18. Cassandra et Misaki

Nash, Flint et Shayne étaient partis de la capitale une heure et demie après la rencontre dans la salle de réunions.

Les oreilles de Cassandra et de Misaki bourdonnaient encore à cause des cris de Gabriel qui les avaient séparées un peu plus tôt. Elles s'étaient assises près de la grande fontaine. Il y avait encore quelques tables de festivités qui traînaient au quartier des marchands. Certains étals avaient disparu, mais d'autres avaient été remplacés par la marchandise du quotidien. Ni la chasseuse, ni la guerrière n'osait s'adresser la parole. Cassandra était toujours vexée par le comportement de Misaki, alors que l'autre aimerait bien que sa partenaire de brigade lui fiche la paix.

Toutefois, les deux jeunes femmes avaient accepté de calmer leur colère pour le bien de leur brigade et aussi parce qu'elles ne voulaient pas se faire beugler dessus une deuxième fois par l'intimidant golem.

Cassandra n'avait plus tellement sommeil, maintenant que Gabriel l'avait bien réveillée et que sa frustration envers Misaki avait pompé un peu d'adrénaline en elle. Elle se souvint alors la raison pour laquelle elle avait décidé de rester à la capitale : les funérailles de Marcus Doyle et ce qu'elle devait dire à la famille. Elle réfléchissait aux mots qu'elle devrait utiliser quand elle irait leur rendre visite avec le coroner. Aussi fallait-il qu'elle aille rencontrer ce dernier avant de s'adresser aux Doyle.

Elle quitta donc la fontaine et se rendit à l'immeuble de celui avec qui elle avait passé une partie de la nuit afin d'analyser le cadavre. Misaki sur ses talons, Cassandra demanda à cette dernière de cesser de la suivre.

— Je n'ai rien de mieux à faire... et je n'ai pas envie de croiser Gabriel après ce qu'il nous a fait subir dans les couloirs, dit son interlocutrice. On est mieux d'apprendre à se respecter sinon nous allons avoir affaire avec lui...

— C'est comme tu veux, mais ne te mets pas dans mes pattes. J'ai d'importantes tâches à accomplir aujourd'hui.

— Dans ce cas, va. Je te suis...

Patience, Cassandra... Patience, pensa l'elfe qui poussa la porte d'entrée de l'immeuble dans lequel elles étaient arrivées.

C'était un petit bâtiment en briques rouges situé derrière le quartier des marchands, près de l'église. Rien n'indiquait vraiment aux gens que c'était une boutique réservée à un coroner. En fait, Monsieur Fawkes pratiquait aussi le métier de croque-mort. Lui et son frère s'occupaient du bâtiment depuis plus d'une dizaine d'années maintenant, ainsi que les services funèbres de la ville.

En entrant au salon funèbre, Misaki vit une pancarte au fond de la salle d'entrée. On pouvait y lire : « En mémoires de Marcus Doyle », son âge et aussi un adage tiré de la bible d'Athéna au-dessus d'une table sur laquelle l'on avait posé quelques fleurs et une photo encadrée du conseiller. Si Marcus avait été vivant, il aurait détesté qu'on l'associe à une autre croyance que la sienne. Lui qui était un fervent croyant de Poséidon. Même si elle avait eu cette réflexion, plus tôt, la pauvre Gretta n'était pas en état de disputer les croque-morts.

Je ne devrais même pas être là, songea Misaki, mais vraiment pas du tout...

Cassandra s'approcha du bureau où elle s'adressa au coroner, celui qui avait ouvert le corps de Doyle durant la nuit et qui avait analysé son sang. À la demande de la famille, on avait incinéré Marcus et on avait déposé les cendres dans une boîte en bois qui reposait sur une table au fond de la grande pièce d'à côté. Il y avait déjà une bonne trentaine de personnes présentes. Gretta et ses enfants, des amis et des proches. Des gens entraient peu à peu. Cassandra demanda à Monsieur Fawkes de lui parler en privé. Il l'emporta dans une petite pièce près de la salle d'accueil.

