110. Quand Estelle rencontre Kylie

Vous allez me passer votre patron maintenant avant que je me fâche ! grogna un homme anglophone au téléphone. Si vous êtes trop incompétente pour faire votre travail, il pourra bien vous remplacer !

Monsieur Thomas, je vous ai averti que la facturation ne fonctionne pas ainsi, expliqua la punk. Ce n'est même pas mon domaine, mais tout le monde qui travaille ici sait déjà que ça prend au moins deux mois avant que les factures des nouveaux forfaits soient appliqués dans vos paiements mensuels. Votre épouse nous a déjà contactés et nous lui avons répété la même chose.

Oui, mais vous ne nous avez toujours pas remboursé !

Et je vous répète pour la dernière fois que c'est contre le règlement, Monsieur Thomas. Vous auriez dû appeler avant le premier juillet pour faire cette demande. Je suis sincèrement désolée, mais c'est la procédure.

Allez-vous faire foutre !

L'homme mécontent raccrocha son téléphone si fort que cela causa un mal de tête à Kylie. Deux jours après la Fête du Canada, la musicienne était revenue au travail dans l'espoir que les choses se passeraient mieux que la dernière fois. Malheureusement pour elle, elle s'était récoltée plus de dix clients qui lui avaient tous manqué de respect et l'avait traité de tous les noms. Elle n'en pouvait plus. Il fallait qu'elle sorte de cet endroit. C'était plus fort qu'elle...

Kylie leva ses mains dans les airs et pris un crayon qu'elle mordit si fort qu'elle le cassa en deux. Elle recracha le bois et le plomb qui était entré dans sa bouche. Ensuite, elle se hissa d'un bond, monta sur le pupitre et tournoya autour d'elle-même pour s'adresser à tous ses collègues de travail.

J'EMMERDE CE JOB DE MERDE ! hurla-t-elle en anglais. JE NE SUIS PAS ASSEZ PAYÉE POUR ME FAIRE TRAITER DE LA SORTE PAR TOUS NOS CLIENTS ! JE M'EN VAIS !

— Mademoiselle Sanders, descendez de là tout de suite ! lança son employeur.

— Allez-vous faire foutre, Monsieur le gros gorille qui se gratte le cul à longueur de journée ! Vous ne valez pas mieux que nos clients qui n'arrêtent pas d'abuser de notre santé mentale ! Allez plutôt vous masturber sur nos photos puisque que vous ne faites que ça de vos journées ! Tout le monde sait que la majorité des femmes que vous engagez finissent sur vos fonds d'écrans ! Je vous déteste !

— Quel culot ! Vous pouvez dire adieu à votre prochain salaire !

Pour toute réponse, Kylie se tourna dos à lui et baissa son pantalon.

BAISE MON CUL, FILS DE PUTE ! provoqua-t-elle, en anglais.

La plupart de ses collègues poussèrent des sifflements pour encourager cette dernière, alors que d'autres applaudirent ou rirent. Plusieurs femmes l'imitèrent et montèrent sur leurs chaises ou leurs pupitres pour clamer haut et fort qu'elles démissionnaient. En tout, plus de la moitié des employés se rebellèrent contre leur patron et firent du grabuge dans la grande salle où se trouvaient les centaines de pupitres.

Le pauvre employeur s'enferma dans son bureau, en état de panique, alors qu'on lançait des objets dans sa direction. Il ne pouvait pas appeler la police de la ville, car ils ne faisaient rien d'illégal. Cependant, il contacta les gardiens de sécurité du bâtiment afin de les avertir de cette grève générale qui venait d'éclater. Ils n'étaient pas assez nombreux toutefois pour tout le nombre d'employés qu'il avait engagé dans cette compagnie. Le chaos et l'hilarité éclatèrent au centre d'appel téléphonique.

Pendant ce temps, Kylie jeta sa carte d'identité liée au travail à la poubelle, ramassa ses affaires et se rendit à la salle des esclaves pour enfiler ses chaussures. Ensuite, elle sortit par la porte réservée aux gens qui voulaient aller fumer une clope derrière la cuisine et contourna le bâtiment pour se rendre au stationnement. Un sourire aux lèvres, elle était satisfaite de son coup. Plus jamais elle ne laisserait quelqu'un profiter de sa santé mentale.

