108. La Fête du Canada
— Je vous préviens que si je ne reçois pas de remboursement tout de suite, je compte vous poursuivre ! lâcha une vieille dame mécontente en anglais, de l'autre côté du téléphone. Ne me dites pas que vous êtes incapable de revérifier mon dossier, maudite paresseuse ! C'est la troisième fois que je vous appelle ce mois-ci et vous me dites toujours que le paiement passera la semaine suivante ! Vous n'avez pas respecté notre marché à deux reprises ! Pour qui me prenez-vous ? Une vache ?!
Et elle continua... encore et encore. Kylie Sanders fixait l'écran de son ordinateur en maudissant son patron de lui avoir donné un chiffre de travail durant un jour de fête. La pauvre musicienne arrivait à peine à survivre à son appartement, en compagnie de son frère. Elle en avait marre de cet emploi et avait hâte de le quitter.
— Pour la dernière fois, Madame Thomas, nous nous excusons pour tous les désagréments causés par les dernières factures, lui répondit-elle avec la même langue. Je m'assurerai de contacter les ressources humaines afin de signaler mes collègues qui ont mal fait leur travail, si ça peut vous rassurer. J'ai déjà laissé une note dans votre dossier pour avertir le département des facturations de vous renvoyer votre argent d'ici à la fin de la semaine. Puis-je faire autre chose pour vous aider, pendant que nous y sommes ?
— Bien sûr ! hurla la cliente mécontente. N'oubliez pas d'aller vous faire foutre !
La vieille dame raccrocha, si violemment que cela résonna dans le tympan gauche de Kylie. Elle lâcha l'appareil et se prit la tête, pour la serrer rapidement.
— Aïe ! couina-t-elle en français. Maudite bitch !
Elle se tourna vers sa voisine du compartiment à droite.
— Stacy, tu n'aurais pas des cachets pour ma migraine... ? gémit-elle..
Une petite rousse, inoccupée, lui sourit et lui passa une bouteille en plastique qu'elle sortit de son sac. Kylie en prit deux et lui rendit le contenant.
— Je te revaudrais ça, formula cette dernière.
La dénommée Stacy secoua la tête et lui sourit. Kylie comprit qu'elle n'avait pas besoin de s'en faire. Tous les employés de cette compagnie de téléphone et d'internet savaient dans quoi ils s'étaient embarqués en rejoignant le centre d'appel, cependant ils étaient bien payés et avaient plusieurs bénéfices, tels que les soins dentaires et visuels. La majorité d'entre eux ressortaient toujours du grand bâtiment à la fin de leur chiffre de travail, avec les oreilles fumantes. Parfois, ils étaient tendus et avaient besoin d'aller se décompresser. En revanche, ils avaient une jolie salle de jeux où ils pouvaient se détendre durant leurs pauses. Ils avaient le droit d'emporter des livres de lectures, des mots croisés et du papier pour dessiner.
Kylie regarda sa montre et constata qu'elle avait fini de travailler pour la journée. Elle soupira de soulagement, ferma le dossier de sa cliente mécontente, puis se déconnecta de son compte d'employée.
— Madame Thomas est un vrai paquet de nerfs ambulants, hein ? dit Stacy. Elle a fait pleurer Madeleine, la dernière fois qu'elle nous a appelés... Le patron était furax...
— Juste pour ça, ça me donne envie de faire augmenter la facture de son prochain paiement... grogna Kylie dont l'oreille faisait toujours mal.
— En tout cas, j'espère que tu passeras une bonne soirée avec ton frère. Embrasse-le de ma part. Ça fait longtemps qu'on l'a vu, mon partenaire et moi.
Stacy Roy avait un léger accent du nord-ouest de la région du Nouveau-Brunswick. Elle était venue s'installer à Ottawa afin d'y poursuivre ses études, mais finalement avait préféré se ramasser assez d'argent pour s'acheter une maison. Elle était rapidement devenue amie avec les jumeaux Sanders, lorsqu'ils étaient venus se faire engager par la compagnie.
— Tu diras à Bobby de venir faire un tour à notre appart', répondit Kylie. Il a oublié son chandail sur le divan, la dernière fois qu'il est venu visionner un match de hockey.
