chapitre 3
Un homme passa à travers les rangées de voyageurs. Il s'arrêta au niveau d'Edna pour lui proposer un sandwich. La jeune fille refusa poliment, les secousses du train la rendaient malade et le siège en bois ne rendait pas le voyage plus confortable.
Edna était assise près de la fenêtre du wagon, le visage tourné vers le paysage qui défilait sous un ciel d'un gris pâle. Elle semblait lointaine, comme si son regard glissait bien au-delà des champs et des collines, vers un horizon invisible que seuls les souvenirs pouvaient atteindre. Ses mains fines reposaient, immobiles, sur ses genoux, tremblantes de cette fragilité qui naît d'une tristesse trop grande pour être contenue.
Une douleur immense se posait sur elle comme un voile étouffant. Dans le reflet de la vitre, on devinait ses yeux rougis, gonflés par des larmes silencieuses qu'elle n'essuyait même plus, laissant les traces salées dessiner des sillons discrets sur ses joues pâles. Son esprit dérivait, et chaque tourbillon de pensées ramenait des images de visages aimés, de rires évanouis, de mains tendres qui ne seraient plus là pour la guider.
Les bruits réguliers du train, ce martèlement rythmique, semblaient l'endormir dans une torpeur glacée, l'emmenant malgré elle loin de ce qu'elle avait connu et aimé. Le monde autour d'elle continuait de bouger, mais pour Edna, il n'y avait plus de repères, seulement une absence douloureuse qui emplissait chaque battement de son cœur. Elle était là, assise, mais déjà presque ailleurs, bercée par la nostalgie et par la sensation qu'une part d'elle s'était irrémédiablement perdue avec eux.
Elle pensa à Jacobs et Lya qu'elle laissait derrière elle. Mais aussi à tous ces souvenirs dont elle ne voulait plus songer. Son amie avait eu l'air si empressée qu'elle parte, peut-être savait-elle qu'il n'était pas bon pour elle qu'elle rumine dans cette maison vide. Que le temps arrangerait les choses si elle prenait du recule. Lya la connaissait bien, elles s'étaient rencontrés il y a deux ans à l'école quand la guerre avait éclatée, et elle étaient rapidement devenues amis. Lya venait de Luta et avait fuit les bombardements, elle parlait peut de sa famille. Mais la jeune femme devait aussi avoir connu la perte de personnes proches.
Edna espérait arriver rapidement à Dippe. Ils avaient passé la frontière depuis environ une heure. Edna avait remarqué leur entrée en Igerie simplement en observant l'allure des nouvelles personnes qui montaient dans le train et qui la sortait de ses sombres pensées.
Ils parlaient fort, très fort. Plus d'une fois, Edna avait dû esquiver les gestes démonstratifs de ses voisins, trop emportés dans leur conversation.
- La Manse a pris la ville de Mèra à Luta hier, les Mèrois vont voir débarquer les sauvages. Pourvu qu'ils ferment leur porte à clé, rit un homme dont la chemise était trop étroite pour sa forte corpulence.
Une femme stricte pinça les lèvres et vint essuyer la bouche de l'homme, qui semblait ne pas savoir manger correctement un sandwich.
- Mon cher, moi, je serais ravie que la Manse vienne chez nous quelque temps. Ils t'apprendront les bonnes manières. Brutes ils sont, mais riches et distingués également.
Puis l'Igerienne pencha la tête vers Edna. La plume violette ornant son chapeau effleurait le plafond, la pointe de son talon écrasa le pied d'Edna, et sa robe bouffante recouvrit entièrement l'homme.
- Tenez, mendiante, un bout de pain.
Sans savoir comment réagir, Edna saisit le reste du sandwich de l'homme avec dégoût. Elle s'observa de haut en bas : avait-elle vraiment l'air d'une souillon ? Sa jupe brune et son manteau lui paraissaient corrects, mais il était certain qu'en comparaison avec sa voisine, le contraste était frappant.
- Ça ne sait pas dire merci ? grinça la dame.
- Elle vient sûrement du Kanta, elle ne comprend pas ce qu'on dit, conclut l'homme.
Edna ne répondit rien, elle n'avait pas vraiment envie de se disputer. Tout le continent parlait la même langue, avec des accents différents. Mais certains semblaient l'oublier. Elle posa le sandwich de côté et observa le paysage forestier qui s'étendait à perte de vue. Cependant, les deux adultes ne cessaient de se disputer, perturbant sa contemplation.
- D'ailleurs, le Kanta prévoit d'aider Luta dans la guerre, expliqua la femme.
L'homme souffla bruyamment, et Edna remarqua que le bouton de sa chemise menaçait d'éclater à chaque inspiration.