Misaki se retrouva seule avec les étrangers. Elle ne connaissait personne, sauf la famille Doyle. Elle se sentait dans un monde à part. La mort, pour elle, c'était trop morbide, trop étrange. Elle trouvait curieux qu'une réception ait déjà lieu le lendemain du meurtre, mais peut-être était-ce mieux ainsi. Après tout, ce n'était que la première journée permise aux gens de venir faire leur deuil avec les personnes affectées par ce drame. Elle lut sur l'écriteau que l'enterrement aurait lieu le 31 octobre.

Donc demain, pensa Misaki. Déjà novembre dans deux jours... Et dire que je suis arrivée ici, il y a peu de temps... Si peu de temps pour étudier les gens de cette république et me fondre dans la masse, pour enfin me faire recruter dans une brigade.

Cassandra, de son côté, venait de tout dire ce qu'elle savait au coroner, comme quoi le meurtrier faisait partie des rebelles et que ce crime avait été commis dans l'unique intention d'ébranler le Conseil et la capitale. Monsieur Fawkes jugea qu'il valait mieux ne rien dévoiler à la famille avant leur départ du salon funéraire, cet après-midi. Pour le moment, il leur fallait faire leur deuil et accepter tout l'amour et la tendresse que les gens leur portaient. Cassandra avait accompli son devoir, maintenant, elle pouvait s'en aller. Toutefois, elle décida de retourner vers Misaki.

La guerrière avait compté au moins une dizaine de nouveaux arrivés. Elle réalisa qu'elles étaient arrivées quelque temps après l'ouverture du salon. Cassandra remarqua le malaise de Misaki et se dit qu'il vaudrait mieux qu'elles ne restent pas ici.

— Cet homme est mort à cause de tu-sais-quoi, commenta la guérisseuse qui s'approcha de sa coéquipière. À ta place, je ne resterais pas ici une seconde de plus... Nous ne voulons pas éveiller des soupçons.

— Ils ne savent pas que je suis liée à ce groupe.

— Pas encore, mais d'ici à ce soir, ils vont apprendre la nouvelle et si j'étais toi, je ne me présenterais même pas aux funérailles. Ils risquent de te haïr.

Misaki se sentit toute petite. Sans le vouloir, elle serait liée au meurtre de Marcus Doyle. Tout cela parce qu'elle faisait partie de la même organisation que l'assassin. Pour le moment, ils n'en savaient rien... mais un jour... ?

— Que veux-tu que je te dise, Cassie ? soupira la guerrière. J'ai échoué ma vie royalement ? J'aurais pu faire mieux ?

— Ce n'est pas ce que je voulais dire...

— Mais c'est pourtant ce que tu penses, n'est-ce pas ? Tu n'arrêtes pas de me regarder de travers depuis que tu sais ce que je suis... Je ne suis qu'une pauvre conne qui n'a pas su faire les bons choix. Tu ne peux pas t'empêcher de me parler avec ce petit ton accusateur, même en ce moment...

L'une des invitées du salon funéraire les dévisagea d'un air sévère. Elle leur fit signe de baisser le ton, puisque les gens présents à cet établissement étaient en deuil. Cependant, Misaki n'avait pas envie de se taire. Elle était rongée par la culpabilité et l'envie de payer pour ce crime qu'elle n'avait pas commis. Elle baissa le ton légèrement et essaya de faire comprendre à Cassandra qu'elle ne pouvait plus fuir ses problèmes.

— Ça fait des années que je lutte pour survivre face à ce Conseil qui nous déçoit encore et encore, dit la guerrière albinos, dégoûtée. J'ai tous les droits d'être furieuse et de croire en ma cause. Oui, ce qui a été fait est mal, mais ça ne te donne pas le droit de me juger. J'ai travaillé à la sueur de mon front pour mettre à manger sur ma table et faire en sorte que ma fille puisse s'habiller correctement. Alors, ne viens pas me dire que je suis une mauvaise mère en plus de ça !

— Je n'ai jamais dit le contraire, Misaki, lui répondit Cassandra. Viens, nous allons en discuter à l'extérieur.

— Pas avant que j'aille présenter mes excuses aux Doyle.