— À LA REVOYURE, TOUT LE MONDE ! lança-t-elle en faisant le doigt d'honneur au bâtiment. Vous ne me manquerez pas pour tout l'or du monde ! HA HA HA !

Kylie repensa aux derniers mots qu'elle avait dits à son ex-employeur, s'esclaffa et monta sur sa motocyclette. Elle mit en marche l'engin. Enfin libre de cet emploi qu'elle qualifiait de perte de temps, elle avait décidé de travailler pour son frère. Le salaire serait moins élevé qu'au centre d'appel, mais au moins, il respecterait le fait qu'elle était d'abord et avant tout une humaine. Elle en avait déjà parlé avec Scottie à quelques reprises : si jamais celle-ci devait perdre son emploi, il l'engagerait.

Les oreilles sifflantes, Kylie fit le trajet habituel jusqu'à la basse-ville. Cette fois, au lieu de se rendre au parc où travaillait son frère, elle se rendit à la Rôtisserie de Baldt Street, où elle avait l'habitude de s'acheter du poulet et des frites. C'était presque l'heure du dîner et elle commençait à avoir faim. Elle arriva enfin à destination et gara son véhicule en face de l'une des entrées.

— Ah tiens ! Mais regarde qui voilà... dit une voix familière qu'elle reconnut à sa droite, après être entrée dans le bâtiment. Tu ne travaillais pas, aujourd'hui ?

C'était Stacy et son petit ami, Bobby. La rousse aux yeux noisette salua son amie et l'invita à s'asseoir avec eux.

— Si, mais j'ai envoyé chier le patron après mon dixième client grossier, répliqua Kylie. D'ailleurs, ne sois pas étonnée de voir que plusieurs employés auront quitté, dès ton retour. Quand je suis sortie, c'était le bordel.

Stacy roula des yeux et soupira.

— Tu aurais pu me prévenir, hein ? fit cette dernière. Je vais faire quoi, maintenant que tu n'es plus là ? Les autres employés sont plutôt... ennuyants contrairement à toi.

— Le gorille me remplacera plus vite que tu ne le penses, pouffa Kylie.

Son ex-patron était un grand homme imposant à la peau blanche, mais il avait beaucoup de poils sur les bras et le torse qui lui donnait l'air d'un gros singe. Kylie n'associait pas ce terme au racisme, elle le détestait simplement.

— Monsieur Samsom n'est pas si méchant que ça, riposta son amie. Juste un peu louche. À part ça, il ne m'a jamais dérangé.

— Tu sais qu'il se sert des caméras pour nous mater le cul, dans ce bâtiment ? interrogea la musicienne. Ce n'est qu'un pervers, ce pauvre con. Je restais seulement pour le fric. Ça ne m'étonnerait pas qu'il finisse en prison, un jour...

— D'où tiens-tu cette information ?

— Pourquoi penses-tu que mon frère ne travaille plus pour lui ? C'était son assistant. Il l'a choppé les mains sur son paquet...

Stacy était répugnée par ce qu'elle entendait.

— Évidemment, Scottie l'a confronté et a contourné son bureau quand il a cru qu'il faisait un arrêt cardiaque, mais bon, quand il a vu les images des caméras posées sur les tétons de Jennifer Dubreuil ; mon frère a vite compris que notre big boss se masturbait. Cet imbécile de Samson lui a offert une somme pour qu'il aille continuer ses études.

— Oh le salaud ! grogna la rousse. Pourquoi ne m'as-tu jamais parlé de tout ça ?

— J'ai essayé quelques fois, mais tu étais soit trop occupée ou bien ivre au travail...

Son amie rougit honteusement, maudissant son alcoolisme de l'époque. Elle était sobre depuis plus d'un an. Elle s'était fait réprimander à quelques reprises par le patron pour avoir apporté du whisky ou bien du vin dans ses bouteilles de jus. Elle n'avait même pas encore l'âge légal pour boire ; son petit ami, si.

Kylie se tourna vers le jeune homme d'origine japonaise qui n'en revenait pas de cette conversation. Bobby avait été adopté par une famille québécoise après que sa famille immigrante avait été tuée dans un incendie, à l'âge de quatre ans. Il avait de vieilles cicatrices de brûlures sur le dos, mais elles ne paraissaient plus tant que ça. Celui-ci passait beaucoup de temps en compagnies des jumeaux, durant les fins de semaines.