- Ce ne sont que des ragots. Ce pays ne se positionnera jamais. Regarde l'Igerie, nous sommes continuellement menacés, dit-il sagement. On n'aurait pas dû provoquer la Manse.
Il saisit une gourde et commença à boire, ce qui ne semblait pas être de l'eau. Sa chemise se distendait de plus en plus. Edna calcula la trajectoire du bouton, qui devait lui arriver en plein front.
Elle se déplaça de plusieurs centimètres sur le banc, suffisamment pour que le couple la remarque. Elle esquissa un sourire poli, espérant ne plus attirer leur attention. Mais la femme avait décidé de la fixer, tandis que l'homme, de nouveau captivé par le sandwich, le reprit en main. Edna jugea que s'il prenait encore une bouchée, sa chemise entière s'ouvrirait.
- Vous pensez que la Manse pourrait attaquer d'autres pays que Luta ? demanda précipitamment l'adolescente à l'adresse de l'homme.
Celui-ci éloigna le sandwich de sa bouche et lui sourit avec bienveillance.
- Je ne pense pas, mais une fois qu'ils en auront fini avec Luta... Qui sait ? Leur roi est fou, mais il a de l'allure, c'est sûr. Une prestance naturelle que notre souverain ne possède pas...
- Arrête de parler politique et mange ton fichu sandwich, Edward, gronda la femme.
Le dénommé haussa les épaules et se pencha à nouveau vers son morceau de pain. Edna passa le reste du trajet à surveiller du coin de l'œil la chemise d'Edward.
Tout semblait calme dans le wagon. Soudain, la porte s'ouvrit violemment, laissant entrer un passager essoufflé, couvert de plumes, comme s'il venait de traverser un poulailler. Il tenait une valise d'où émanaient des bruits étranges, semblables à des couinements.
La femme et Edna échangèrent un regard dubitatif. Le nouveau venu s'excusa brièvement et se mit à chercher une place en marmonnant. Au même instant, la chemise d'Edward lâcha définitivement. Le bouton siffla à côté de l'oreille d'Edna avant de claquer contre la fenêtre. Le bruit résonna dans tout le wagon.
Surpris, le voyageur laissa tomber sa valise, qui s'ouvrit, libérant des lapins vivants. Ils bondirent dans tout le wagon, semant la panique parmi les voyageurs.
Simultanément, une vieille dame habillée de vert se mit à chercher quelque chose autour d'elle.
- Mon sac ! On m'a volé mon sac !
Edward se leva, la chemise grande ouverte, sans rien pour cacher la nudité de son ventre.
- Qui est-ce, madame ?
- Monsieur, habillez-vous ! cria la dame. Aaaah !
Un lapin venait de sauter sur elle. Edward le saisit en souriant.
- Edward, reviens t'asseoir ! cria sa femme par-dessus le chaos des autres voyageurs, qui tentaient de repousser les animaux avec leurs chapeaux.
- J'arrive, Léopoldine, j'arrive...
L'homme se tourna vers elle avec le lapin. Le rongeur bondit de ses bras et atterrit sur les genoux de sa femme, qui se mit à gesticuler, rendant la scène encore plus dramatique.
Edward, remettant sa chemise tant bien que mal, se tourna à nouveau vers la vieille dame, ignorant Léopoldine.
- Qui est-ce, madame ?
La vieille dame pointa du doigt le contrôleur, qui tentait de calmer la situation. C'était un jeune homme nerveux qui se défendait maladroitement, mais dans ses grands gestes, il renversa accidentellement une tasse de café sur un businessman furieux.
Edna ne savait plus où regarder. Elle fouilla dans les jupons de sa voisine pour attraper le lapin, juste au moment où le train s'arrêta. Elle jeta un regard par la fenêtre et aperçut le panneau indiquant leur arrivée à Dippe.
Elle se leva, son sac sur l'épaule, le lapin sous l'autre bras, et sortit du wagon chaotique.
Quel pays ! Pourvu que ce pauvre contrôleur s'en sorte. Et elle avait gagné un lapin, en plus.
Elle marcha quelques instants sur le quai. Son prochain train pour Isère partait dans plus de quatre heures, elle aurait le temps de trouver de quoi manger.
Elle décida de visiter les rues de la capitale, le lapin toujours bien calé dans ses bras. Cependant, elle remarqua rapidement pourquoi cette dame dans le train l'avait prise pour une mendiante. Tout le monde ici était habillé de robes en satin, de collants fins et de grands chapeaux décorés de dentelle.
- Mademoiselle ! Voleuse de lapin ! Revenez !
Edna chercha autour d'elle qui pouvait bien lui crier dessus. Elle aperçut bientôt trois gendarmes qui s'approchaient dangereusement.