Cassandra empoigna le poignet droit de la guerrière et la traîna en dehors du salon funéraire, même si cette dernière se débattit un peu. Misaki poussa des jurons et des regards sauvages à l'attention de son interlocutrice, mais finit par comprendre qu'elle devait se calmer.

— Tu ne résoudras rien maintenant, lui expliqua Cassandra. Laisse le temps faire ses choses. Pour le moment, concentre-toi à réserver tes forces, car tu vas en avoir besoin pour le voyage avec Monsieur Markios.

— Je ne peux pas vivre avec la mort de Marcus sur ma conscience... Je ne peux pas ! Je ne peux pas accepter que tout ceci soit en partie ma faute !

Cassandra n'avait plus le choix. Elle gifla Misaki.

— Ça suffit ! dit-elle entre les dents. Il est mort, on n'y peut rien ! Accepte qu'il soit décédé et accepte que tu ne puisses pas prévoir lorsque les gens meurent ! Ce n'était pas ta faute ! C'est le destin qui a fait en sorte que ton groupe ait agi sans toi ! Alors ressaisis-toi !

L'albinos resta sans mots pendant un moment.

Cassandra poursuivit :

— Si tes soucis sont irrationnels et que tu sais que tu ne peux rien faire pour arranger les choses, cesse de t'en faire ! Tu ne peux arranger que les choses qui sont matérielles. C'est cette philosophie qu'on nous enseigne depuis que je suis petite à Aöryn et c'est comme ça que je compte vivre ma vie.

Misaki baissa la tête, honteuse de son comportement. Son amie elfe avait raison. Elle ne pouvait pas contrôler l'inévitable. Elle ne pouvait pas contrôler qui vivait, qui mourrait. Elle devait apprendre à laisser la nature suivre son cours.

— Tu es plus jeune que moi... Et pourtant tu sembles bien plus mature que je ne le suis, soupira-t-elle.

— Tu ne le penses pas, tu es simplement dans une période de doutes. Tu es une bonne mère, tu te bats depuis tout ce temps dans l'espoir d'offrir une vie meilleure à ta fille. Il faut savoir différencier sagesse et maturité. Il a plein de choses que j'ignore de la vie. Je ne sais pas comment m'occuper d'un enfant, par exemple et je n'ai jamais... Enfin, je n'ai jamais eu de petit ami. Je sais plein de choses, mais je ne suis qu'une graine qui essaie de grandir en ce monde. Moi, je n'ai pas encore trouvé ma place. Toi, tu as déjà la tienne.

Misaki pouvait lire l'air déterminé au visage de sa collègue. Cassandra semblait convaincue qu'elle connaissait ce que son amie voulait faire de sa vie, pourtant cette dernière ignorait comment répondre à ce genre de paroles. Des mots encourageants qui ne décrivaient pas comment elle se sentait réellement.

— Dans le fond, dit Misaki. Nous sommes toutes les deux aussi perdues l'une que l'autre... Si je suis venue à la capitale, c'était pour aider ma cause et ma famille... Mais je me suis sentie perdue pendant quelques jours... Comme si je n'étais pas à ma place, jusqu'à ce qu'un patrouilleur me guide vers le Conseiller Markios. En rejoignant la Septième Brigade, j'ai commencé à me sentir appréciée par un groupe. Tout ça m'a rappelé la communauté des rebelles. Là-bas, j'avais mon mari, ma petite, Daichi et puis plusieurs de nos camarades... Ici, je n'ai que vous pour le moment.

— Si ça peut t'aider à mieux me comprendre, moi non plus, je n'avais personne avec qui parler avant de rejoindre notre brigade. J'ai passé mes journées à consulter des panneaux de missions ici et là, à accomplir des requêtes de livraisons pour quelques clients et sans plus. C'est lorsque Monsieur Artael m'a remarquée que j'ai enfin compris que ma place était ici.

— Je... je comprends... Et... je... Hmm...