— Bah, on verra, répliqua Stacy. On doit faire une virée à Gatineau avec notre groupe d'amis. On vous rapporte quelques Bud Light ?
— Nah... Je n'en bois plus depuis ma dernière cuite. Par contre, Scottie va probablement en vouloir. Ramenez-lui un paquet de six.
— OK ! Bonne soirée, ma grande !
Elles se tapèrent dans les mains, puis Kylie s'éloigna vers la salle des employés où on rangeait tous les manteaux et les espadrilles. Les employés n'avaient pas le droit de marcher avec ces derniers à l'intérieur du bâtiment. Il y avait quelques-uns de ses collègues qui prenaient leur pause du souper. Elle les salua, ramassa ses espadrilles ainsi que ses affaires personnelles, puis se rendit près de l'entrée de la salle. Elle tira alors la petite carte d'identité, attachée à un élastique, qu'elle gardait à sa ceinture et la passa devant un scan qui confirma la fin de son chiffre.
Quand elle sortit de l'immeuble, Kylie se dirigea vers le stationnement et ramassa sa motocyclette qu'elle avait garée et verrouillée avec un cadenas. Elle enfila son casque de sécurité, mis en marche son véhicule et emprunta la rue Vanier afin de se rendre sur le pont qui se rendait à la basse-ville. Son frère et elle vivaient dans un appartement, mais elle prit la décision de rouler un peu plus au sud, pour finalement arriver au Parc Strathcona, où Scottie avait la permission de garer sa cantine mobile.
Elle se gara tout juste devant le véhicule de son frère.
— Ah ? demanda le jumeau, alors qu'il tourna son regard vers sa sœur. Tu as déjà terminé ?
— Ouais... fit cette dernière. Tu me prépares un sandwich au bœuf effiloché, s'il te plaît ? Une assiette de frites avec ça.
— Tout de suite.
Celui-ci avait un filet dans les cheveux pour les empêcher de tomber dans tous les sens. Il faisait chaud ce jour-là et le parc était rempli d'adolescents et d'adultes qui étaient venus célébrer la Fête du Canada. Le restaurateur aurait bien aimé travailler près la Colline du Parlement, mais elle était réservée à d'autres activités comme à chaque année.
— Nadine ne travaille pas, aujourd'hui ? interrogea Kylie.
— Non, fit Scottie. Elle avait de la visite chez elle qui est arrivée de Montréal, hier soir. Je lui ai laissé le reste de la journée. Je vais bientôt fermer la cantine, de toute façon. Les concerts ne vont pas tarder à commencer et j'ai mal aux pieds.
— Les autres cantines mobiles semblent attirer un peu plus l'attention, sur les routes.
— Et c'est l'heure où tout le monde retourne à la maison...
Scottie préparait le sandwich de sa sœur en même temps qu'ils se parlaient. Celle-ci avait déjà sorti un billet de dix dollars canadien pour payer son assiette, mais son frère le refusa.
— Laisse, c'est moi qui paie, dit-il. Tes potes m'ont laissé un généreux pourboire après votre concert de l'autre jour.
— Ah, cool ! s'exclama sa sœur. J'aime bien notre nouveau guitariste. Il est assez zen comme mec. Il s'entend bien avec notre bassiste.
Elle avait son téléphone d'ouvert, sur l'un des nombreux réseaux sociaux auxquels elle était inscrite, pour faire la promotion des Sewer Rodents, le nom de sa bande. Ce titre anglophone était une référence aux rats d'égouts, dont la jeune femme éprouvait une certaine sympathie, parce qu'ils étaient rejetés de tous.
— As-tu eu le temps de lire ce que je t'ai envoyé par courriel ? demanda Scottie.
— L'histoire sur Scribay ? formula-t-elle. Ça m'avait l'air intéressant, mais le premier chapitre était trop long. Du coup, je n'ai pas pu le terminer...
— D'après les rumeurs, ce mec ne vit pas très loin de chez nous. Et bizarrement, le nom de la ville à laquelle vivent ses personnages est aussi celui de l'une de nos ruelles...
