus heureux et ne lui avaient jamais parlé de la sorte. Il venait de comprendre qu'ils avaient dissimulé leurs douleurs psychologiques et qu'ils n'avaient pas voulu faire d'embrouilles. Ainsi donc, ils avaient révélé leurs véritables sentiments envers lui.
— Les choses changent si vite, songea ce dernier.
Il avait pensé être sur la bonne voie, mais remarquait qu'il n'était pas très apprécié de Flint. Comment avait-il fait pour descendre si bas, au point de parler ainsi de sa propre fille ? La haine qu'il portait envers son jumeau avait finalement fait en sorte qu'il s'invente des histoires pour oublier qu'il était en mauvais terme avec Gwen.
C'était plus facile pour lui de prétendre qu'elle était la fille de Troyd, comme ça il pouvait passer à autre chose. Si Diana l'avait entendu penser en ce moment, il savait qu'elle le giflerait. D'après lui, Gwenaëlle était partie surtout parce qu'il était un accro du travail et qu'il n'avait pas fait assez attention à elle, durant sa jeunesse. Elle avait fini par se détacher de lui et du reste de sa famille. Elle avait eu besoin de se sentir aimée et finalement, elle avait fugué. Sarah avait presque imité sa sœur, toutefois elle avait rejoint l'église d'Athéna, sans couper les ponts avec personne.
Artael réalisait qu'il avait manqué à son rôle de père ; qu'il n'avait pas été là assez souvent lorsque ses enfants avaient besoin de lui et il savait à quel point il avait été un mauvais frère pour son cadet. Il était désormais au courant que Kyran avait forcé celui-ci à suivre une thérapie, bien avant que lui-même n'intervienne pour l'alcoolisme. Nash lui avait mentionné plusieurs fois qu'il ne se sentait pas bien, avait même gueulé quelques fois, mais Artael n'avait jamais pensé que son cas était si grave que ça. Il était même convaincu que la dépendance à l'alcool de Nash n'était qu'une manière de décompresser. Lui, il avait essayé de l'aider en l'inscrivant chez les Alcooliques Anonymes, mais avait rapidement changé ses priorités après la rébellion et sa nouvelle prise du pouvoir de l'État. S'il fallait que le capitaine prenne la décision de se suicider, il ne se pardonnerait jamais.
— Arrête de t'en faire, Artie, murmura sa conscience. Tu sais que tu as fait tout ça pour eux... Un jour, ils comprendront ton acharnement. C'est grâce à toi si la république a une meilleure réputation aujourd'hui. Sans toi, ils en seraient encore à l'époque de Virgile et de l'ancien Conseil. Kyran avait raison sur ce point, tu les as libérés d'un système de merde... Maintenant, il faut que tu te concentres sur ta famille ! Tu n'as plus que quelques années devant toi, après tout. Autant passer ces dernières à faire le bien autour de toi... Ta carrière politique est moins importante que tes proches... Fais en sorte que ça te reste dans le crâne ! Et mince... il faudra que tu présentes tes excuses à Nash pour l'avoir négligé.
Les paroles de ses fils revenaient en coup de vent dans son esprit alors qu'il se mettait à tâter le mur derrière un tableau de peinture. Il gémit de tristesse, mais sortit rapidement de ses pensées lorsqu'il mit la main sur une petite puce électronique qu'on avait collée droit au mur. Il approcha son regard et cligna les yeux. Kyran avait raison sur toute la ligne. On avait mouchardé le palais.
Alors qu'il allait sortir de son bureau pour aller alerter ses fils, Artael tomba nez à nez avec Flint qui était revenu sur ses pas. Celui-ci avait l'air plus pâle que d'habitude et se mordillait la lèvre inférieure.
— Flint ? dit le président. Qu'y a-il ?
— Je ne pensais pas ce que je t'ai dit, marmonna le jeune homme qui baissa son regard. J'ai... J'ai seulement peur... Quelque chose de malsain est en train de se passer sous nos yeux et j'ignore ce que c'est.
Artael ressentit le malaise dans la voix de son fils, comme s'il était sur le point de pleurer ou de dégueuler sur lui. La situation était compliquée entre eux, mais il ne devait pas se déconcentrer, car la requête de Kyran était très importante.
— Ne serait-ce pas en partie à cause des pouvoirs de ta mère ? suggéra Artael, qui essayait de rassurer son fils. Elle a toujours été capable de ressentir les menaces surnaturelles, puisqu'elle était un esprit élémentaire.
