109. La journaliste et le strip-teaseur

Diana Kingston quitta le bureau de Maple Leaf's Gazette, très tard, ce soir-là. Elle était souvent la dernière employée à retourner à la maison, car elle se portait volontaire afin de verrouiller les portes ou rendre certains travaux de son équipe. La plupart des employés trouvaient que leur patronne abusait de sa confiance et craignaient pour sa santé mentale. Même si elle semblait plutôt jeune, les traits de son visage affichaient quelques rides lorsqu'elle plissait son front.

Ces derniers jours, Diana n'avait pas cessé de se poser la question :

Qui est Arthur Sage et pourquoi a-t-il tenté de communiquer avec moi ?

Elle avait effacé son courriel, mais avait rapidement regretté son choix, car ce n'était pas la première fois qu'il tentait de correspondre.

Alors qu'elle entra à l'intérieur de sa petite voiture bleu azur qui avait déjà une décennie à son actif, la journaliste se laissa choir par-dessus la roue de son klaxon et soupira. Bientôt, il lui faudrait changer de voiture, celle-là serait bonne que pour être mise à la ferraille. Elle ne roulait pas sur l'or, mais c'était mieux que rien.

Ce nom me dit pourtant quelque chose, médita celle-ci. Minute... ne serait-ce pas le type avec qui j'ai couché, quand j'avais à peine vingt ans ?

Elle se souvint d'une soirée de fête chez une amie. Elle avait bu et dansé avec un beau blond aux longs cheveux. Il l'avait séduite avec son sourire charmeur, puis elle l'avait invité dans une chambre où ils s'étaient embrassés. Elle avait désiré plus que ça, donc s'était déboutonnée la chemise et celle du jeune homme. Pendant quelques minutes, ils s'étaient enlacés et leurs corps s'étaient mêlés au rythme endiablé de la musique qui avait résonné à travers les murs de cette chambre. Lorsqu'ils eurent terminé, ils s'étaient endormis l'un contre l'autre. Le lendemain, la jeune femme était partie alors que tout le monde était couché, sans même dire au revoir à son coup d'un soir.

Quelques semaines plus tard, elle était tombée malade et avait pris un test de grossesse. Elle avait réalisé qu'elle était enceinte ; ce que la dame trouvait ironique à ce jour, puisqu'elle avait commencé à prendre la pilule contraceptive quatre ans avant cet incident.

Diana avait décidé de ne pas se faire avorter. Elle ne désirait pas tuer les enfants qui avaient grandi en elle. Elle avait voulu les garder au départ, mais avait réalisé qu'on ne pouvait pas élever quatre enfants seule, sans emploi. Pour cette raison, la jeune femme avait décidé d'abandonner ses bébés à travers le système d'adoption. Ils avaient mérité mieux qu'une mère qui ne pouvait même pas les nourrir.

Suite à son accouchement, elle avait constaté qu'elle avait commis une grave erreur en les donnant à de purs étrangers. Toutefois, ce qui avait été fait, était fait. Elle avait donc continué ses études en journalisme et avait fini par obtenir son diplôme. Voilà plus de dix ans qu'elle travaillait pour la même compagnie.

Se pourrait-il que ce soit vraiment lui ? spécula la blonde, alors qu'elle mit en marche le moteur de son véhicule. Si c'est le cas, pourquoi a-t-il pris tant d'années pour me contacter ? Essaie-t-il de me soudoyer pour de l'argent ?

Elle bâilla, fatiguée. Il était presque minuit et elle avait grandement besoin d'une sieste bien méritée. Sa patronne lui avait donné une journée de congé, pour les prochaines vingt-quatre heures. Elle pouvait donc se reposer après avoir travaillé durant cette fin de semaine chargée. Il avait fait chaud toute la journée, son uniforme commençait à lui coller à la peau tellement ils avaient tous sués.

Ses yeux se fermèrent un moment, elle se souvint que sa collègue de travail lui avait envoyé un texte qu'elle avait lu en ligne. C'était un certain roman digital écrit par un citoyen de la ville. Cette dernière souhaitait qu'on contacte le jeune homme pour le passer en entrevue. Il faisait sensation avec son histoire et souhaitait le rencontrer.

Puisque Diana était l'assistante de Madame Sawyer, cette dernière organisait la plupart des rencontres importantes de ses employés. La collègue en question désirait cette exclusivité, plus que tout. Elle était jeune et était en stage avec eux. Elle apprenait vite. Diana n'avait pas fait attention à son nom, comme cette dernière était toute nouvelle.

