33. Le père absent
Quelques heures plus tard, Flint rejoignit son mari au bureau d'Artael qui venait de recevoir la bouteille de vin et sa carte d'anniversaire. Estelle et Sakura étaient présentes et jouaient avec leurs poupées dans un petit coin que le président avait fait aménager spécialement pour sa petite fille. Un peu plus tôt, Flint était retourné patrouiller autour de la ville après sa visite au bureau administratif et avait continué son travail sans interruption ; jusqu'à l'heure du dîner où il avait promis à Gabriel d'aller voir son père pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. À sa grande surprise, il remarqua que Kyran était aussi présent dans la pièce et qu'il n'était pas de bonne humeur.
Gabriel prit les mains des fillettes et les escorta à l'extérieur, il jugea qu'elles n'avaient pas à entendre ce qui allait suivre.
Lorsqu'ils se retrouvèrent enfin seuls, Artael demanda à Kyran de lui expliquer la raison pour laquelle il avait l'air si tendu. Le jeune conseiller leur expliqua donc ses récentes découvertes.
— J'ai reçu une lettre ce matin contenant des informations étranges, commença Kyran. Gwen essayait de me faire croire plein de trucs comme quoi, elle avait rencontré des nains à Mytira. Elle disait qu'elle pensait avoir hérité des pouvoirs de notre mère et encore qu'elle avait vu un oiseau de feu qui serait venu à elle. Tout ça pour lui dire qu'elle devait se rendre au sanctuaire d'Athéna, où les esprits sont nés. Elle faisait mention du sceau à quelques reprises... puis, je me suis vite rendu compte d'un détail très important.
Il fit une courte pause et cligna des yeux.
— Nous ne lui avons jamais appris que notre mère était un esprit élémentaire, reprit le conseiller. Elle en faisait allusion dans la lettre. De plus, elle a mentionné qu'ils pouvaient ouvrir des brèches d'un monde à un autre, ce qui est faux. D'aussi loin que je m'en souvienne, les esprits ne se sont jamais matérialisés devant les gens, sauf s'ils sont déjà apparus dans leurs rêves, n'est-ce pas ? Nash et Cassandra en sont les preuves. Ils m'ont expliqué un jour qu'ils avaient d'abord ressenti la présence de ces créatures dans leurs rêves. Gwen n'a fait aucune mention de rêves, simplement qu'elle était capable de lire les pensées des gens, comme grand-père.
Il déglutit et se passa une main dans les cheveux.
— Bref, j'en suis venu à la conclusion qu'elle me mentait, ajouta celui-ci. J'ai donc rendu visite à la bibliothèque à laquelle j'ai consulté les archives. Deux des livres intitulés : Contes et Mythes de Notre Déesse Athéna – la bible décortiquée par des recherches scientifiques et d'autres érudits, puis La Culture Naine par Carlotta Burke. Ces deux livres ont été empruntés à notre palais durant les trois dernières semaines par le même numéro de membre, le Z-403 qui s'est enregistré à notre registre il y a un mois, environ. Ces livres nous ont été retournés quelques jours plus tôt avant que je reçoive la dernière lettre de notre sœur.
Il se racla la gorge, commençant à avoir soif.
— J'ai aussi compris autre chose en fouillant loin dans mes souvenirs, dit-il. C'est à propos de Sarah... Vous êtes au courant qu'elle a des pouvoirs liés à la magie divine, n'est-ce pas ?
Artael et Flint approuvaient en même temps d'un signe de tête.
— Eh bien, figurez-vous donc que nous aurions dû nous en rendre compte plus tôt qu'elle est l'héritière de maman, déclara Kyran. Sarah est la réincarnation d'un esprit, notre mère, si ça se trouve, et nous avons ignoré ce fait pendant tout ce temps.
Artael se frotta les tympans, tandis qu'il réfléchissait à tout ce que venait de lui renseigner son fils érudit.
— Il est vrai que votre mère avait un pouvoir étonnant sur la guérison et les arts de la magie divine, dit-il. Une partie de ses pouvoirs se sont transmis à vous lors de votre naissance, mais Sarah semble avoir hérité des pouvoirs de sa mère en plus des miens. Elle a toujours eu un don naturel pour tout ce qui touche aux arts curatifs, comme Diana, et ne s'est jamais détournée de l'église lorsqu'elle a décidé de suivre son cœur.
— Je ne suis pas d'accord, commenta Flint. Je veux dire, Dia et les autres ne nous ont-ils pas dit qu'ils n'avaient pas repéré la présence des esprits dans cette ville ? Je suis désolé Kyran, mais ton hypothèse ne tient pas la route. Sarah est une brillante soigneuse, mais elle n'est pas concernée par les affaires du culte.