Bobby était aussi interloqué que Stacy.

— T'aurais quand même pu me prévenir, hein ? râla-t-il. Je suis son homme, après tout.

— J'ai oublié, remarqua Kylie. Et puis, vous aviez autant besoin d'argent que mon frère et moi. Durant cette période, personne n'engageait vraiment de nouveaux employés...

— Oulah... laisse-moi quelque temps pour digérer tout ça, formula la rousse qui se croisa les bras. Je sais que tu voulais bien faire, mais ce genre de détails, il fallait que ça sorte avant, quoi... J'aurais cherché pour un autre emploi, si j'avais su.

Kylie haussa des épaules, puis hocha la tête. Elle salua le couple et s'éloigna afin de s'asseoir dans un coin de la salle à manger. Un grand blond avec une queue de cheval vint à sa rencontre, avec un carnet et un stylo. Il avait une barbe finement taillée au niveau du menton et derrière les pommettes.

— Ce sera la même chose que d'habitude ? demanda Arthur Sage à sa cliente.

— Ouais, pouvez-vous changer les frites en poutine, cette fois ? fit Kylie.

— Avec quelle sauce ? Bœuf ou barbecue ?

— Bœuf avec des oignons frits, s'il vous plaît.

— Et comme breuvage ? Un thé glacé ?

Elle hocha la tête et il marqua le tout sur son bout de papier. Elle était une cliente fidèle de la Rôtisserie, à un tel point que les plus anciens employés connaissaient d'avance ses goûts. L'assistant-gérant qui venait de la servir, passait de temps en temps à la cantine mobile de son frère pour discuter avec eux. Elle ignorait qu'il s'agissait en fait d'un homme d'un tout autre monde, qui veillait sur eux depuis quelque temps.

Kylie le trouvait sympathique, mais parfois, elle se demandait pourquoi il s'intéressait tant à eux et la carrière de Scottie. Elle sortit son téléphone portable de sa poche et se mit à lire une tonne de commentaires qu'on lui avait laissée sur ses réseaux sociaux, suite à son départ très remarqué du centre d'appel. La jeune femme esquissa un sourire lorsqu'elle remarqua qu'on lui avait fait une trentaine de demandes d'amis.

¤*¤*¤

Artael passa devant une table avec son bloc-notes et adressa un regard à la petite blonde qui était venue s'asseoir devant le comptoir auquel les gens venaient se poser ; rendu le soir, afin de se servir de bières et de divers spiritueux.

— Vous êtes nouvelle ? remarqua-t-il. C'est la première fois que je vous vois à la Rôtisserie de Baldt Street. Voulez-vous que j'apporte un menu ?

La demoiselle approuva d'un signe de tête.

— Volontiers, dit-elle. Mais effectivement, je suis nouvelle dans cette ville. Je m'appelle Estelle Tabris et je travaille au Maple Leaf's Gazette depuis peu.

Artael avait reconnu sa petite-fille, mais ne voulait pas faire de scène, alors il prétendit qu'elle n'était qu'une cliente. Athéna lui avait parlé d'elle, durant la veille.

L'apprentie-journaliste était en stage avec eux et avait récemment découvert le roman de Teddie Sage en ligne. C'était ce qui avait aidé Diana Kingston à retrouver la mémoire.

Estelle avait une longue natte qui lui descendait jusqu'au milieu du dos. Le copropriétaire du restaurant trouvait qu'elle avait l'air d'une princesse sortie tout droit d'un film de Disney. Comme Elsa de la Reine des Neiges.

— Ne seriez-vous pas apparentée à l'homme qui est passé aux nouvelles, dernièrement ? questionna-t-il, curieux d'en apprendre plus sur sa vie. Le nom de famille Tabris n'est pas si familier dans cette ville et pourtant, j'en vois passer, des clients.

— En effet, répondit-elle. Il s'agit de mon grand frère adoptif que je n'ai pas revu depuis des années. On s'est rencontré dans ma famille d'accueil avant son émancipation du système. Je suis justement venue vivre à Ottawa afin de renouer mes liens avec lui. Mais bon, c'est personnel, tout ça.