Voyons voir un peu de quoi il s'agit... pensa l'assistante qui ouvrit son téléphone portable. Qui est ce mystérieux Teddie Sage qu'elle veut tant rencontrer... ?

Elle ouvrit le document qu'on lui avait envoyé. Au premier regard, tout cela avait l'air d'un simple délire de jeune adulte qui ne pouvait pas se faire publier. Mais il avait quand même au-dessus de cent quarante chapitres d'une vingtaine de minutes, en moyenne. Elle vit sur la table des matières qu'il avait séparées, le tout en trois volumes.

— Typique de tous les amateurs du genre, une trilogie... soupira-t-elle.

Diana ouvrit le premier chapitre et dès les premières lignes, elle avait une sensation de déjà-vu qui lui parcourait l'esprit.

— Un couple gay ? marmonna-t-elle. Ah, je vois... l'un est grand et bedonnant et l'autre est petit et maigrichon... C'est atypique... Flint et Gabriel, hmm ? Étrange... ça me dit vaguement quelque chose... Pourquoi est-ce si familier ?

Un éclair lui traversa l'esprit, comme si elle venait de se réveiller d'un profond sommeil. Elle sursauta dans sa voiture et réalisa qu'elle se trouvait ailleurs que chez son véritable chez soi. Athéna avait repris possession de son corps.

— Oh merde ! s'exclama-t-elle. Flint est dans cette dimension !

Elle fouilla alors dans les souvenirs de Diana Kingston et se souvint du courriel qu'elle avait reçu l'autre jour. Quinzième appartement de Baldt Street. Elle savait où se trouvait cet endroit pour être passé devant la rue à tous les jours depuis les dix dernières années, depuis qu'elle était coincée ici... ou du moins, dans cette simulation. Car elle avait conscience que tout ceci n'était pas réel.

Faites qu'ils soient réveillés, pensa-t-elle en se croisant les doigts.

Elle se dirigea sur la route avec son véhicule et pria pour que son fils soit bel et bien ce jeune homme. Sinon, cet auteur n'aurait pas écrit cette histoire pour rien !

¤*¤*¤

— Tu as fait une excellente performance, Charlie ! dit une jeune femme de l'autre côté d'un rideau, alors qu'un grand homme musclé et poilu traversait à une salle remplie de boudoirs et divers costumes sexys.

— Merci beaucoup, Tina, fit celui-ci en lui faisant des baisers dans le vide, de chaque côté.

— Un billet de cent dollars ? Wow... ils sont généreux, tes fans. Mais ça ne te dérange pas d'avoir autant d'hommes qui viennent te voir ?

— Hommes... femmes... quelle différence ? Du moment que ça les amuse...

— Dis plutôt que tu adores les beaux mecs qui te tournent autour, pas vrai ?

Elle lui pointa son torse et lui fit un petit clin d'œil. Il rougit. Charlie Tabris n'en parlait à personne, mais il avait toujours préféré les hommes. Il travaillait comme strip-teaseur, dans un bar gay où plusieurs hommes et femmes hétéros avaient aussi le droit de venir se rincer l'œil, à tous les soirs.

Grand, et doté d'une silhouette divine, une agente de casting l'avait vite remarqué et engagé pour devenir l'une de ses stars. Il avait deux cicatrices visibles là où se trouveraient normalement des seins, ainsi que de belles hanches. Le fait qu'il soit un homme trans n'avait pas dérangé son employeuse quand elle l'avait embauché. Son corps particulier était rapidement devenu populaire dans ce cartier queer. La femme qui se tenait près de lui, s'appelait Tina Rockwell. Elle était une réalisatrice de films érotiques et pornographiques, en plus d'être la propriétaire d'un bar de strip-tease pour personnes LGBTQIA+.

Charlie, qu'on surnommait la belle bête, avait accepté de tourner quelques films pornographiques, mais s'était vite épuisé. Il avait besoin d'un peu de douceur dans son existence. Sa vie sentimentale était un échec, mais au moins, il était riche. Il n'avait toujours pas fait sa chirurgie de confirmation du genre, en bas de la ceinture et ne savait pas s'il le ferait un jour. Il désirait plus que tout fonder une famille...

— J'ai touché à un point sensible, n'est-ce pas ? demanda sa patronne.

— Non, non. C'est la fatigue... déclara Charlie.

— Tu as assez travaillé pour ce soir. Que dirais-tu de retourner chez toi ?

L'homme trans esquissa un sourire. Il lui remit vingt pourcents de ses pourboires et s'approcha de la table sur laquelle il avait laissé ses vêtements et ses affaires personnelles. En tout, il s'était ramassé près de mille dollars canadiens, ce soir-là, et comptait aller déposer le tout en banque, le jour suivant. Sa montre affichait trois heures du matin. Il avait besoin d'aller se coucher.