Le conseiller pencha la tête d'un côté puis de l'autre. Flint marquait un point important, mais cela ne changeait pas le fais qu'il avait des raisons de croire qu'il ne communiquait pas avec Gwen depuis tout ce temps.
— Plus le temps avance, plus je me dis que c'est une bonne idée de cacher l'identité de votre mère à votre sœur, dit Artael. Moins elle en saura sur ses origines, plus elle sera en sécurité. Qu'elle soit un esprit ou non, elle pourrait facilement devenir une cible facile pour l'ennemi. Elle n'a pas besoin d'être impliquée à tout ça.
— Tout ça, c'est sans compter les nombreuses promenades qu'elle a faites à l'extérieur de la capitale, à cause des missions saintes, ajouta Flint.
Kyran roula les yeux, puis toussa. Il voulait l'attention de son père et de son frère et commençait à perdre un peu patience.
— Euh... vous m'écoutez ? formula-t-il. On fait quoi pour l'imposteur qui se fait passer pour Gwen ? Comment serait-elle au courant de tous nos secrets, alors ?
— On t'entend très bien, mon fils. Mais il n'y a rien que je puisse faire.
— Mais papa, quelqu'un se fait passer pour Gwen. Forcément, c'est quelqu'un qui est en contact avec elle, quelqu'un qui est lié au culte... Quelqu'un qui veut nous piéger...
— Peu importe. S'il s'agissait de Gwen, elle ne prendrait même pas la peine de communiquer avec nous. Tu sais comme elle est bornée et rancunière... Cet individu avec qui tu corresponds depuis des années peut très bien se faire passer pour ta sœur. Qui sait ?
— Mais il s'agit de ta fille, papa. Pourquoi ne veux-tu donc pas te réconcilier avec elle ?! Pourquoi la traites-tu comme une étrangère ?
— J'ai essayé à de nombreuses reprises de lui faire comprendre que je n'étais pas son adversaire, elle m'a rejetée. Que veux-tu que je te dise de plus ? J'ai lâché prise... Je suis certain qu'elle ne veut même plus m'adresser la parole. Pourquoi devrais-je m'entêter d'aimer quelqu'un qui ne veut plus rien savoir de nous ? C'est comme si elle était déjà morte à mes yeux. J'ai déjà fait mon deuil.
— C'est cruel... marmonna Kyran.
— Dans le fond, peut-être ai-je fait le lien entre Troyd et elle, soupira Artael. Durant tout ce temps, je me suis demandé s'il n'était pas son véritable père... Deux mauvaises graines pour le prix d'un...
— Là, tu dis des conneries, dit Flint qui trouvait son père stupide.
— Ah bon ? mentionna le président qui semblait lassé d'entendre parler de Gwenaëlle. Désolé, mais si vous pensiez que je serais ravi d'entendre qu'elle se trouve peut-être à la république, vous vous trompiez. Elle nous doit toujours des excuses. Elle vous en doit à tous.
— Non, mais tu t'entends parler !? aboya Flint. Cette rancune envers ton frère est en train d'intoxiquer notre famille !
— C'est rare que je pense la même chose que lui, mais cette fois, Flint a raison, exprima Kyran. Gwen est ta fille, nous sommes tes enfants. Ton frère n'y est pour rien dans toute cette dispute familiale. Gwen et toi étiez quand même en très bons termes avant qu'elle décide de quitter le palais.
— S'il vous plaît, je ne veux plus en parler, dit Artael, découragé. Elle m'a brisé le cœur en nous fuyant ainsi... Essayez de comprendre !
— Oh, parce que tu es capable de t'adresser au Conseil avec voracité, chaque jour, mais pas à tes fils, n'est-ce pas ? lui reprocha Flint. Avoue que tu préfères le travail à tes propres enfants !
— Hélas, il marque un point, soupira Kyran.
— Pense ce que tu veux, mais pour moi, tu seras toujours un mauvais père, grogna Flint entre ses dents. Celui qui mérite notre respect, ce n'est pas toi, mais Nash. C'est lui qui nous a élevé à la sueur de son front alors qu'il ne te devait rien !
Artael balança la bouteille de vin au plancher, qui se cassa sous l'impact. Puis, il se tourna un peu dans sa chaise. Il retenait ses larmes et secoua la tête, stupéfait par les paroles de son fils. La frustration de Flint avait été tel un coup de poignard dans son cœur.
— Tu ne voulais pas l'entendre, papa, mais c'est comme ça que je me sens depuis longtemps, continua Flint. J'ai toujours eu ce sentiment que tu ne voulais pas de nous depuis notre enfance. Quand maman est morte, tu nous as lâchement abandonnés, à Gabriel et Nash, les seules personnes sur qui j'ai pu compter !
— Allons, Flint... marmonna son frère, choqué.