Estelle rougit timidement et baissa son regard. Artael comprit qu'il valait mieux ne pas trop lui poser de questions. Elle portait une jolie blouse fleurie et un pantalon noir. Son style vestimentaire était très branché pour une jeune de cet âge. Elle aurait facilement pu devenir mannequin avec un bon agent.

— Vous pourriez aller lui rendre visite à l'hôpital, dans ce cas. Mon fils va le voir depuis le jour de l'accident. Ils sont amis. Il n'a rien de grave, simplement quelques fractures.

Elle hocha la tête alors qu'Artael prit le menu d'un serveur qui passait près de lui. Il offrit le pamphlet à la jeune femme et sourit.

— Tenez, dit-il. J'espère que l'un de nos plats vous paraîtra délicieux.

— Merci beaucoup, monsieur, répondit cette dernière.

Elle ramassa ce qu'il lui tendait et commença à lire ce qui pourrait l'intéresser. Ensuite, il se rendit à la cuisine. Il ignorait que Kylie et Estelle étaient toutes deux très proches, en dehors de cette dimension. Flint avait oublié de lui mentionner qu'elles s'étaient mariées dans le chaos de leurs nouvelles existences.

Quand il entra dans la cuisine, il passa la commande de Kylie Sanders au cuisinier. C'était un grand type basané avec des yeux dorés. Il travaillait seul pour le moment, mais d'autres employés n'allaient pas tarder à venir faire leurs chiffres de travail.

— Le même plat que d'habitude, Shayne, dit Artael.

— Elle ne se tannera jamais, bonté divine ! s'exclama ce dernier.

— Au moins, elle aime ta bouffe.

L'assistant-gérant sourit à celui qui avait été autrefois un elfe vampire, dans leur vraie dimension. Contrairement à ses subordonnés, Shayne Wolfe avait conservé son identité primaire, même s'il avait une apparence humaine.

Quelques jours plus tôt, il était apparu tout nu dans une ruelle et avait dû voler des vêtements qu'il avait trouvés sur une corde à linge afin de se couvrir. Il avait fini par trouver la Rôtisserie à laquelle Artael l'avait reconnu pour aussitôt l'engager comme cuisinier. Contrairement à Gabriel et Scottie, il n'était pas un expert en cuisine, mais il apprenait rapidement et avait un livre de recettes à portée de main.

Puisqu'il n'avait nulle part où crécher, depuis son arrivée, Artael lui permettait de dormir dans la salle des employés, jusqu'à ce qu'il se trouve un appartement.

— Comment se porte Gabriel ? demanda Shayne.

— Mieux avec les nouveaux médicaments que le médecin lui a prescrits. Sarah n'est toujours pas revenue à la maison. Elle m'en veut toujours d'avoir laissé Athéna venir à l'appartement. Sinon, il y a Estelle assise devant le comptoir...

Le sourcil du cuisinier s'éleva rapidement.

— Elle est ici ? interrogea celui-ci. Crois-tu qu'elle est comme nous... ?

Artael secoua la tête.

— Non, formula ce dernier. Elle est dans la même situation que les jumeaux. Tous les trois ont complètement oublié tu-sais-quoi. Mais bon, ce n'est pas le bon temps, ni le bon endroit de discuter de ce genre de chose. Tu pourras passer à mon appartement lorsque nous aurons terminé de travailler. Flint m'a dit de te dire bonjour, puisqu'il est au courant que tu travailles pour moi.

— C'est gentil, répliqua Shayne. J'espère qu'il n'est pas autant dépaysé que je le suis. Et c'est d'accord, j'irai chez vous plus tard. Cependant, je vais devoir partir quelques minutes avant la fin de mon chiffre, parce que je dois ramasser un colis important qui est arrivé à la poste, pour le resto. Ils ferment plus tôt, aujourd'hui, pour des rénovations. Ton homologue veut que je le mette sur son bureau.

— D'accord. J'irai chercher le paquet avec toi, si tu le désires.

Tandis que Shayne tournait des plaquettes de hamburgers sur le grill, Artael revint dans la salle à manger avec une autre commande qui avait été faite par téléphone.

Il s'approcha du comptoir et vit, du coin de l'œil, Kylie qui était intriguée par la petite blonde à la longue natte. Le restaurateur trouvait intéressant que ces deux-là ne s'étaient pas encore réveillées, comme Flint, Gabriel et Shayne.