Il songeait sérieusement à quitter ce travail et peut-être aller suivre des cours à l'université, l'an prochain. Cependant, il avait peur qu'on le reconnaisse à cause de ses films pornographiques. Il avait déjà de la difficulté à sortir publiquement, sans se faire reconnaître comme l'un des danseurs nus de ce bâtiment. S'il fallait que cela le suive dans une autre carrière, il ne se le pardonnerait jamais.

Une autre chose qu'il détestait de cet emploi : le fait d'être constamment sur une diète stricte afin de garder sa ligne. Il tuerait pour un bon morceau de pizza. Au lieu de cela, il devait se contenter de tout ce que son agent lui recommandait. Il n'avait pas le droit de tricher. Au moindre signe de bourrelet, il serait renvoyé.

Ses yeux s'étaient baladés souvent sur les hommes pansus qui étaient venus l'encourager et lui mettre des billets dans ses slips. Il enviait ces derniers. Bien qu'il appréciât parfois ses abdominaux finement taillés, parfois l'ours féroce qui dormait en lui désirait s'empiffrer et devenir un homme bien gras. Tant pis s'il développait de nouveaux seins par la suite, il voulait devenir énorme... Ce fétichisme sexuel de prendre autant de poids portait un nom dans cette dimension. Celui du feeding ou du gaining. Seulement, comme toutes les perversions étranges de ce monde... c'était un truc tabou, dans la société.

L'autre soir, il avait couché avec un étranger qu'il avait rencontré sur un site de rencontres pour hommes gays. Ce dernier était aussi grand et baraqué que lui, mais avait une panse assez ronde pour que Charlie se mette à jouer avec cette dernière, à la grande surprise de son partenaire sexuel. Ils avaient fini par faire l'amour et ils ne se revirent plus par la suite. Le strip-teaseur repensait à cet individu et sentit les larmes monter le long de ses joues. Il détestait son apparence, détestait sa vie et souhaitait que quelqu'un, quelque part, comprendrait son besoin de changer d'existence. D'un autre côté, il aimait se faire de l'argent. Seulement... son bonheur avait pris le large.

— Au moins, tout ce fric ira sur ma future maison, soupira-t-il. Quand je serai assez riche, je reprendrai ma foutue vie en main...

Charlie sortit enfin du bar gay et se dirigea au stationnement, puis emprunta une petite ruelle sombre. Il portait un simple pull verdâtre par-dessus son torse et un pantalon noir qu'il avait choisi dans une boutique bon-marché. Ses bottillons avaient été importés des États-Unis ; ils étaient faits d'un cuir sombre. Il ressentait l'envie folle de manger du fast-food, mais savait qu'il n'avait pas le droit d'en consommer à cause du travail. Il s'arrêta près d'un mur de brique et le cogna de frustration. Il était habitué à faire de la boxe à tous les jours, pour s'entraîner. Ses mains étaient rugueuses et puissantes, à un tel point qu'ils étaient difficiles à endommager. Il ne souffrait que de quelques éraflures. Il soupira.

— Lâchez-moi ! hurla une voix stridente à sa droite.

Il se tourna vers une ruelle plus ou moins éclairée où il reconnut la voix d'une collègue de travail. Elle était en train de se faire harceler par un malotru anglophone. Rapidement, Charlie courut en direction de ce cri et lâcha son sac à dos près d'une poubelle avant de foncer tout droit dans un premier type qui s'en prenait à son amie. Il lui tabassa le visage, pendant qu'un deuxième homme se jeta sur lui pour essayer de libérer l'autre individu.

— Je vais vous apprendre comment traiter une femme ! grogna le strip-teaseur, furieux. Vous n'avez pas honte !?

Ouille ! jura l'agresseur. Mais laisse-moi tranquille, maudit pédé !

Hé ! ajouta le second. Écoute-le, trou de cul, ou je te découpe en rondelles !

Charlie comprit que le second agresseur avait un objet tranchant sur lui. Il se leva rapidement pour éviter le coup de canif qui lui était destiné. L'homme armé planta accidentellement la lame dans le ventre de son camarade.

Putain d'idiot ! hurla celui qu'il venait de blesser. Regarde ce que tu m'as fait !

Désolé Dennis ! gémit l'autre. Je t'emmène à l'hôpital !

Charlie roula les yeux, s'approcha des deux hommes et les assomma l'un contre l'autre. Ils tombèrent inconscients, à ses pieds.

