chapitre 2


Sur les épaules de Jacobe, tombait une chemise épaisse, rayée de nuances terreuses, aux manches larges et légèrement froissées, rappelant les longues journées passées sous le soleil ou dans l'ombre des ateliers. Par-dessus, il avait enfilé un gilet brun usé, au tissu épais et à la coupe simple, dont les boutons, jadis peut-être dorés, étaient désormais ternis. Le col du gilet, légèrement effiloché, encadrait son torse avec une austérité discrète, comme pour souligner son humilité et sa simplicité.

Sur sa tête reposait une casquette large, en toile épaisse et foncée, témoignage d’un style sobre et pratique. Ce couvre-chef semblait avoir bravé les vents et la poussière, sans pourtant perdre sa forme ni son caractère. Jacobe avait les mains souvent enfouies dans les poches d’un pantalon sombre, ample et solide, conçu pour résister aux tâches les plus ardues.

Toute sa tenue, bien que modeste, laissait entrevoir une vie de travail acharné et de résilience, un homme façonné par son époque et les efforts répétés, un être à la fois discret et digne, portant sur lui les marques silencieuses de son histoire.

Jacobe observait la cuisine vide et silencieuse autour de lui. Il tourna le regard vers Edna quand celle-ci s'approcha de lui, les yeux rouges et vitreux.

- Je me suis permis de rentrer.

Edna hocha la tête et se laissa tomber sur le canapé. Jacobe chercha quelque chose dans sa poche. Finalement, il sortit un petit objet qu'il enferma dans son poing.

Edna lui jeta un regard interrogateur. Son voisin hésita encore quelques secondes avant de le lui tendre, d'une façon un peu maladroite.

La jeune fille le retourna entre ses doigts. C'était un bouton de veste argenté, avec un symbole d'étoile à cinq pointes.

- Je l'ai trouvé dans la voiture, il a résisté à l'explosion.

Edna rendit l'objet à l'homme.

- Je ne l'avais jamais vu avant, nous n'avons pas de bouton de ce genre.

Puis elle resta silencieuse. Jacobe s'assit à ses côtés et se tritura les doigts sans savoir s'il devait lui parler ou non. Il ne souhaitait pas être maladroit en abordant la question des formalités à venir. Heureusement, Edna prit elle-même les devants.

- Où sont-ils ?

- L'hôpital est venu les chercher. Ils vont conserver les corps jusqu'à l'enterrement. Une enquête est ouverte autour de l'accident. Les gendarmes viendront probablement te questionner.

Edna se leva et commença à faire les cent pas au milieu de la pièce, qui semblait figée dans le récent déménagement auquel ses parents, sa tante et son mari s'étaient activés.

- Je n'ai rien à dire. La voiture devait avoir un défaut, mais je n'y avais jamais touché. Rien n'avait été signalé. Le dernier contrôle doit se trouver chez moi. Il était bon.

Jacobe laissa échapper un léger sourire un peu tordu. Il savait que la jeune fille serait assez forte pour reprendre le dessus, mais il ignorait combien de temps cela prendrait. Elle se retrouvait seule, in extremis. C'était presque un miracle qu'elle soit la seule à avoir survécu. Il y avait encore une place libre dans la voiture, là où elle aurait dû se trouver.

- Il faudra également revoir les comptes de ta famille. Que vas-tu faire de la maison ?

Edna se laissa tomber au sol en ignorant la question de son ami. Son souffle se coupa sous le poids des sanglots. Son front toucha le carrelage froid, à genoux, recroquevillée sur elle-même.

Un accident, un malheureux accident de voiture. Au pire moment.

- Laisse-moi, s'il te plaît.

Jacobe s'accroupit à ses côtés pour la serrer dans ses bras. Il caressa ses cheveux et pleura quelques instants en silence avec elle. Lui aussi avait perdu ses meilleurs amis. Il entrouvrit la poche du manteau d'Edna et y déposa le bouton avant de se lever et de faire demi-tour.

La jeune fille attendit plusieurs minutes, se plongeant de plus en plus dans son chagrin. Elle se tenait là, figée dans l'ombre d'une vie brisée. Un océan de silence l'envahissait, aussi vaste que le vide laissé par l'absence. Ses pensées étaient des vagues tourmentées, cherchant à atteindre le rivage d'un monde où ses parents vivaient encore, mais ce rivage n'existait plus. Chaque souvenir, doux et brûlant à la fois, devenait une étoile qui s'éteignait, l'une après l'autre, dans l'immensité noire de son cœur.