— Je me suis senti comme un orphelin durant toutes ces années ! À me demander si tu allais un jour nous aimer, Kyran, nos sœurs et moi ! Tu n'en avais que pour ton argent et pour ton travail... Toujours ton putain de travail !
— En même temps... ce n'est pas faux ce qu'il dit, soupira le conseiller, dépité.
Le président prit son visage entre ses mains et étouffa un cri alors que ses fils continuaient à lui cracher ses quatre vérités.
— Bien avant que tu t'en rendes compte, notre Nash a fait une sévère dépression durant les quelques dernières années et c'est moi qui ai dû faire en sorte qu'il aille voir les psychologues, lui dit Kyran. Je lui payais ses sessions pendant que toi, tu faisais tout pour améliorer la vie de notre pays. Tu étais trop aveugle pour voir la propre détresse de ton frère qui était suicidaire. Au lieu de tout ça, tu lui as donné des titres et de nouvelles responsabilités. Je comprends que tu comptais bien faire, mais... Ça n'a pas arrangé son cas. Il avait arrêté tout ça, il y a un an environ, mais il a recommencé sa thérapie ces derniers mois, et ce, sous ton encouragement...
— Sarah en a eu tellement marre de nos disputes qu'elle s'est tournée vers l'église où tout est plus paisible ! cracha Flint. C'était plus magique à ses yeux, plus chaleureux. Elle y a trouvé tout l'amour qu'elle n'a jamais pu ressentir de son propre père, cet homme qui était trop occupé à noyer son chagrin d'amour dans le travail ! Tu aurais pu prendre soin de nous par respect pour notre mère, mais tu ne l'as pas fait !
— Arrêtez... supplia Artael, en larmes. Je vous en prie... Vous m'avez mal compris...
Le président était pétrifié par la culpabilité et la honte. Ainsi, Kyran était au courant pour la détresse de Nash. Avait-il aussi pris connaissance de son alcoolisme qu'il essayait de combattre discrètement ? Il était sur le point de lui poser la question lorsque Flint décida d'achever cette conversation.
— Je n'ai plus rien à te dire pour le moment, dit-il. Il est temps pour toi de réaliser tous les dommages que tu as causés à notre famille. Joyeux anniversaire, crétin !
— Flint, franchement... réprimanda son frère. Ça, ce n'était pas nécessaire !
Le brigadier à l'esprit rebelle se croisa les bras, puis jeta un regard froid en direction de son père. Cette dispute n'avait qu'assez durée.
— Toutes mes félicitations Artael, déclara-t-il. Tu viens de perdre ce qui te restait de ta dignité en tant que père. Pfft...
Flint se leva et commença à s'éloigner. Artael bondit de sa chaise, furieux. Kyran sursauta, il ne savait plus comment calmer son père et son frère.
— Croyez-vous que c'était facile pour moi de perdre votre mère ? déclara le président avec une voix cassée. De voir qu'à chaque année, vous lui ressembliez de plus en plus ?! Tous les jours, je remarquai ses traits en vous, des traits de sa personnalité, de son apparence... Tout ça me faisait si mal ! Je n'arrêtais pas de penser à elle, chaque fois que je vous voyais et je ne savais pas comment m'y prendre pour vous aimer comme elle aurait voulu que je vous aime ! Mais je n'ai jamais voulu vous faire du mal ! Je vous le jure...
— Tu n'as jamais voulu de nous, avoue-le qu'on en finisse... formula Flint qui ne s'était même pas retourné pour confronter son père. Tu étais amoureux de ton épouse, vous étiez jeunes. Elle est tombée enceinte et tu ne voulais pas de ses enfants, même si elle nous désirait. À notre naissance, elle est morte et tu n'as jamais pu nous pardonner qu'on t'aie enlevé ta femme.
— Ce n'est pas le cas ! exprima Artael, chagriné. Je vous l'ai dit, je ne savais pas comment m'y prendre avec des bébés... Je n'étais pas encore un adulte lorsque c'est arrivé ! Je n'avais pas d'expérience, c'est tout... Tu te trompes sur toute la ligne !
— Pfft... fut la seule chose qui sortit des lèvres de Flint.
Kyran soupira et redressa ses lunettes. Ces rencontres devenaient de plus en plus hostiles, verbalement. Il comprenait pourquoi Flint perdait patience aussi facilement avec sa famille, mais cela ne lui donnait pas le droit de traiter son père de tous les noms. Surtout pas avec les nombreux sacrifices qu'il avait faits pour tout le monde.
— Cela ne règle pas le cas de Gwen... ou plutôt, de l'imposteur, dit le conseiller. Elle est quelque part sur ce continent et nous espionne. Certaines de ces informations sont normalement confidentielles. Il se pourrait bien que notre palais soit mouchardé. Comment aurait-elle donc pu savoir que maman est un esprit élémentaire, dans ce cas ? As-tu vérifié dernièrement s'il n'y avait pas des mouchards dans ton bureau, papa ? Dans ta chambre ? Dans les couloirs ?