— Ce n'est pas d'un hôpital dont ton pote a besoin, mais de finir ses jours en prison... grogna le strip-teaseur. Que cela vous serve de leçon...

À sa gauche, la pauvre strip-teaseuse pleurait à chaudes larmes, alors qu'elle reconnut la silhouette de celui qui était venu la sauver.

— Becca, ça va ? demanda-t-il. Rien de blessé ?

— N... Non... hoqueta la jeune femme. J'ai eu si peur...

— Ça va, ils ne te feront plus de mal, mon ange.

Il la prit par la main et l'emmena loin de cette ruelle sombre. De tous les hommes qui travaillaient pour Tina Rockwell, Charlie était l'un des plus baraqués et savait se défendre. Sa jeunesse l'avait forcé à prendre en charge sa propre sécurité, car on l'avait harcelé souvent pour la simple raison qu'il avait été assigné fille, à sa naissance. Au fil des années, il était devenu agile et puissant, en plus de développer une silhouette bien athlétique. Il pouvait remercier ses injections de testostérone d'avoir amélioré le processus, une fois adulte. Sa réputation avait fait en sorte que les homophobes du cartier avaient peur de s'opposer à lui.

— Ils m'ont pris mon argent, pleura Becca. Ils ont tenté... ils ont tenté...

Elle pleurait encore plus fort, blottie contre son ami.

— Heureusement que j'étais dans les parages à temps, fit Charlie. Reste ici, je vais chercher ton gagne-pain.

— Non ! Reste... supplia sa collègue. J'ai peur...

— Je n'en ai pas pour très longtemps, promis !

— Mais, Charlie... !

Il s'enfonça à nouveau dans la ruelle où il avait tabassé les deux agresseurs de son amie et se pencha sur leurs corps afin de fouiller pour leurs portefeuilles. Il finit par mettre la main sur l'un d'entre eux et en sortit plusieurs billets. Alors qu'il se relevait, il reçut un coup solide sur la tête et perdit connaissance.

¤*¤*¤

Le lendemain, Flint et son père dégustaient leur déjeuner ; les nouvelles locales passaient à télévision. La nuit dernière, ils avaient été réveillés par des sirènes d'ambulances et de policiers. Marie n'était pas rentrée, ce soir-là. Ils s'inquiétaient pour elle et se demandaient si elle allait bientôt les appeler.

Le corps de l'acteur transgenre de films pornographiques, Charlie Tabris, a été retrouvé inconscient dans un stationnement, situé dans la basse-ville d'Ottawa, annonça la lectrice de nouvelles. Ce dernier est toujours en vie, mais il ne s'est toujours pas réveillé, suite à sa commotion cérébrale. Son employeuse devait lui donner congé pour aujourd'hui. Évidemment, sur les réseaux sociaux, il est très apprécié par la communauté LGBTQIA+ d'Ottawa et il y a des témoignages partout comme quoi, il prend souvent la défense des plus faibles et des plus démunis. Une sorte d'ange gardien de cette communauté, déjà marginalisée de tous.

Sur le téléviseur, Flint vit le corps inanimé d'un très grand homme costaud, aux cheveux châtains. Bien qu'il eût des cicatrices sous sa poitrine musclée, et de belles hanches, il reconnut son visage. À la télévision, on le voyait se faire transporter sur une civière.

Voici une image de Monsieur Tabris lors de son dernier passage sur notre chaîne, l'an dernier, alors qu'il était venu passer une entrevue avec nous, continua la dame. Plusieurs de ses anciens fans et collègues de travail sont présentement en train de manifester devant l'hôpital, réclamant justice pour cet homme qui a tout donné de sa personne depuis les débuts difficiles de sa carrière. Tout porte à croire qu'il s'agirait d'un crime haineux. Rappelez-vous qu'au Canada...

Sur l'écran de télévision, on pouvait toujours voir le même homme durant son entrevue, bien habillée et en meilleur état que sur les images précédentes. Il avait le même visage d'un certain ex-golem de la Septième Brigade, seulement, il n'avait pas une once de graisse sur son corps. Cela fit sursauter Flint et son père, sur le canapé de leur salon.

— Ah, mais c'est Gabriel !? remarqua Artael qui cligna des yeux.

— Un acteur porno ? marmonna Flint pour lui-même. Et transgenre ? Le Conclave s'est vraiment joué de lui... Je me demande s'il se rappelle de nous...

Il était surpris d'apprendre son choix de carrière. D'autant plus que son mari avait le même prénom que son tigre blanc.