— Je trouve ça louche, franchement. Ça ne m'inspire pas confiance.
— Moi, j'aime bien la dynamique entre les personnages. J'ai lu une dizaine de chapitres depuis hier. Son père fait un peu la promotion de son livre à son travail.
— Je ne vois vraiment pas pourquoi il ferait ça, puisque c'est un livre gratuit...
Scottie haussa les épaules, puis sortit les frites de l'huile végétale avant de les poser dans une assiette. Il se tourna ensuite vers le bœuf effiloché qu'il avait fait cuire dans une panne, à côté, et ajouta un peu de sauce barbecue.
— Peut-être qu'avec un peu de chance, une maison d'édition finira par le remarquer, fit le cuisinier. C'est rare que j'accroche à un livre français, dernièrement... Les auteurs franco', me perdent avec toutes leurs règles grammaticales... ouf !
— Et c'est de la Fantasy, en plus... ajouta sa sœur. Je pensais que ce n'était pas du tout ton style... Quand même, il a écrit trois livres de cette grosseur, en quelques années. Il devait avoir beaucoup de temps libre...
— D'après ses notes d'auteurs, il souffre d'agoraphobie et d'anxiété sociale, ce qui fait qu'il ne peut pas travailler en public.
— Il ne survivrait pas une tabarnak de journée dans un centre d'appel...
Scottie posa le plat devant sa sœur, avec des ustensiles en plastiques. Après qu'elle ramassa le tout, elle rangea son téléphone portable dans sa poche de manteau et s'éloigna vers une table à pique-nique qui se trouvait près du véhicule de son frère. Le jeune homme fermait la fenêtre des commandes et descendit de la cantine mobile afin de retirer la pancarte du menu. Il rangea le tout et partit rejoindre sa sœur pour s'asseoir un moment.
— J'empeste la graisse de frites, dit-il avant de retirer son tablier et son filet.
— Au moins, tu aimes ce que tu fais, exprima Kylie. Moi, je te jure, une fois que j'aurai ramassé assez d'argent pour me payer mes études en musique, je vais crisser là cette place de merde et m'inscrire à l'Université d'Ottawa.
— Je te verrais bien comme prof de musique... par contre, vire ton langage grossier, sinon ils ne prendront pas... Tu as passé ta vie avec un instrument dans les mains... Je ne vois pas pourquoi ça ne pourrait pas continuer.
Kylie n'aimait pas que son frère lui reprochait ses sacres et ses jargons québécois. Après tout, ils avaient grandi à Montréal avant de venir s'installer ici. Elle souffla une mèche folle au-dessus de son œil gauche avant de poursuivre :
— J'ai toujours l'option de te rejoindre dans ton entreprise, mais tu me connais... Je ne suis pas douée pour cuisiner.
— Ça s'apprend pourtant... Tu es juste trop paresseuse pour faire quoi que ce soit...
Il bâilla avant de lui sortir la langue.
— T'as quand même eu de la chance que papa t'a aidé à te payer ta première cantine mobile à dix-neuf ans. Ce n'est pas tout le monde qui commencerait un truc aussi tôt. Une chance pour toi que tes anciens boss t'ont aidés à te faire un nom...
— J'ai eu de la chance avec mes stages, crois-moi...
Scottie dit cela en regardant sa montre. Il était presque six heures du soir, soit dix-huit heures à l'international. Lui-même commençait à avoir faim. Il n'avait pas envie de manger de la bouffe de son propre casse-croûte, il avait plutôt envie de sushis ou de tempuras.
Soudain, un individu étrange surgit de nulle part et les interpella.
— Hé, vous deux ! cria ce dernier, à une vingtaine de mètres de leur table.
Scottie se tourna et remarqua un grand homme blond, un peu plus âgé qu'eux, mais quand même jeune. Il avait une fine barbe de la même couleur que ses cheveux fraîchement rasés. Celui-ci se déplaça rapidement dans leur direction.
— Vous m'avez fait l'une de ces peurs ! poursuivit ce dernier. J'ignorais que nous allions être séparés. Sacré Hypnos... Vous auriez dû voir ma sœur ; elle est trop bizarre avec son nouvel accoutrement... Oh et vous avez remarqué mon accent ?