Que pourrais-je faire pour éveiller de vieux souvenirs en elles ? pensa t-il. Plus vite, j'aurais accompli cette tâche, mieux ce sera. Nous devons après tout nous réunir et discuter du plan d'attaque, en ce qui concerne Perséphone...

Il souffla des narines et se lava les mains après avoir mis le plat préparé sur le comptoir, emballé pour le client du téléphone.

Alors qu'une serveuse passa devant lui, il remarqua que Kylie s'était levée de son banc pour aller retrouver Estelle. Elle se plaça derrière le dossier d'une chaise, debout. Artael se demandait si elle en pinçait pour sa petite-fille.

— Dis, on ne se serait pas vu quelque part, toi et moi ? demanda-t-elle.

L'assistant-gérant pouvait les entendre depuis sa position, malgré le chahut qu'il y avait dans la grande salle. Il nettoyait des verres sales, près de l'évier.

L'apprentie-journaliste pencha sa tête d'un côté et leva un sourcil.

— Tu ne serais pas l'une de ces musiciennes du groupe Sewer Rodents que j'ai passé en entrevue, il y a deux mois de cela ? interrogea-t-elle. C'était pour mon blog.

— Oh, c'était toi ! s'exclama Kylie qui s'installa sur la chaise. Quand je t'ai vue entrer au restaurant, je me suis dit que je devais rêver.

— Pourquoi donc ? Je ne suis pas si spéciale que ça, ma foi...

— Disons que tu as fait de l'effet sur notre batteur.

Estelle comprit aussitôt que son interlocutrice parlait d'elle, puisque Kylie Sanders était la batteuse officielle du groupe Punk Rock. Cette dernière gloussa et rougit timidement.

— C'est flatteur, mais je ne cherche pas vraiment à sortir avec qui que ce soit en ce moment, lui dit-elle pour ensuite lui faire un clin d'œil.

Dramatiquement, Kylie serra sa poitrine et regarda le plafond.

— Ouille, mon pauvre cœur en souffre... ! s'exclama-t-elle, avec exagération. Qui sera assez brave pour soigner ma blessure de guerre ?

Estelle éclata de rire et se tapa la cuisse. Elle souriait.

— En tout cas, tu es toujours aussi marrante que lors de notre première rencontre, constata-t-elle. Mais bon, je suis ici pour dîner. Je ne m'attendais pas à te croiser ici. Tu viens souvent dans le coin ?

— J'habite dans le quartier, expliqua Kylie qui se mit les mains dans les poches. Je viens fréquemment bouffer ici avec mon frère quand il ne travaille pas pour sa cantine mobile. C'est assez charmant comme endroit.

— Ça ne dérange pas le patron ici que vous lui fassiez concurrence ?

— Pas du tout, même que nos recettes sont plus ou moins complémentaires, car différentes. Mon frère a un style plutôt barbecue alors que la Rôtisserie de Baldt Street est basé sur l'esprit familial. Leurs poutines sont excellentes, tout comme leurs plats de pâtes. Leur spécialité est le burger RBS, qui est un abrégé de leur restaurant. C'est énorme. Je n'arrive pas à en manger toute seule à moins de garder le reste pour un autre repas. Ça en vaut la peine pour le prix, en tout cas !

— Je préfère le poulet, pour être honnête.

— Dans ce cas, essaie leurs burgers au poulet. Ils sont parfaits, je trouve. Enfin... je dis ça parce que j'adore leur bouffe.

Kylie gloussa et vit Teddie Sage qui entrait par la porte opposée à celle où elle était entrée. Elle grinça des dents, tandis que la cloche du restaurant sonna pour annoncer son arrivée aux serveurs. Elle leva aussitôt son capuchon de chandail, par-dessus la tête. Elle ne voulait pas qu'il la voie du tout.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? questionna Estelle.

— C'est ce type qui vient de rentrer... expliqua son interlocutrice. Il n'arrête pas de me suivre depuis des jours...

— Il te harcèle ? Pourquoi ?

— Je n'en sais rien... il est fou.

Estelle n'était pas tellement convaincue, puisqu'elle ne connaissait pas personnellement le jeune homme. Elle jeta un coup d'œil du côté d'Arthur Sage ; ce dernier discutait avec le blond en question. Ils se ressemblaient beaucoup.