Misaki désirait formuler un truc important, mais se sentit rougir tandis qu'elle mettait ses mains derrière le dos et faisait pivoter l'une de ses chaussures, du bout de ses orteils. Cette conversation avec Cassandra lui avait fait comprendre qu'elle avait été odieuse envers elle depuis qu'elles s'étaient rencontrées. Le crêpage de chignon avait laissé des enflures sur chacun de leurs visages.

— Excuse-moi de t'avoir frappé... finit-elle par lui dire. Je m'en veux de t'avoir provoqué... J'espère que tu me pardonneras.

— C'est déjà oublié tout ça, nous avions toutes les deux des poids à enlever de nos épaules. Il n'y a que nous les femmes pour comprendre tout le stress que les gens nous mettent sur le dos... Surtout les hommes...

— Bah, je ne dirais pas ça de Gabriel, par contre. Il a une touche très féminine. D'ailleurs, lorsqu'il nous a disputées, j'avais l'impression d'entendre ma mère.

Cassandra cligna des yeux et pouffa de rire. Elle devait admettre que Misaki avait raison au sujet du colosse. Il n'avait pas vraiment un comportement habituel pour un homme. Encore moins son fiancé. Il fallait admettre que les stéréotypes avaient fait en sorte que les deux femmes ici présentes s'étaient habituées à un certain modèle masculin au cours de leur vie. C'était rafraîchissant pour elles de voir des personnes aussi colorées dans leur groupe. Surtout ce jeune couple complexe.

— Je me demande si on devrait aller voir comment Luna se porte, commenta Cassandra. La pauvre avait l'air si malade ce matin...

— Mon petit doigt me dit qu'elle ne veut pas être dérangée, ajouta Misaki. Je suggère que nous allions dîner au réfectoire et qu'on continue notre conversation là-bas. J'ai envie d'en savoir un peu plus sur ton village.

— Oh, pourquoi pas ? J'ai à peine mangé mon omelette ce matin avec tout ce stress... Je crois que je vais me faire des pâtes.

Ainsi fût réglé le conflit de Cassandra et Misaki. Maintenant qu'elles avaient mis leurs différences de côtés, elles deviendraient sûrement de bonnes amies.

Athéna, du haut des cieux, semblait ravie de voir que ces dernières commençaient enfin à s'entendre. Il serait probablement temps pour la divinité de leur envoyer une nouvelle amie. Alors, elle se concentra et pria que l'une de ses créatures réponde à son appel... Quelqu'un finirait bien par l'entendre... non ?

¤*¤*¤

Gabriel était installé au réfectoire depuis à présent quelques minutes et attendait patiemment l'heure du repas. Il commençait à trouver le temps long et pénible. Ses fameux rugissements avaient alerté les bureaux administratifs et Artael, était venu à sa rencontre pour lui demander ce qui n'allait pas. Gabriel s'était contenté d'expliquer à son futur beau-père qu'il venait de mettre fin à une dispute entre deux de ses camarades de brigade. Étonné, le conseiller l'avait remercié, mais l'avait quand même averti qu'à l'avenir, il serait mieux d'éviter de crier dans les couloirs.

— Au fait, Gabriel, avait formulé Artael, tout bas. J'aurai besoin de tes services. Je compte partir un peu plus tard dans la journée et je vais devoir emporter quelques gardes du corps, ainsi que Misaki Megumi. Tu es au courant des procédures en cours, n'est-ce pas ? Ta puissance me serait utile.

Gabriel avait accepté d'un hochement de tête. Puis Artael lui avait chuchoté qu'il attendait des réponses de la part de ses informateurs afin de localiser le chef de la rébellion. Plus tôt ils auraient trouvé son campement, plus tôt le conseiller pourrait partir à sa rencontre. Il avait même déjà préparé une lettre officielle signée avec le sceau du Conseil, qui demandait à Daichi de lui accorder une audience. Il ignorait toutefois si ce dernier allait accepter de le rencontrer, sur ses propres termes. Il priait Athéna en silence pour que cela se produise.

Lorsqu'il eut terminé sa conversation avec Gabriel, il était retourné à son bureau après s'être servi une tasse de café bouillante.