Kylie prit son plat et se tassa ; elle écarquillait les yeux.
— Mais t'es qui, toi ?! dit-elle, apeurée. Dégage avant que j'appelle les bœufs !
— Mais Kylie, c'est moi, Flint ! commenta le blond. Allons...
L'individu louche portait un jean flambant neuf et un chandail avec un capuchon rouge. Il avait l'air de connaître les jumeaux, mais ces derniers n'avaient aucune idée de qui il s'agissait. Celui-ci comprit qu'ils étaient probablement amnésiques.
— Et si je vous dis Teddie Sage, est-ce que ça vous dit quelque chose ? interrogea-t-il.
Scottie leva un sourcil alors qu'il observait l'étrange jeune homme.
— Minute... n'est-ce pas l'auteur de L'Héritage des Markios ? demanda-t-il. Pourquoi cette question ?
Le jumeau avait déjà reconnu le nom de Flint, car il s'agissait du personnage principal de cette trilogie. Il était intrigué par ce que cet homme avait à leur dire.
— Athéna soit louée... soupira le grand blond de soulagement. Vous avez lu mon histoire dans ce cas ? Vous savez donc qui sont Flint et Gabriel, n'est-ce pas ?
Scottie cligna des yeux et regarda sa sœur,
— Soit c'est moi qui deviens folle, soit ce type se prend pour Flint Markios, mentionna-t-elle. Et en plus, il serait le Teddie Sage dont on parlait tout à l'heure...
— Mais je vous jure que je suis Flint... dit celui qui était venu les perturber à leur table, il avait l'air découragé.
— Dans ce cas, où est Gabriel ? questionna Scottie, qui joua le jeu.
— Je l'ignore ! Et je m'en fais pour lui... brailla leur interlocuteur. Vous ne sauriez pas où il se trouve par hasard ? On devait tous se retrouver...
Au bord de la panique, Kylie sortit son téléphone portable de sa poche et commença à composer le 911. Son frère comprit tout de suite ce qu'elle comptait faire et l'en empêcha.
— Stop ! ordonna-t-il. Prenons au moins le temps de l'écouter.
Kylie hésita un moment avant de poser son appareil téléphonique devant elle. Elle plissa les yeux et défia Flint du regard.
— Au moindre faux mouvement, je t'avertis : j'appelle la police, menaça-t-elle.
— Je comprends... hoqueta l'homme qui lui faisait peur. Mais je m'inquiète pour mon mari... et Shayne... sans oublier Lucas... et ma fille...
Scottie avait reconnu l'un de ces prénoms. Shayne était un personnage clé des dix premiers chapitres de l'Héritage des Markios. Il ne se souvenait pas d'un Lucas, par contre. Il n'avait pas encore terminé de lire le premier volume.
— Kylie, je crois qu'il dit la vérité, fit le cuisinier. Sinon comment serait-ce possible qu'il nous reconnaisse ? Nous sommes des jumeaux sans importance...
— C'est parce que vous êtes dans mes histoires, soupira Flint. Vous êtes des amis de ma fille, les jumeaux Sanders !
— Et qui nous dit que tu n'es pas simplement un mec louche qui veut nous avoir dans son lit, hmm ? grogna la jumelle.
Elle se pencha en direction de Flint et lui pointa le bras avec sa fourchette en plastique, qu'elle voulait planter dans sa peau.
— Allons ! s'exclama Flint. Il faut être complètement fou pour s'adresser à de purs étrangers sans connaître qui ils sont et à quoi ils ressemblent...
— C'est gentil pour les malades mentaux, répliqua sarcastiquement Kylie.
— Non, mais il marque un point, expliqua Scottie. Je n'ai lu que quelques chapitres de son premier livre et j'ai déjà retenu quelques prénoms.
Le regard plein d'espoir, le capitaine de la Septième Brigade se tourna vers le jumeau.
— T... Tu me crois ? couina-t-il, les yeux larmoyants. Oh Athéna soit louée...
— Et il mentionne le nom d'une déesse qu'on ne prie même pas... reprocha Kylie. Tiens-toi loin de nous...