- Monsieur, je vous assure que je ne l'ai pas volé...
- Pauvre petite misérable, tu n'auras rien de ce lapin ! Rends-le ! rugit le gendarme, attirant l'attention de toute la belle société autour d'eux.
Edna serra le lapin un peu plus contre sa poitrine.
- Je ne suis pas pauvre, monsieur, je viens du Kanta. Je peux vous le rendre, mais...
Rien à faire, le gendarme dégaina son arme. La jeune fille chercha de l'aide autour d'elle, mais les hommes la regardaient avec mépris, tandis que les femmes chuchotaient entre elles.
"Elle est orpheline, c'est sûr."
"Elle se prend pour une petite fille ? Quelle honte de ne pas porter de corset à son âge."
"Sa robe n'est plus à la mode depuis un siècle."
Mal à l'aise, Edna remit rapidement le lapin au gendarme avant de s'enfuir en courant.
La capitale Dippe s'imposait telle une cité majestueuse, où chaque rue semblait être le reflet d'une opulence révolue mais toujours vivante. Les bâtiments qui flanquaient les larges avenues déployaient leur grandeur avec une aisance naturelle : des façades richement ornées de moulures délicates, des dorures accrochées aux rayons du soleil, comme autant de bijoux qui scintillaient au gré du jour. L'architecture, massive et imposante, dressait fièrement ses colonnes et ses frontons sculptés, enveloppant la ville d'une aura royale et intemporelle.
Au cœur de cette effervescence, les rues fourmillaient de vie. Les voitures, luisantes et sophistiquées, avançaient avec une certaine lenteur, freinées par l'agitation constante des passants. Ces derniers, parés de costumes impeccablement coupés, aux étoffes nobles et sombres, coiffés de chapeaux ronds, incarnaient une élégance presque théâtrale, un rituel quotidien qui parlait de classe et de raffinement. Le mariage subtil de la modernité et du faste ancien conférait à Dippe un charme à la fois grandiose et suranné, une ville suspendue quelque part entre le passé et le présent.
Edna, elle, arpentait ces rues avec un regard fasciné, presque ébloui. Bien qu'elle vînt d'un pays voisin, ce monde de raffinement n'avait jamais pris pour elle une telle ampleur. C'était la première fois qu'elle foulait le pavé de cette capitale au faste inouï. Partout autour d'elle, les vitrines brillaient de mille feux, déployant des trésors de luxe et de raffinement. Mais Edna ne cherchait pas simplement à admirer ; elle était en quête d'une boutique, un lieu où elle pourrait acquérir ces tenues qui paraissaient d'un autre temps, si élégantes, si distantes de son quotidien. Elle se sentait à la fois petite et déterminée, prête à saisir une part de cette magnificence pour l'intégrer à son propre monde.
Sous ses pas, les rues vibraient des échos d'une ville en mouvement perpétuel : conversations feutrées, murmures pressés, klaxons discrets. L'air lui-même semblait chargé de l'effervescence qui baignait la ville, et bien que l'immensité de ce décor l'intimidât, Edna avançait avec la curiosité tenace de celle qui est prête à se laisser subjuguer par le grandiose, tout en cherchant à s'en approprier une part tangible.
Elle découvrit une charmante petite boutique. Dans la vitrine, une robe attira son attention, posée sur un mannequin. Ce serait la tenue parfaite, et le prix lui semblait correct. Edna avait pu prendre une certaine somme d'argent de ses parents et grands-parents, un sacré héritage... Une larme coula de ses yeux.
Elle entra dans la boutique aux murs de marbre. Ses pas firent grincer le vieux parquet. Elle ouvrit la porte en tournant une ravissante poignée dorée, ce qui actionna le tintement d'une clochette au-dessus de sa tête.
Une femme avec un visage merveilleusement chaleureux se tourna vers elle et lui adressa un grand sourire. Elle portait un petit chapeau chic bordeaux, assorti à son corset aux lacets noirs. Sa jupe blanche épousait la forme de ses hanches sans être trop envahissante.
- Bonjour, je cherche une tenue dans laquelle je me fondrais un peu plus avec... l'extérieur. J'ai de quoi payer, bien sûr.
La femme ouvrit grand les bras vers Edna et la dirigea vers le fond de la boutique, où se dessinaient plusieurs petits canapés, un tapis rouge, de grandes fenêtres voilées, et plusieurs cabines d'essayage entourées de diverses robes plus splendides les unes que les autres.
- Bien sûr, mademoiselle. Le but n'est pas de se fondre dans la foule, mais de lui plaire. Et pour lui plaire, il faut s'habiller avec ce que toi, tu aimes, dit-elle d'un air mystérieux.
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