Le colosse était maintenant seul dans un coin de la pièce, éclairé par les reflets du soleil qui traversaient les carreaux. Flint, Nash et Shayne étaient partis, un quart d'heure plus tôt. Lui, il s'emmerdait à ne rien faire. Il aurait passé du temps à la bibliothèque si elle n'était pas fermée ou bien aurait rendu quelques services aux gens du palais. Cependant, personne n'avait besoin de lui. Même qu'il pensait que tout le monde avait peur de lui. Après tout, les gens avaient vite été mis au courant qu'il était capable d'intimider celles et ceux qui l'énerveraient. Il espérait que son geste, plus tôt, avait permis à Cassandra et Misaki de faire la paix. Sinon, il s'en voudrait d'avoir perturbé l'étage au complet. Il commençait à avoir honte.

Ce fut à cet instant que la guerrière albinos et l'elfe guérisseuse arrivèrent dans la salle, pile au moment où le dîner allait commencer. Elles saluèrent leur collègue ensemble et se dirigèrent au comptoir afin d'aller passer leur commande. Gabriel fit de même et s'arrangea quelques plats. Ensuite, il s'installa au même coin de la pièce et mangea son repas en silence. Il avait l'habitude de s'asseoir seul quand Flint n'était pas là, ou bien que les autres membres de la famille Markios n'étaient pas dans les parages. À vrai dire, il ne se sentait pas à son aise avec la plupart des gens. Plusieurs personnes n'arrêtaient pas de commenter sur son appétit féroce ou bien son tour de taille et cela l'importunait. Il préférait quand on le laissait manger en paix.

Étant lui-même une espèce d'humain fabriqué avec la science et la magie, il avait parfois eu du mal à s'adapter au début de son existence, mais on l'avait rapidement aidé à apprendre les coutumes humaines. Ce n'était que plusieurs années plus tard qu'il avait compris que Flint et lui étaient destinés à devenir les meilleurs amis du monde et beaucoup plus. Plusieurs au palais s'étaient posés des questions sur leur étrange relation, mais ce fut Flint qui avait commencé à le courtiser alors même qu'il n'avait que seize ans.

Ils n'avaient pas consumé leur amour avant que Flint ait atteint sa maturité, toutefois, car ils voulaient prouver à tous les membres de la famille qu'ils étaient responsables. Ils ne voulaient choquer personne avec leur attirance réciproque. Gabriel était au courant des rumeurs qui circulaient à son égard, certaines femmes de la ville l'avaient traité de pédophile et de toiletteur de mineurs pendant des années alors que ce n'était pas du tout le cas. Cela avait pris au moins une dizaine d'années à la famille Markios pour taire ces rumeurs. Certains de ces ragots avaient profondément blessé le golem, dont les blessures mentales étaient déjà profondes à cause de l'abandon de son créateur. Il n'avait pas mérité une telle cruauté.

Encore aujourd'hui, certaines de ces commères avaient vieilli et remarqué que le golem n'avait pas vieilli d'un poil, elles le traitaient toujours comme un paria. C'était de bonnes mères de familles qui s'étaient inquiétées pour leurs petits à l'époque et plus encore. Gabriel savait qu'il ne pourrait jamais les convaincre, alors il avait appris à les ignorer, bien que par moments certaines de leurs paroles l'irritaient tellement qu'il aurait pu défoncer quelques murs pour se défouler.

— Salut Bouboule, fit une voix derrière lui. Mais que fais-tu encore assis tout seul ? Ta timidité te perdra, mon pauvre...

Gabriel reconnut une voix similaire à celle de son fiancé, mais savait déjà reconnaître les différences entre Flint et Kyran. L'apprenti conseiller passait son temps à l'appeler Bouboule affectueusement parce qu'il le considérait comme une grosse boule d'amour et que c'était aussi une plaisanterie qu'il partageait par complicité avec son quadruplé.

Le jeune homme portait une tenue décontractée, sa chevelure toujours attachée en queue de cheval et ses lunettes pendaient au bout de son nez. Il n'y avait pas de doute, c'était bel et bien le frère de son fiancé et non le contraire.