— Je l'ignore, je n'ai jamais été formé pour ressentir la magie maléfique. Je la perçois, c'est tout. Elle est dans l'air.
— Nous avons un autre problème, j'en ai peur.
— Quoi donc ?
— Ceci...
Artael montra à Flint la puce électronique qu'il avait trouvée derrière le tableau. Le jeune homme l'examina de plus près, puis opina du chef.
— Alors, nous avions raison de craindre la présence d'espions, dit Flint. Ce modèle de puce électronique a été conçu dans nos laboratoires, non ?
— Seulement comme prototype, répliqua Artael. J'ai bien peur que quelqu'un ait trouvé le plan et construis des puces améliorées. Le modèle qu'on avait à l'époque était défectueux, celui-là, par contre, a l'air d'avoir bien fonctionné puisque plusieurs de nos informations circulent si facilement en dehors de ces murs.
— Ne devrions-nous pas la détruire dans ce cas ?
— Non, je crois que l'on devrait plutôt nous en servir afin de négocier avec ces espions. Ils nous écoutent en ce moment même et tôt ou tard, ils finiront par se manifester. Lorsque ça se produira, j'espère qu'ils discuteront poliment avec moi pour comprendre ce qu'ils cherchent.
— C'est risqué et probablement un plan foireux, mais c'est mieux que rien.
Artael haussa les épaules et soupira.
— Et dire qu'ils essaient de se faire passer pour Gwen, marmonna-t-il.
— Je pensais que tu la détestais, répondit son fils qui cligna des yeux.
— Je ne la déteste pas, elle m'exaspère. Nuance.
— Mais tu as quand même dit tous ces trucs bizarres sur elle tantôt, tu sais comment ça nous affecte, Kyran et moi quand tu parles d'elle comme ça... Alors pourquoi continuer ?
— Je sais... Je ne suis pas fier de ce que j'ai dit. Pardon.
La puce électronique entre les mains d'Artael se mit à vibrer légèrement. Quelques secondes plus tard, elle éclata en plusieurs morceaux et de la fumée en sortit. Le président lâcha le tout à ses pieds, et afficha une moue perplexe au visage.
— Qu'est-ce que t'as fait ? demanda son fils.
— Je n'ai rien fait, quelqu'un l'a détruite à distance.
— Essaient-ils d'effacer leurs traces ou quoi ?
Artael haussa les épaules et se passa une main dans les cheveux. Il se demandait si Kyran n'avait pas trouvé quelque chose.
— Il n'y a rien que l'on puisse faire pour le moment, dit-il. Nous devrions retourner à nos recherches. Il y a probablement d'autres bricoles de ce genre que nous n'avons pas encore trouvé.
— Que faisons-nous de Misaki ? On ne va quand même pas l'abandonner, non ?
— Quelque chose me dit que les espions sont responsables de sa disparition.
Kyran revint sur ses pas. Il avait entre ses mains un rouleau de parchemin qu'il avait trouvé collé à un mur, près de l'ascenseur. Quelqu'un avait mis cette note à cet endroit, quelques minutes plus tôt, avec le désir qu'on la trouve. Le conseiller était mortifié, même qu'il était aussi pâle que son cadet. Il bégayait alors qu'il s'approchait d'eux.
— Bon sang, Kyran, que se passe-t-il ? demanda Flint. On dirait que tu as vu un fantôme... C'est quoi ce bout de papier ?
— R... r... reconnaissez-vous ce... cette écriture ? dit-il, tandis qu'il montrait le parchemin à son père et son frère.
— C'est celle de Troyd, remarqua Artael.
Sur la note, on pouvait lire :
« Je vous ai laissé une petite surprise à l'écurie, dommage que vous soyez si lents... Gros paresseux... Je crois que vous allez vous en mordre les doigts... Au fait, Nash a mené un combat exemplaire, mais n'a pas survécu... Dommage, hein ? Maintenant, soyez sages et laissez-moi faire mon travail. – T. »
Flint prit la feuille pour la lire à voix basse et froissa cette dernière avant de lâcher quelques jurons. Son père était choqué.
— Je ne sais pas à quel jeu il joue, mais je n'aime pas ça, dit Flint.
— Il a t... t... tué Tonton Nash... bégaya Kyran, au bord de la panique.
— C'est peut-être un mensonge pour faire diversion ? suggéra Artael.