Pourquoi ai-je cette étrange sensation de déjà-vu, quand je les vois ? pensa-t-elle.

Bien qu'elle n'eût pas vraiment l'intention de discuter avec Kylie Sanders, au départ, Estelle trouvait cette conversation très intéressante. Cependant, la présence du blond dans cette pièce attirait toute son attention.

S'agirait-il de l'auteur dont tout le monde parle sur les médias sociaux ? cogita cette dernière. Si l'homme qui m'a servi plus tôt est nul autre qu'Arthur Sage, ce jeune homme avec qui il parle doit être son fils. Je dois en avoir le cœur net... Si c'est lui, j'aurais mon scoop !

Kylie passa sa main devant le visage de la journaliste.

— Hé ho ? remarqua-t-elle. Miss Tabris ? T'es dans la lune...

— Je dois le rencontrer, dit l'apprentie-journaliste qui se leva d'un bond.

— Hein ?! Mais il est dangereux ce mec ! Faut pas t'en approcher...

Estelle choisit d'ignorer les mots de Kylie et se déplaça jusqu'au bar, où Arthur Sage discutait avec son fils. Répugnée, la musicienne opta pour aller s'asseoir à nouveau à sa table, au fond de la pièce. Elle se croisa les bras et s'appuya vers l'avant, dans l'espoir que son repas arriverait plus vite que prévu. Cependant, cette conversation avec Estelle lui avait fait du bien. Elle se demandait pourquoi elle se sentait si attirée envers elle...

¤*¤*¤

— Alors, as-tu des nouvelles de ta sœur ? demanda Artael à Flint.

— Je suis passé chez sa Maddie, sa collègue, répliqua son fils. Elle m'a dit que Marie n'a donné aucun signe de vie depuis plus de quarante-huit heures. C'est comme si la présence de maman lui avait fait péter un câble.

— Ça ne me dit rien de bon.

Artael se passa la main sur le menton, mais une cloche sonna depuis la cuisine. Le repas de l'un des clients était prêt à servir. Il s'excusa puis s'éloigna. Pendant ce temps, Estelle s'approcha du comptoir, elle se tordait nerveusement les mains et hésitait à déranger l'homme qui l'intéressait.

— Monsieur Sage ? dit enfin cette dernière. Est-ce bien vous ?

Flint sursauta et se tourna pour voir sa fille, ou plutôt, son alter ego. Elle était un peu plus jeune que la véritable incarnation, mais lui ressemblait beaucoup.

— O... Oui ? dit-il nerveusement. Que puis-je faire pour vous aider ?

— Je suis stagiaire pour le Maple Leaf's Gazette, avoua-t-elle. J'aimerais savoir si vous accepteriez de passer une entrevue avec moi, à propos du succès que connaît votre livre virtuel, distribué gratuitement en ligne.

— L'avez-vous lu, au moins ?

Flint haussa un sourcil, puisqu'il avait mentionné le prénom de la demoiselle dans son livre, ainsi que le nom de famille Tabris. Il savait qu'elle travaillait pour Athéna et qu'elle était liée à Gabriel dans cette simulation, comme sœur adoptive. Son père venait de lui mentionner tout ça, discrètement.

— Je n'ai pas eu la chance d'aller plus loin que le chapitre dix ou onze, je crois, avoua cette dernière. Toutefois, j'ai bien aimé votre plume et je pensais qu'en faisant un article sur vous, ça vous aiderait à vous faire plus de lecteurs à travers la province. Notre journal est très populaire en ligne, ça vous ferait une très bonne publicité.

Mince alors, songea Flint. Il faudrait qu'elle lise plus loin, sinon ça n'en vaudra pas la peine. Je vais devoir la convaincre...

Le capitaine de la Septième Brigade se passa une main dans les cheveux et répliqua :

— Voyons voir... j'ai tout mon temps devant moi, mais j'aimerais d'abord m'assurer que vous avez bien lu mon livre. Comment s'appelle l'oncle du protagoniste ?

— Nash ? dit la jeune femme qui leva les yeux vers le plafond.

— Quel est le nom du vampire ?

— Shayne Wolfe.

— Je vois... maintenant, pourrais-tu me dire qui sont Flint et Gabriel ?

Elle fronça des sourcils et fit une petite moue.