— Et toi, tu as toujours ce franc-parler comme ton frère, dit Gabriel en ricanant.

— Il le faut bien, c'est de famille et c'est aussi pourquoi mon père m'a engagé.

— Heureusement pour moi que je sais vous reconnaître Flint et toi, sinon je ne me serais pas fait attendre pour t'embrasser.

— J'apprécie la pensée, mon ami, mais je ne joue pas dans ces eaux-là. Au fait, mon frère est parti depuis combien de temps, maintenant ?

— Pas si longtemps que ça, mais trop longtemps pour moi, répliqua Gabriel, attristé. J'aurais aimé l'accompagner.

— Dis-toi que ce n'est que pour une journée. Lorsqu'il reviendra, vous pourrez continuer à faire vos trucs habituels...

Kyran regardait en l'air et secoua la tête. Il valait mieux pour lui de ne pas les encourager. Flint et Gabriel avaient la fâcheuse habitude de se bécoter et de se câliner un peu partout au palais, pour ensuite aller faire leurs trucs en privés dans leurs chambres. Bien qu'il dût admettre qu'il était heureux pour leur bonheur mutuel, il devait cependant leur rappeler occasionnellement que les couloirs ne devaient pas servir pour leurs rituels amoureux. Même que cela s'appliquait pour tout le monde, c'étaient les règles du palais. Flint s'en fichait éperdument. Son fiancé essayait quand même de ne provoquer personne avec ses désirs.

— Et s'il ne revenait pas... couina Gabriel qui relâcha dramatiquement sa fourchette dans son assiette, ce qui éclaboussa de la purée sur son chandail. Que vais-je devenir sans lui ? Il est toute ma vie...

Les yeux larmoyants, le colosse se mit à pleurer en silence. Kyran le trouvait un peu trop irrationnel, mais devait admettre que son côté romantique lui donnait un certain charme. Il lui tendit un mouchoir avant d'aller se chercher à manger.

Cassandra et Misaki revinrent du comptoir et s'installèrent avec Gabriel, qui s'arrêta aussitôt de pleurer et qui renifla fortement avant de cligner des yeux.

— Mais t'en fais une de ces têtes, dit Misaki, amusée. Qu'est-ce que Kyran a bien pu te raconter pour te mettre dans tous ces états ?

— Rien, rien... mentit Gabriel.

— C'est à propos de Flint, n'est-ce pas ? demanda Cassandra.

— Oui, avoua leur interlocuteur, rougissant.

Kyran, de son côté, semblait soulagé que son ancien domestique se soit fait de nouveaux amis avec cette brigade. Il prit son sandwich et son café, puis sortit du réfectoire, tout sourire. Il n'avait plus besoin de rester avec son futur beau-frère s'il était bien accompagné.

Misaki avait décidé de se prendre un morceau de lasagne avec une tasse de thé. Cassandra avait opté pour du tofu grillé en cubes assaisonnés avec un sandwich à la tomate, et prit un grand verre de jus de fruit comme breuvage. Leurs portions paraissaient minuscules à côté de ce que Gabriel avait choisi : un plat de lasagne, deux sandwiches à la tomate et au bacon, un bol de purée de pommes de terre, du pudding et un grand verre de lait.

— Je n'ai pas déjeuné... expliqua le colosse, gêné.

Cassandra et Misaki échangèrent un air complice. Elles savaient toutes deux qu'il inventait des salades pour cacher sa peine d'être abandonné. Toutes deux se donnèrent pour mission d'essayer de lui remonter le moral.

Un quart d'heure passa rapidement, alors que les trois nouveaux amis parlaient de tout et de rien tout, autour de leur repas. Gabriel semblait manger à une vitesse beaucoup plus rapide que ses camarades, mais écoutait attentivement ce qu'elles avaient à dire avec des hochements de tête ou bien en levant ses épaules lorsqu'il était incertain. Il demanda au cuistot du réfectoire pour un pichet d'eau.

— En fait, dit Cassandra. Nous voulions aller faire des courses, toutes les deux, après le dîner. Tu es libre de venir si tu en as envie.