— Gab a pris une apparence moins grosse avant de télécharger son âme dans ce serveur, expliqua-t-il à son père. Il était trop gras pour entrer dans les incubateurs. Mais là, il a maigri à l'extrême. On le reconnait à peine sauf son visage !

— Ah bon ? fit Artael. C'est très étrange, je dois admettre. Je suis tellement habitué à le voir fier et heureux de son apparence...

— Dis-toi que ce n'est que temporaire. Nous finirons par tous retourner à Célestia.

— Plus tu me parles de ce nouveau monde, plus j'ai envie de le découvrir.

On cogna aussitôt à la porte d'entrée. Flint se leva du divan pour aller répondre et tomba nez à nez avec... sa mère ?

— Flint ? demanda-t-elle. J'ai à te parler...

¤*¤*¤

C'était l'après-midi quand Charlie ouvrit les yeux, dans une petite pièce où il était le seul patient. Sa tête lui faisait un mal de chien, mais il avait survécu à l'attaque de la nuit dernière. Il comprit rapidement qu'il s'était fait agresser par d'autres brigands, sûrement liés aux derniers criminels qu'il avait tenté d'appréhender. Il remarqua qu'il avait encore toutes ses dents et que son visage n'avait pas subit tellement de dommages. Par contre, il avait mal aux côtes et pouvait à peine se lever. Il souleva le drap qui le recouvrait et vit qu'on avait entouré une partie de son torse d'une orthèse. Il roula les yeux. Même sa tête avait un bandage.

— Aïe... fit-il en essayant de s'asseoir.

— Tu es vivant... ! fit une voix masculine, assis près de lui.

Il baissa son regard vers un grand blond qui était assis sur une chaise de visiteur.

— Je te connais, toi... fit le strip-teaseur. J'ai vu ta photo circuler sur Facebook avec ton livre... Pourquoi es-tu ici ? Tu ne me connais même pas...

Flint secoua la tête et répondit :

— Au contraire, dit-il. Je te connais plus que tu ne le penses, Charlie. Cependant, une partie de toi m'a oublié. Nous étions très proches avant un certain incident... Je suis venu voir comment tu allais. Je suis content de voir que tu t'en sortiras.

Charlie plissa les yeux et pencha la tête d'un côté.

— Tu me fais peur, toi... demanda-t-il. J'aimerais que tu t'en ailles...

— Je comprends... répondit tristement le blond. Toutefois, si jamais tu avais besoin de quoi que ce soit, un service, ou bien qu'on t'apporte de la nourriture, je peux te laisser mon numéro de téléphone.

— Pourquoi ferais-tu ça pour un pur étranger ?

— Je te l'ai déjà expliqué, nous étions très proches, mais tu m'as oublié... Si je te dis le nom de Gabriel, est-ce que ça te dit quelque chose ?

Charlie réfléchit un moment, puis secoua la tête. C'était un joli prénom, mais cela ne semblait pas l'affecter.

— Et si je te disais Flint ? suggéra son interlocuteur.

Les yeux du strip-teaseur s'écarquillèrent alors qu'il sursauta dans son lit. Non sans pousser un grognement de douleur. Flint se leva d'un bond, afin de l'aider à s'allonger plus confortablement sur son lit d'hôpital.

Au bout d'un moment, l'homme trans se calma et regarda le plafond pendant quelques secondes. Le prénom de Flint avait éveillé en lui quelque chose en lui, enfouit dans son subconscient ; comme si plusieurs années s'étaient déroulées.

— Mon cœur ? marmonna Gabriel qui tourna la tête faiblement vers son invité. Est-ce bien toi sous cet accoutrement ?

Flint pouffa de rire et caressa la tête de son mari pour le rassurer.

— Oui, c'est bien moi, expliqua-t-il. Il semblerait que nos souvenirs aient tous été embrouillés par le transfert de nos esprits. Alors que je n'étais pas en contrôle de mon corps, mon alter ego a écrit toute notre histoire et l'a publié gratuitement en ligne. Grâce à cela, j'ai pu réveiller les soupçons des jumeaux Sanders et mon père a retrouvé ses souvenirs avant nous tous.

Ils étaient tous deux dans une salle privée, après qu'on avait pansé le jeune homme inconscient. Il serait en convalescence pour quelques semaines. Il avait de légères fractures aux côtes et une derrière le crâne. Il serait sur plusieurs antidouleurs pour deux mois, environ. Ensuite, il devrait consulter son docteur de famille afin de lui prescrire d'autres médicaments.