— Probablement le couple le plus adorable que j'ai lu depuis quelque temps, avoua-t-elle. Je ris encore du passage dans l'auberge, avec le pauvre Nash qui a envie de mourir de honte. Personnellement, quand je les lis, je me sens nostalgique... Étaient-ils basés sur des gens que vous connaissiez ?

Flint rougit timidement et réalisa que sa fille approuvait ses parents, même si elle ignorait qu'ils existaient vraiment.

— Oui... ils sont très proches, même. Ils ont adopté une petite fille et son tout premier cadeau fut une jolie petite poupée appelée Magalie.

Le visage d'Estelle Tabris s'illumina lorsqu'elle entendit cette phrase.

— Quelle coïncidence ! s'exprima-t-elle. J'ai aussi une poupée du même prénom ! Elle m'a suivi jusqu'à ma maison d'accueil. Vous êtes une sorte de devin ou quoi ?

Elle pouffa de rire, alors que Flint adorait l'échange qu'il avait avec la jeune demoiselle. Celle-ci semblait beaucoup plus déterminée que son autre version, mais était tout aussi chaleureuse.

— Tout simplement quelqu'un qui aime ses proches, assez pour écrire des histoires sur leurs vies et les publier en ligne, dit l'écrivain.

— En tout cas, j'aimerais avoir votre patience et votre talent... déclara son interlocutrice. J'ai cru comprendre que vous aviez dépassé les six-cent-mille mots avec le dernier livre de votre trilogie. Quel exploit, quand même !

Flint était flatté par cette remarque.

— Et moi, je crois que ça prend beaucoup de courage pour devenir journaliste et raconter la vérité aux gens sur divers sujets ou bien faire des entrevues... formula-t-il. Honnêtement, je crois que c'est l'un des métiers les plus cool du monde. Je n'ai simplement pas la patience de confronter les gens. Anxiété sociale et tout ça...

L'apprentie-journaliste cligna des yeux et hocha la tête.

— En effet, ça demande beaucoup de détermination et surtout du courage, avoua-t-elle. Mais le plus important, c'est la technique. Malheureusement, je débute et je doute que Madame Sawyer me laissera ma chance avant la fin de ce stage... C'est pourquoi je voulais faire cette entrevue avec vous.

— Dans ce cas, je vous mets au défi, dit-il. Si vous arrivez à terminer mon premier livre, j'accepterais volontiers de répondre à toutes vos questions.

Estelle exprima du désespoir et de la fatigue, mais se ressaisit et se tint droit.

— J'accepte votre proposition ou je ne suis plus une Tabris, affirma-t-elle.

Sans plus tarder, elle sortit son téléphone portable et salua Flint avant de sortir du restaurant. Finalement, elle ne commanderait rien. Elle était déterminée plus que tout à terminer cette histoire, quitte à en perdre la raison.

Artael revint au comptoir avec un plat que son fils avait commandé.

— Eh ? Où est Estelle ? questionna celui-ci.

— Partie lire mon livre, répondit son fils. Elle veut une entrevue, elle l'aura. Seulement, ça ne sera pas avant qu'elle ait fini de lire Le Culte de Perséphone.

— Tu espères que cela l'aidera pour tu-sais-quoi, n'est-ce pas ?

— Entre autres. Je suis aussi curieux d'en savoir plus sur ce qu'elle pense de mon écriture... J'ai quand même passé plusieurs années à retravailler tout ça...

Quand Kylie vit Estelle sortir de la rôtisserie, elle se leva d'un bond, puis ramassa ses restes de tables en vitesse. Elle emporta le tout dans une boîte en styromousse, paya sa facture au comptoir et donna un généreux pourboire à Artael.

Gardez la monnaie ! dit-elle en anglais, avant de filer en fusée à l'extérieur.

Ébahi, Flint regarda son père, et aussi la porte qui battit derrière la demoiselle pressée.

— C'était quoi, ça ? demanda-t-il.

Artael haussa les épaules. Néanmoins, le capitaine de la Septième Brigade avait compris que Kylie semblait déjà très attachée à Estelle. Il espérait qu'elles s'aideraient mutuellement à retrouver leurs souvenirs, enfouis dans leurs subconscients. Ce fut sur cette pensée que Flint prit une bouchée de son délicieux club sandwich.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top