Elle se leva du banc de parc avec son smartphone, puis s'éloigna vers sa moto, d'un pas énervé. Elle jetait un regard effrayé derrière elle tandis qu'elle composait les premiers chiffres sur l'écran digital. Son frère soupira.
— Je m'en irais, si j'étais toi, dit le jumeau.
— P... Pourquoi ? demanda Flint, inquiet.
— Elle est en train d'appeler les flics. Il n'y a rien que je puisse faire pour t'aider. Ma sœur est sur les nerfs depuis qu'un type a essayé de l'agresser. Il s'est retrouvé avec un œil en moins. Je te contacterai...
— Mais... comment ?
— J'ai un compte sur la plupart des réseaux sociaux où tu publies ton histoire... Tu auras de mes nouvelles. J'aimerais en savoir plus sur ce que tu as à nous dire.
Quelques mètres plus loin, Kylie discutait au téléphone.
— Ouais, il y a ce type qui semble sortir tout droit d'un asile psychiatrique et il discute avec mon frère au Parc Strathcona, dit-elle. Venez vite, s'il vous plaît... J'ai peur qu'il nous fasse du mal... Je suis à motocyclette et mon frère a une cantine mobile...
— J'ai besoin que vous me décriviez ce type avant de prendre toute décision.
— Ah merde, il s'enfuit !
— Pouvez-vous me le décrire ? Comment est son comportement ?
Kylie s'empressa de décrire l'apparence de Flint, de la tête aux pieds, tandis que son frère l'observait d'un air bête. Ensuite, elle s'empressa de lui expliquer avec excès comment celui-ci paraissait déconnecté de la réalité. Lorsqu'elle eut terminé sa description, la dame qui lui parlait de l'autre côté de l'appareil lui dit qu'elle enverrait une note au commissariat ; mais qu'elle ne pouvait pas lui promettre qu'on enquêterait sur cet individu.
— Mais à quoi vous servez alors ? râla la musicienne. À part vous gratter le cul ?!
— Bonne Fête du Canada, fit son interlocutrice, sèchement.
La réceptionniste lui coupa la ligne au nez. Grincheuse, Kylie revint s'asseoir à la table de pique-nique, pendant que Flint était déjà loin sur l'un des trottoirs. Il courait à une vitesse hallucinante, comme si sa vie en dépendait. Quelques curieux du parc avaient observé la scène et s'échangeaient des ragots. La jumelle choisit de les ignorer.
— Eh bah, toi qui détestes te faire parler sur ce ton, à ton travail, tu viens de faire la même chose à une répartitrice du 911, déclara son frère, sur un ton moqueur. Bravo Karen...
Pour toute réponse, Kylie fronça des sourcils et prit une bouchée de son sandwich chaud qu'elle avait laissé sur la table. Elle détestait quand son frère avait raison.
¤*¤*¤
Flint s'arrêta au bout de cinq minutes de course. Ce corps n'était pas en forme, contrairement à celui qu'il avait laissé derrière lui dans l'autre dimension. Il prit une grande inspiration et se pencha pour ensuite se prendre les genoux.
— Bon... pensa-t-il. Récapitulons... Les jumeaux Sanders ne me reconnaissent pas, mais Scottie a lu mon histoire en ligne, suffisamment pour reconnaître quelques prénoms et les associer ensemble. Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que mon alter ego essayait de communiquer avec eux, malgré lui ? Et pourquoi ont-ils les mêmes noms, ici ?
Le capitaine se toucha le menton et se pinça une joue. Il ressentit une douleur au visage. Cette apparence lui appartenait, mais il n'arrivait pas à comprendre le raisonnement de Teddie Sage et comment il était arrivé à écrire cette histoire en ligne. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il l'avait écrite et qu'il avait lu un passage avant d'aller se promener.
— Athéna a sûrement planté un truc dans mon cerveau pour que je n'oublie jamais ma vie antérieure, si ça se trouve... continua-t-il mentalement, avant de reprendre son souffle. Qui d'autre était au courant pour son existence, à part Papa ? Probablement les renégats... Si ça se trouve, les machines de ma mère ont besoin d'être réparées au plus vite !