— Celle qui t'a soigné t'a déjà donné un congé, expliqua Flint. Elle a appelé ta patronne après t'avoir reconnu et lui a dit que tu ne serais plus en état de performer au bar pour quelque temps. Madame Rockwell est venue te voir pendant que tu dormais et t'a laissé ce bouquet...

Il tourna son regard derrière lui et pointa les fleurs dans un pot.

— Elle avait l'air de s'en vouloir, la pauvre, continua Flint.

— En tout cas, ça fait mon affaire, répliqua Gabriel. Charlie voulait arrêter de travailler là-bas, c'est une bonne chose.

Il remarqua qu'il avait une aiguille dans sa main, relié à une intraveineuse. Il détestait cette machine. Ce n'était pas la première fois qu'il était hospitalisé, mais il avait toujours horreur des aiguilles. Se retrouver dans ce corps aussi étrange avait été pour lui une expérience surnaturelle.

Flint souleva une partie du chandail de son époux et observa les abdominaux musclés qui n'avaient pas été recouverts par la prothèse.

— En tout cas, ton alter ego savait prendre soin de son corps... remarqua-t-il.

— Je le déteste, avoua Gabriel. Ma bedaine me manque.

— Dis-toi que ce n'est que temporaire. Avec tout le grabuge que les médias sociaux font sur mon roman et ce qui t'est arrivé hier, Perséphone va bien finir par nous remarquer. Il ne nous manque plus qu'à retrouver Estelle, Shayne et Lucas. Pour ce qui est des jumeaux, je vais devoir trouver une façon de m'approcher d'eux sans que Kylie me colle la police au cul... Disons que je n'ai pas fait une très bonne impression...

Gabriel cligna des yeux.

— Dois-je en déduire que tu as trouvé ta mère ? questionna-t-il.

Flint secoua la tête.

— C'est elle qui nous a trouvé, répondit ce dernier.

Gabriel tenta de se relever, mais gémit de douleur.

— Reste allongé, chéri, dit le capitaine. Je vais appeler une infirmière.

— Pas la peine de te lever, il y a un bouton près de moi... fit Gabriel.

— Ah bon ? C'est la première fois que j'entre dans un hôpital de ce genre... On n'a pas ces gadgets à notre infirmerie, non ? Ce serait pratique...

— Il faudra demander à Luna et Cassandra, parce que je n'y connais rien en technologie, continua Gabriel, très inconfortable sur ce lit d'hôpital. Par contre, j'ai déjà été hospitalisé pour un virus que j'avais choppé. Je suis resté coincé deux semaines avec plusieurs antibiotiques et je ne pouvais rien manger, tellement j'étais malade. Bref, c'était bien avant que je commence cette carrière.

— Étonnant... toi qui n'es jamais malade...

Gabriel haussa les épaules. En tant que golem, il n'avait jamais connu de grippe ou d'infection grave. Il n'avait pas été blessé non plus, de toute son existence, ni même avait-il saigné. Il avait reçu plein de coups magiques sur son corps, mais cela ne lui avait jamais fracturé ou brisé les os. Charlie Tabris, de son côté, était très humain et pour cette raison, il ressentait toutes ces nouvelles choses. Sans oublier qu'il vivait dans un corps similaire à celui de Lucas Markios...

— As-tu de la famille, dans cette dimension ? demanda Flint, tout bas.

Gabriel fit signe que non.

— Ici, j'ai passé à travers plusieurs familles d'accueil, répliqua Gabriel. On m'a déclaré orphelin alors que je n'étais qu'un nouveau-né. Mes géniteurs m'ont abandonné. J'ai donc décidé en grandissant que je n'avais pas tellement besoin de mes parents. Je ne pouvais compter que sur moi-même. Vers mes dix-huit ans, j'ai fini par quitter la maison d'accueil où j'ai vécu pour partir m'installer dans un appartement de la basse-ville. C'est là que j'ai commencé à m'injecter de la testostérone... Je suis toujours en contacts avec mes parents adoptifs, mais je suis très indépendant, désormais.

— Ça n'a pas dû être facile... répondit Flint. Te réveiller avec ce corps, je veux dire...

— Pas vraiment... Le Gabriel que tu n'as jamais connu, l'assistant de ta mère... C'était un homme trans. J'avais fini par oublier ce détail, mais on peut remercier le Conclave pour m'avoir rappelé qui j'étais avant d'être ton mari...

— Si tu as été capable de te souvenir de tout ça, ça expliquerait donc pourquoi mon alter ego a écrit notre histoire... formula Flint. Il y a tant de choses qu'on ignore de cette dimension... et en même temps, c'est comme si nous y avions vécu toute notre vie... Je trouve cela étrange... pas toi ?