— Je dois t'avouer que non, déclara le président, fatigué. Mais il est fort probable que tu aies raison. Quelqu'un nous espionne depuis quelque temps et ce quelqu'un est probablement lié, comme tu dis, à ta sœur et à Troyd, puis tous les autres qui nous ont désertés lorsque j'ai pris les commandes.
— Dans ce cas, nous avons intérêt à trouver qui est cet espion et l'interroger, dit Kyran. Quelque chose me dit que la disparition de Misaki est forcément liée à tout ça.
Flint se tourna vers son frère qui venait d'attirer son attention. Il plissa des yeux.
— Pas faux, commenta-t-il. Si nous arrivons à trouver la source de ces problèmes, nous pourrons retracer Misaki.
— Donc, nous allons fouiller le palais au complet... suggéra le conseiller.
— Je n'ai qu'à passer l'ordre aux serviteurs, ajouta Artael.
— Mauvaise idée, répondit Flint. Qui sait ? Peut-être que l'un de nos serviteurs est effectivement la taupe.
— Ah... Je vois où tu veux en venir, mon frère, fit Kyran. Il serait mieux, de ne pas dévoiler nos doutes. Nous allons devoir fouiller ce bureau, le réfectoire et probablement l'infirmerie. Ce sont les endroits où les espions pourraient facilement dissimuler des puces électroniques. Il est fort possible qu'en cet instant même, ils sont en train de nous écouter et qu'ils sont dans de beaux draps parce que nous venons de découvrir le pot aux roses.
— Tu veux dire qu'ils seraient plusieurs ? demanda Flint.
— Je n'en suis pas certain, mais mon instant me dit qu'ils doivent être nombreux. Tout ce que je sais, c'est que nous devons agir discrètement à partir de maintenant, si nous voulons sauver Misaki et découvrir qui se cache derrière la fausse identité de Gwen. Après tout, je corresponds avec elle depuis des années déjà.
— Ah ouais... ça voudrait dire qu'on s'est joué de toi depuis tout ce temps...
Artael ne savait pas comment aborder la situation. Il savait qu'il avait blessé ses fils avec ce qu'il venait de dire sur leur sœur, mais avait besoin de leur aide. Ce que Kyran leur avait raconté à propos de la taupe, l'inquiétait beaucoup. Qui sait le nombre d'informations que son fils avait échangées avec l'ennemi ? Il hésita un instant, puis baissa piteusement la tête. Il regrettait ses paroles.
— Mauvais père ou non, j'ai besoin de votre aide... dit-il. Je comprendrai que vous ne vouliez plus coopérer directement avec moi à l'avenir, mais là, c'est une situation critique. J'ai besoin de vous...
Flint contourna le bureau d'Artael, les bras croisés. Il était aussi froid que tout à l'heure. Kyran l'imita, mais demeura plus calme que son jumeau.
— Tu m'énerves, déclara Flint. Des fois, je souhaiterais que Nash soit mon père, mais tu as quand même bûché assez longtemps pour le bien-être des autres. En tant que brigadier, je me dois de veiller à ta sécurité et celle de nos civils.
Ce dernier commentaire eut l'effet d'une gifle au visage d'Artael. Kyran enchaîna :
— Moi aussi, papa... Je n'aime pas comment tu parles de Gwen, mais comme Flint l'a dit, tu es l'une des personnes les plus dévouées envers cette république. Sans toi nous en serions encore à l'époque du Conseil corrompu par l'argent et le pouvoir.
— Je suis désolé... sincèrement désolé, commenta le président, pris d'une crise de conscience. Je vous promets de m'améliorer.
— Ne gaspille pas ta salive, dit Flint. Je m'attends à voir des actions et non à recevoir des promesses en l'air. Tu as déjà gagné plusieurs points avec moi, vu la façon dont tu t'occupes d'Estelle, mais ça ne veut pas dire que je t'ai entièrement pardonné.
— Oui, j'ai compris le message, lui rassura son père, faiblement.
— Dans ce cas, ne tardons plus, déclara Kyran. Il n'y a pas une minute à perdre, je vais commencer par fouiller l'infirmerie. Flint, va examiner le réfectoire. Papa, fouille ton bureau. Après, je compte aller jeter un œil à la bibliothèque, puis les couloirs des dortoirs.
Les deux autres hommes hochèrent leurs têtes suite aux paroles de Kyran et ils se séparèrent tous trois avant de commencer leurs recherches.
— Heureusement que Nash n'était pas parmi nous, sinon les choses auraient été pires, se dit Artael qui observa ses fils sortir du bureau.
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