Flint ignorait où il devait se rendre ensuite. Il savait que son père allait bientôt rentrer à la maison et qu'il lui faudrait retourner chez lui. Teddie semblait apprécier un plat typiquement québécois qu'on appelait de la poutine. Flint avait vu l'image de la recette dans sa tête, un peu plus tôt, et n'avait pas très faim pour ça, mais son alter ego voulait en manger. Il avait l'impression de vivre deux vies à la fois, alors que certains souvenirs s'entremêlaient. Son estomac se mit à grogner.
— Bon... cette ville doit être immense, pas vrai ? pensa-t-il. Je me dis que je pourrais simplement me trouver une bonne carte et l'étudier un peu. Avec un peu de chance, je trouverais bien des endroits suspects sur celle-ci et à partir de là, je pourrais rechercher ma mère... ? Pfft... Mais où peuvent donc se cacher mon homme et ma fille ?
Ottawa avait beaucoup plus de circulation que d'habitude, d'après les pensées de Teddie. Flint se dit qu'ils devraient attendre une autre journée, pour que les festivités se terminent. Ensuite, il essaierait de retrouver ses amis. Pour le moment, il voulait se tourner vers sa famille et essayer d'apprendre à mieux les connaître, sur cette planète étrange. Il savait déjà que Kyran était un peu plus décontracté, mais ignorait dans quoi celui-ci travaillait. L'alter ego en lui ne pouvait lui répondre à cette question, non plus. Il semblerait que son frère soit très discret, dans cette dimension, en ce qui concerne sa vie privée.
— Ici, Kyran se fait appeler Nathan, réfléchit-il. Je crois qu'il a développé des talents artistiques en grandissant, mais il ne vit plus avec nous depuis quelques années...
Le téléphone portable de Flint fit un étrange bruit sonore. Il retira ce dernier de sa poche de jean et vit qu'il avait reçu un nouveau message d'un Scottie Sanders sur Facebook.
— C'est bon, ma sœur s'est calmée, put lire le blond, mentalement. Je ne sais pas si tu es sain d'esprit et si tu racontes la vérité, mais tout ce que je peux te dire ; c'est que j'aime ton écriture et je compte continuer à te lire durant les jours qui vont suivre. Je dois t'avouer que je trouve cela perturbant que tu connaisses nos prénoms, alors qu'on ne sait rien de toi... Toutefois, j'ai toujours été spirituel... Il y a quelque chose en toi qui me semble familier et je ne saurai expliquer pourquoi. J'espère que tu sauras pardonner mon idiote de sœur. La prochaine fois que tu passeras au parc, viens partager tes histoires avec moi. Ça me fera plaisir de t'écouter.
Flint secoua la tête, déçu. Scottie ne semblait pas le croire sur parole. Il avait surtout l'air de le prendre comme une sorte de détraqué dont il pouvait se servir pour son propre divertissement. Le capitaine se dit qu'il vaudrait mieux l'éviter pour quelque temps.
— Ça, c'est malin, grogna-t-il, intérieurement. Le seul des jumeaux qui avait l'air de s'intéresser à moi ne le fait probablement pas pour les bonnes raisons. En même temps, ce n'est pas une bonne idée de faire de mauvaises suppositions. Peut-être qu'il me prend vraiment au sérieux, même s'il ne me croit pas entièrement. Il est réceptif, c'est déjà ça... Estime-toi heureux que tu sois si mignon, Scottie... sinon je te bouderai...
Il décida de rebrousser chemin jusqu'à Baldt Street, qui se trouvait dans la basse-ville. C'était à plusieurs minutes de marche de là. Il s'était rendu au parc en jogging, mais avait dû prendre plusieurs pauses, étant donné que son corps n'était pas si en forme que cela. Chaque fois qu'une voiture passait près de lui, il espérait reconnaître le visage de son mari ou bien de sa fille. Teddie n'avait pas l'âge d'avoir un enfant adolescent, mais il pouvait très bien se mettre en couple, s'il le souhaitait. Il vérifia sur ses réseaux sociaux rapidement et constata qu'il était célibataire.