Gabriel hocha la tête. Il essaya de se redresser un peu plus sur son lit.

Flint l'aida et en profita pour passer l'un de ses doigts près de l'une de ses cicatrices sous sa poitrine musclée. Il était fasciné par cette nouvelle apparence.

— Dis Gabriel... formula-t-il. C'est comment... d'être trans ?

— Je trouve ça fascinant, répondit son mari avec un sourire. J'ai à présent toutes sortes d'informations qui me viennent en tête, sur comment m'occuper de mon hygiène personnelle et j'en passe. Je ressens même de nouvelles choses qui m'étaient inconnues lorsque j'étais moi-même. J'ai même de nombreux souvenirs reliés à mes premières règles ! Tu te rends compte ? J'ai eu des règles ! D'après mon cerveau, si j'arrête de me piquer quelque temps avec la testostérone, je peux retrouver cette fonction corporelle.

Gabriel pouffa de rire, mais ressentit une douleur dans la côte. Il devait se retenir.

— Tu t'es toujours demandé ce que ce serait d'être un homme trans, pas vrai ? formula Flint. Tu m'en parlais souvent, quand nous étions seuls.

Gabriel hocha la tête, mais approcha une main de son mari qui la prit dans la sienne.

— Mon alter ego déteste son vagin, commenta-t-il. Mais comme tu peux le voir, pour moi, c'est tout le contraire. J'adore cette idée que mon corps soit désormais équipé pour donner la vie... Par contre, là, mes souvenirs me disent que j'ai déjà eu un avortement...

Il secoua la tête afin de chasser les pensées de Charlie.

— Cette conversation de l'autre fois, avec Nash, a dû te contrarier, n'est-ce pas ?

— Oui... Depuis qu'il a dit qu'on pourrait un jour avoir des bébés, toi et moi... J'ai de plus en plus envie que toi et moi, on essaie d'agrandir notre famille. Je ne sais pas si c'est la simulation qui me joue des tours ou non, mais j'aimerais donner naissance à nos futurs enfants. J'aimerais connaître cette joie, avec toi... Ce serait trop bien d'offrir tout plein de frères et de sœurs à nos enfants...

Flint esquissa un sourire et caressa la joue de son mari.

— Si c'est ce que tu désires, j'accepte de le vivre avec toi. C'est surtout la réaction de mon frère qui m'inquiète. Comment va-t-on lui expliquer tout ça ?

Les joues de Gabriel rougirent. Il était rassuré d'apprendre que son époux était d'accord avec lui. Une fois qu'ils sortiraient de cette simulation, il avait l'intention de modifier son corps afin qu'ils puissent tous deux réaliser ce rêve. Tant pis ce qu'en penseraient les autres. Toutefois, il avait conscience qu'ils étaient toujours en guerre. Il devrait peut-être remettre tout ça à plus tard. Mais comme son mari l'avait déjà dit, il y avait aussi Lucas, dans l'équation. Il n'avait pas envie de lui manquer de respect avec cette transformation... Tout ceci semblait si irrespectueux...

Flint cligna alors des yeux et demanda :

— Juste pour être sur la même longueur d'onde avec toi... Tu es toujours un homme, pas vrai ? Ou tu t'identifies autrement... ?

Surpris, le colosse prit un moment avant de répondre :

— Je suis ton mari. C'est tout ce qui compte, non ?

— D'accord. Mais si jamais tu réalisais que tu es trans, je ne t'en voudrais pas.

Les joues de Gabriel rosirent et il hocha la tête.

— Disons que c'est une sensation étrange, expliqua-t-il. Le Gabriel que tu connais est un homme cisgenre, mais l'ancien Gabriel était un homme trans. Moi, je suis polymorphe. Peu importe ce que je décide de devenir, je reste la même personne que tu connais. Ton mari. Rien de plus, rien de moins.

— Ça va. Je suis content pour toi que tu sois en paix avec ton corps.

— Merci Flint. Ça me touche beaucoup que tu me dises ça.

Ils continuèrent cette conversation sur le même ton calme. Flint resta auprès de son mari afin de le rassurer. Ce dernier décida d'ignorer ses recherches personnelles pour le reste de la journée. La vie de Gabriel était plus importante que tout le reste. Bien qu'il fût intéressé par ce que lui était en train de lui dire son époux, il se demandait comment son père s'en sortait en présence de sa mère.