— Allons, papa ! soupira le conseiller. Tu sais mieux que quiconque dans cette région que ton frère n'est pas doué pour les mensonges ! Il aime nous faire peur et nous torturer par n'importe quel moyen !
— Dans ce cas, nous allons devoir nous faire à l'idée que Nash est probablement décédé lorsque nos troupes reviendront... répondit son père, dont le visage s'assombrit aussitôt. Merde... Pourquoi lui... ?
Le président était au bord des larmes.
— Mais l'écurie... ? formula Flint. Que peut-il avoir mis là ?
Kyran ne savait que lui répondre, perdu dans ses pensées.
— Ce matin, personne ne nous a rapporté d'incident, expliqua Artael. Il est fort probable que quelque chose ait été déplacé là-bas en même temps que cette lettre a été plantée près de l'ascenseur.
— Nous n'avons pas une minute à perdre dans ce cas ! déclara Flint.
Ensemble, tous trois prirent l'ascenseur jusqu'au rez-de-chaussée. Une fois arrivé à destination, ils se mirent à courir vers la porte de sortie et prirent le chemin pour se rendre à l'écurie, suivis de quelques gardes qui avaient compris qu'ils avaient repéré un potentiel danger.
Près de l'écurie, quelques personnes étaient rassemblées, ainsi qu'en état de choc. On avait sorti quelques chevaux qui paraissaient avoir eu peur de quelque chose, car ils bougeaient dans tous les sens, alors que les palefreniers essayaient de les calmer. Flint et Artael entrèrent dans le bâtiment en bois pour s'y enfoncer au fond. Il y avait des traces de sang un peu partout, qui sortait d'un grand sac en tissu solide qu'on avait déposé au sol.
Lorsque Flint trouva enfin le corps de la victime, il sentit son corps lui lâcher. Il s'agenouilla, puis se mit à dégueuler. Les larmes sortirent automatiquement.
Sur une note plantée dans un pilier en bois, Artael reconnut l'écriture de son frère :
« Maintenant que vous avez perdu deux de vos cochons, comprenez ceci... Ils ne seront pas les derniers. Si vous insistez à vous mettre en travers de mon chemin et de celui du culte, vous aurez le privilège d'être tués de mes propres mains... – T. »
Cette note lui glaça le sang.
Puis, Artael baissa son regard vers ce qui semblait être le corps de Misaki Megumi, entaillée à plusieurs endroits. Les yeux manquaient, la langue absente et une partie du ventre avait été détruit. Lui-même avait de la difficulté à contrôler le malaise qui était en train de naître en lui. Il leva son regard, et essaya de ne plus penser à la dépouille. Il prit la main de son fils qu'il tira loin du box où ils avaient trouvé le corps.
— Qu'y a-t-il ? demanda Kyran qui était resté près du groupe des serviteurs et des civils.
— Ordonne à tout le monde à rester chez eux pour les prochaines heures. Le corps de l'une de nos brigadières a été retrouvé sans vie. On l'a assassinée.
— Qui était-ce ?! demanda l'un des gardes.
— Misaki, dit Flint, le regarde vide.
— Ça ne peut pas être elle... gémit l'un des gardes.
— Mademoiselle Megumi ?! hoqueta Kyran. Mais... elle était enceinte !
— Demandez au Père Shalom et aux frères Fawkes de venir sur le champ, ordonna Artael à l'un des soldats. Nous venons de perdre une personne très importante.
Pendant que le président s'occupait de limiter les dégâts dans la foule, en compagnie de son fils aîné, Flint se faufila parmi eux. Il était dans un état second. Dans sa tête, il revoyait le visage de Misaki vivante et heureuse, souriante et pleine de vie. Le corps qu'il venait de voir à l'intérieur de l'écurie venait de lui jeter un froid. L'une de ses amies avait été tuée et il regrettait amèrement de ne pas avoir pu la sauver.
Plus il s'éloignait des lieux, plus les gens de la ville s'approchaient de la scène. La nouvelle s'était rapidement ébruitée à travers Baldt lorsqu'on alla chercher le prêtre et les coroners. Flint s'arrêta aléatoirement près des marches du palais, puis s'assit sur ces dernières. Le temps s'était arrêté pour lui.
Il ne remarqua pas les individus qui allaient et venaient devant lui depuis maintenant plus d'une heure. Il n'était même pas conscient que son mari était venu lui porter une couverture chaude autour des épaules et qu'il était resté là quelques minutes avant de repartir à l'intérieur du palais, attristé par cet événement.
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