— Comment ça, tu ne dévoiles pas ton orientation sexuelle ? se dit-il pour lui-même. Se pourrait-il que tu sois encore dans le placard ?
Flint trouvait les agissements et les souvenirs de son alter ego, très étranges.
— Si la magie n'existe pas ici, au moins, nous avons accès à plusieurs gadgets électroniques, poursuivit ce dernier, dans sa tête. Tout ce que j'ai besoin de savoir se trouve à portée de main...
Après s'être assuré qu'il n'y avait pas de voiture qui passerait dans la rue, il la traversa à pas de course et dépassa les nombreuses ambassades jusqu'à ce qu'il arrive dans la rue Baldt ; anciennement connue sous le nom de Stewart Street. Il avait déjà mal aux pieds, à force de courir. Combien de temps s'était écoulé depuis qu'il s'était éloigné de son appartement ? Il avait passé une bonne heure à marcher.
— Je vais devoir apprendre à me servir des bus, prochainement... marmonna-t-il pour lui-même. Ce sera plus rapide ainsi.
Voilà bien un mot avec lequel il n'était pas familier jusqu'au moment où il avait fait connaissance avec son autre lui. Teddie Sage semblait apprécier les trajets en commun, et ne savait pas conduire. Il sortait très peu de chez lui, sauf pour aller voir des films au cinéma, s'acheter de nouveaux jeux vidéo ou bien aller manger au casse-croûte de son père. C'était un jeune homme qui souffrait de solitude et de dépression, qui ne parlait pas tellement à personne, car il croyait qu'on le prendrait pour un fou. Pour cette raison, il s'était mis à écrire des histoires... des récits qui étaient en fait tous basés sur la véritable vie des Markios. Flint ressentait que cette série apaisait le cœur troublé de l'individu avec lequel il partageait son corps. Tôt ou tard, ils finiraient tous deux par ne faire plus qu'une seule entité. Il commençait à comprendre comment le tigre blanc s'était senti en fusionnant avec son neveu, Riordan. C'était une expérience particulièrement troublante.
Le portable de Flint se mit à sonner. Il le répondit.
— Allô ? fit celui-ci.
— Teddie ? interrogea la voix de son père. Mais t'es rendu où ? Ça fait plus d'une demi-heure que ton repas t'attend sur la table.
— Je me promène dans la rue, je m'en viens. Mets mon repas dans le réfrigérateur, d'accord ? Kyran nous a appelés, un peu plus tôt.
Au moment où il réalisa son erreur, le capitaine se couvrit la bouche avec horreur.
— Kyran ? ajouta son interlocuteur. Minute... Ce n'est pas Teddie qui me parle, n'est-ce pas ? Tu es Flint... je me trompe ?
Flint venait de réaliser que son père était déjà au courant pour leur identité secrète. Il soupira de soulagement.
— Si je te dis le nom d'Artael... commenta-t-il. Est-ce que ça te dit quelque chose ?
— Reviens à la maison et tout de suite, ordonna son père. J'ai à te parler.
¤*¤*¤
Flint était assis dans le salon de son appartement, avec son père à côté de lui. Arthur Sage était le portrait craché de sa véritable personnalité, Artael Markios. Cependant, il était un peu plus jeune et ses cheveux lui descendaient jusqu'aux épaules, plutôt qu'au bassin. Il attachait ces derniers en queue de cheval et, comme le capitaine, s'était laissé pousser une courte barbe.
Ils visionnaient la télévision en face d'eux, à volume bas. Marie Sage était sortie pour la soirée, alors que le père et son fils dégustaient leur repas ensemble. Flint avait appris rapidement que les quadruplés Sage avaient été abandonnés par leur mère, à leur naissance, car elle était trop jeune pour s'en occuper. Ce furent les parents d'Arthur qui les avaient élevés jusqu'à ce que celui-ci soit assez mature pour s'occuper de ses enfants.