¤*¤*¤

Athéna était assise sur le divan du salon en compagnie d'Artael. Ce dernier avait préparé du thé et ils discutaient depuis quelques heures déjà. Elle ne s'était pas présentée à son travail, ce jour-là, tel que prévu. Le patriarche de la famille Markios avait décidé de faire de même. Marie n'était toujours pas revenue chez elle, mais elle ne risquerait pas de rentrer pour le souper, comme elle le faisait à tous les soirs.

— Tu as beaucoup changé depuis la dernière fois qu'on s'est vu... remarqua la déesse qui prit une gorgée de son thé. Je me souviens encore quand tu étais jeune et innocent... Rien ne semblait t'affecter.

Artael rougit.

— Je suis passé de conseiller à président, pour finalement me retrouver à tourner des plaquettes de burgers dans un casse-croûte et à gérer ses employés... Je n'appellerai pas ça une évolution, crois-moi.

Il pouffa de rire et elle sourit.

— Et moi, je suis l'esclave de Perséphone dans cette dimension, alors je crois qu'on est dans la même galère, informa-t-elle. Ma sœur doit être très en colère que je ne me sois pas présentée au bureau de toute la journée, même si elle m'a donné congé. C'est comme ça qu'elle est avec tous ses employés.

— Elle s'en remettra, fit Artael, un sourire aux lèvres.

— J'aime bien ton sens de l'humour, en tout cas.

— Notre fils Flint commence à déteindre sur moi.

Athéna déposa sa tasse de thé devant elle et se posa les mains sur les jambes.

— Qu'en est-il de ta relation avec Mademoiselle Prescott... ? Est-ce que vous...

— Nous sommes en très bons termes, si c'est ce que tu veux savoir, répliqua le restaurateur. Nous étions en couple pour quelque temps, mais ça n'a pas fonctionné. Nous sommes restés de très bons amis.

— Oh... je vois... Je suis heureuse que tu te sois fait une bonne amie, par contre.

— J'ignore où elle se trouve dans cette dimension. Le plus important est qu'elle soit en sécurité. Cependant, je dois te parler d'un tout autre problème... Il s'agit de notre fille. Tu sais déjà de qui je te parle, n'est-ce pas ?

Athéna hocha la tête.

— J'ai ressenti sa douleur lorsqu'elle est devenue une déchue, répondit-elle. Tout ceci est ma faute. J'aurais dû intervenir et interagir plus souvent avec elle. Mais je ne voulais pas lui mettre tout le poids de notre mission sur ses épaules. J'étais tellement fière de tous ses accomplissements en tant que guérisseuse...

Son regard était rempli de tristesse et de doute. Athéna avait cru bien faire quand elle avait demandé à Flint de l'aider dans sa cause. Néanmoins, elle savait qu'il était impossible de prévenir certaines actions, à moins de posséder de puissants dons en divination. Elle pouvait lire ce qui se passait uniquement dans le présent, jamais dans le passé, ni l'avenir. La boule de cristal de son bureau était offerte à toutes les divinités qui veillaient sur leurs planètes de cette manière. Les vrais voyants étaient très rares.

La porte d'entrée s'ouvrit et Marie Sage entra à l'appartement. Elle avait changé de vêtements depuis la veille et portait un uniforme de travail. Elle était une vétérinaire et avait procédé à plusieurs opérations importantes dans les dernières heures. La veille, elle avait couché chez une collègue de travail qui travaillait tout près de leur boutique. Elle avait réussi deux de ces chirurgies, mais ils avaient perdu un chat qui allait bientôt fêter ses quinze ans. La pauvre Marie avait dû s'excuser auprès de son propriétaire et avait fini par aller boire un coup dans un bar local, avant de revenir à la maison.

— Je suis rentrée... dit-elle, fatiguée. Je...

Elle posa son regard sur le visage de Diana Kingston, alias sa propre mère. Elle se figea. Elle ne l'avait vu qu'en photos.

— B... Bon après-midi... déglutit Marie.

— Je peux partir si vous le voulez, remarqua Athéna qui se tourna vers Artael, puis la jeune femme au sarrau de vétérinaire.

— Non, ça ira. Papa m'a dit qu'il essaierait de vous contacter. Je ne m'attendais pas à ce que vous répondriez à ses courriels.

— Je suis ici simplement pour faire connaissance avec lui, puisque je n'ai jamais eu la chance de le revoir après... notre aventure d'un soir...

Marie rougit et secoua la tête.

— Inutile de m'en parler, répliqua-t-elle, vexée. Vous êtes ici pour lui. Pas pour moi, ni les autres quadruplés que vous avez abandonnés.

Sur ces mots, la vétérinaire se dirigea vers sa chambre et claqua la porte derrière elle. Athéna regretta tristement cet échange. Sa fille la détestait.

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