Attention, Gabriel ! pensa le colosse. Danger !

Il fallait se rendre à l'évidence, Gabriel avait une force étonnante et les gens du palais étaient tous au courant qu'il était capable de soulever une tonne d'objets en même temps sans avoir mal nulle part. Voilà l'accessoire parfait pour toute personne qui aimait magasiner : le parfait porte-bagages. Le sourire de Gabriel s'effaça aussitôt.

— Allons, Gab, dit Misaki. Si tu acceptes de nous aider, nous t'achèterons un gros cornet de crème glacée.

— J'embarque ! s'exclama celui-ci, enthousiaste.

Puis, il réalisa son erreur et se tapa le front avant de lâcher :

— Flûte ! Encore trahi par ma gourmandise...

Les deux jeunes femmes rirent aux éclats.

Après le repas, Gabriel, comme promis, partit faire des emplettes avec elles. Ces dernières avaient décidé d'aller chercher des sacs de nourritures pour la famille Doyle et des bouquets de fleurs. Elles voulaient aussi faire quelques surprises pour les membres de leur brigade afin de leur faire plaisir.

Pour Nash, Cassandra décida d'acheter une nouvelle cravate – sous les conseils de Gabriel qui savait que leur capitaine adorait en porter aux soirées importantes.

Pour Shayne, elles lui trouvèrent une nouvelle cape, pratiquement de la même couleur que la dernière. Misaki avait remarqué que l'autre devenait de plus en plus usée. Celle-ci le garderait au chaud durant l'hiver — mais elle ignorait qu'il n'avait jamais froid. Nox serait sûrement ravi de s'en servir, toutefois, lui qui pouvait être frileux.

Flint quant à lui allait recevoir une grande gourde qu'il pourrait remplir d'eau. Gabriel leur avait expliqué que Flint perdait souvent les siennes, alors il s'était assuré que celle-ci soit nouée à une corde ou bien avec une chaîne que son fiancé pourrait relier à sa ceinture.

— Pas très joli, mais pratique, avait dit le vendeur.

Luna obtiendrait pour cadeau des caches oreilles, puisque l'adolescente avait mentionné avoir froid aux oreilles au moins trois fois sur la route.

Gabriel venait tout juste de recevoir une grande écharpe en laine qu'il entoura autour de son cou et l'appréciait déjà. Il remercia les filles pendant qu'il portait plusieurs sacs. Il commençait à se sentir fatigué et s'impatienter, ses jambes avaient besoin de repos.

Après deux bonnes heures de magasinage, elles aidèrent Gabriel à emporter les sacs de nourriture chez les Doyle où il y avait une réception, puis emmenèrent le reste des présents au palais, à pied. Gabriel était à bout de souffle lorsqu'ils redescendirent les marches. Misaki s'était éloigné un peu plus tôt, disant qu'elle avait oublié d'acheter un truc, et revint sur ses pas afin de donner à Gabriel le gros cornet qu'elle lui avait promis. Pour toute réponse, il se planta le tout dans le front tellement il avait chaud.

— Merci... dit-il, alors qu'il haletait comme un gros chien. Fait du bien...

— Pas de quoi, vieux, déclara Misaki qui pouffa de rire.

— C'est la dernière fois... que je vous sers de porte-bagages...

— C'est ça, c'est ça. Maintenant mange le reste avant que ça te fonde sur le front. Tiens, voilà des essuie-tout.

Elle lui tendit les papiers et secoua la tête.

— Quel bouffon, celui-là, se dit-elle avant d'aller rejoindre Cassandra qui l'attendait à la fontaine. Flint peut bien l'aimer.

Cassandra avait d'autres emplettes à faire. Elles décidèrent toutes deux qu'elles avaient assez fait travailler Gabriel pour la journée.

Le reste des achats ne devraient pas être si lourds que ça, jugea le gros barbu dans sa tête, avant de prendre une bouchée de la crème.

Puis il eut un gros mal de tête, quand il réalisa qu'il en avait avalé trop vite. Il lâcha un juron et essuya son front dégoulinant du mélange de crème et de sueurs.

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