Diana Kingston n'avait été qu'un coup d'un soir. Elle avait bu et ne s'était même pas souvenu d'avoir passé la nuit avec lui. Par conséquent, elle ignorait toujours qui était vraiment le père de ses enfants et n'avait pas l'air de s'en soucier. De nombreuses années plus tard, elle avait refait sa vie. Dernièrement, Arthur Sage avait tenté de reconnecter avec cette dernière, mais sans succès.
— Depuis quand es-tu conscient d'être Artael, en fait ? questionna Flint.
— Bonne question, fit son père. Ça m'est arrivé il y a quelques semaines, alors que je lisais les premiers chapitres de ton roman. Tout d'abord, j'ai cru que c'était une mauvaise farce, mais je me suis vite rendu compte que certains de ces passages étaient déjà apparus dans mes rêves... Ça ne m'a pas pris plus de quelques heures avant de réaliser que tes livres parlaient de nous tous. Puis, Arthur Sage a finalement compris qu'il partageait son corps avec une âme importante : la mienne.
— As-tu tenté de parler de tout ça avec moi ? Enfin... Teddie... ?
— Il disait que ce n'était qu'une histoire qu'il se racontait pour s'endormir la nuit, rien de plus. Teddie est un garçon solitaire qui a passé sa vie devant un écran d'ordinateur ou bien à jouer à ses jeux vidéo. Il ne cherchait jamais à faire de mal à personne... Cependant, je le savais qu'il souffrait en silence et j'ignorais comment réagir. Quand il a fait sa sortie du placard officielle, j'ai fait comme si cela n'était pas un si grand problème que ça, mais il l'a pris de travers...
— Il ne t'en veut pas, tu sais ? Il s'attendait simplement à ce que tu le jettes dehors. Je commence à comprendre ce qui l'a poussé à agir ainsi... Il s'isole parce qu'il a honte de ce qu'il est contrairement à moi. Il n'a pas encore rencontré l'âme sœur. Il écrit donc notre histoire en s'imaginant aux côtés de Gabriel, pour se désennuyer.
Artael prit une gorgée de sa bière après avoir hoché la tête.
— Si tu rencontrais Gab dans cette dimension, j'imagine qu'il se souviendrait de tout, n'est-ce pas ? suggéra-t-il. Un simple élément dans mon existence a modifié mon état d'esprit. Ta simple présence pourrait affecter la sienne, comme un coup de fouet.
— Peut-être... mais encore faudrait-il que je le trouve, expliqua Flint. Cette ville est immense. Par contre, je ne vois pas pourquoi on devrait s'en faire, puisqu'on ne peut pas en sortir. Il suffit de bien l'étudier et on finira bien par retrouver l'un des nôtres.
Artael le regarda étrangement.
— On ne peut pas sortir d'Ottawa ? demanda-t-il. Comment ça ?
— Nous ne sommes même pas vivants dans cette dimension... Enfin, rien de tout ceci n'est réel, déclara Flint. Nous sommes dans une simulation qui vise à interagir avec Perséphone et Thanatos. Ceci est une invention de maman, en fait.
Il lui expliqua en détail ce qu'Hypnos lui avait raconté dans la station lunaire, ainsi que toutes les actions qui avaient précédé à cet événement, depuis la destruction de l'enfer. À la fin de son récit, le capitaine de la Septième Brigade réalisa que son père était abasourdi.
— Je sais... ça fait beaucoup à avaler, expliqua Flint. Mais bon, on nous attend en dehors de cette simulation. Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est de rassembler tout le monde et essayer de négocier avec l'ennemi...
Il y avait encore tout plein de détails qui échappaient à Artael. Bien qu'il soit ravi de ne plus être le seul à se souvenir d'Aeglys et de sa vie antérieure ; il avait le sentiment d'avoir oublié quelque chose de très important.
De son côté, Flint était perdu dans ses pensées. Il repensait à ses sentiments naissants pour Scottie et Wyatt. Chose qu'il n'avait pas forcément envie de divulguer à son père, car il ne souhaitait pas le choquer. Il s'ennuyait beaucoup de Gabriel et d'Estelle. Il commençait à détester cette dimension et avait hâte d'en finir avec Thanatos et Perséphone, pour enfin retourner auprès du petit Randell. Il espérait que tout se passait bien sur la station lunaire...
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