Elle ressentait la douleur comme une marée montante, douce d'abord, puis furieuse, engloutissant tout. Un gouffre béant s'ouvrait en elle, où le temps s'étirait, se déchirait, comme si le passé refusait de s'éloigner et que l'avenir devenait un désert, sans couleur, sans lumière.

Edna aurait voulu crier, mais aucun son ne franchissait ses lèvres. La tristesse était une mélodie sourde qui résonnait dans ses veines, et l'écho de cette perte, un chant funèbre sans fin. Ses larmes coulaient, des rivières de sel, brûlant ses joues comme autant de promesses non tenues, de mains jamais plus tendues vers elle.

Mais au-delà de cette souffrance brute, il y avait une autre émotion, plus douce, plus insaisissable : un amour éternel qui flottait dans l'air, comme la chaleur d'un soleil couchant, même si les ténèbres se refermaient tout autour d'elle. C'était le dernier souffle de ses parents, une brise légère, un murmure d'adieu, qui, malgré tout, resterait à jamais gravé en elle.

Elle se releva, réajusta sa robe et croisa son regard vert dans le miroir. Elle observa la photo de sa grand-mère avec cet homme en Manse, et les fixa tous les deux.

Lya rentra dans la maison, hésitante. Quand elle vit Edna, elle a courut près d'elle et lui saisit les épaules. Ses joues blanches étaient teintées de rouge du à un récent effort qu'elle avait dû faire.

— Edna, prend tes affaires et va t-en.

Edna resta bloquée, le regard dans le vide. Elle ne savait plus à quoi elle devait réfléchir, ce qu'elle devait faire.

— Où ça ?

Elle était un peu perdue, son amie s'agitait autour d'elle.

— Peu importe, aller, aide moi.

La voix de Lya paraissait lointaine. Edna jeta un dernier coup d'oeil à la photo. Elle ne savait pas ce qui lui prenait à Lya de gesticuler ainsi, mais au fond elle avait raison. Elle devait partir.
Ses larmes cessèrent alors de couler. Elle saisit le sac que lui tendait son amie, sortit en trombe de la maison, saisit son vélo et traversa la ville à toute vitesse. Non, il ne fallait pas qu'elle perde de temps.

Elle arriva devant une maisonnette de campagne, recouverte de plantes et de fleurs.

Edna rangea son vélo sur le côté puis poussa la porte en bois, qui grinça dans le terrible silence de l'entrée. Elle jeta un regard circulaire sur la pièce, espérant y apercevoir quelqu'un de sa famille, mais personne n'y était.

Elle respira un bon coup, essuya ses yeux humides et se mit à courir du bureau au rez-de-chaussée jusqu'à sa chambre au premier étage.

La jeune fille déposa un dossier complet sur la table de la cuisine. Le dernier contrôle technique de la voiture, les pièces d'identité, et les lettres de dernières volontés de ses parents. Elle indiqua où placer l'argent et confia à Jacobe la charge de mettre les choses en ordre à sa place.

Enfin, elle fourra dans la sac de Lya différents vêtements, de l'argent, des papiers, de la nourriture, des produits d'hygiène, et chargea le sac sur son épaule.

Elle avait enfilé des collants noirs en laine, une jupe brune lui arrivant aux genoux, une chemise beige et un large manteau gris.

Edna sortit de chez elle dix minutes après y être entrée. Elle se dirigeait d'un pas décidé vers la gare pour aller en Manse.

Pourquoi ? Elle n'avait plus rien à perdre. Elle voulait s'éloigner le plus possible d'ici, de sa malchance. Découvrir ce pays où sa grand-mère semblait avoir trouvé l'amour. Comment ? Elle se débrouillerait. Rien ne comptait plus pour elle que de vivre l'instant présent et de suivre ses idées les plus irrationnelles.

L'univers la mettait peut-être à l'épreuve. Alors elle irait jusqu'au bout. Et Dieu seul savait dans quoi elle allait se jeter.

Le chemin qu'Edna empruntait entre sa maison de campagne et la petite gare du village serpentait comme un souvenir ancien, gravé dans la terre et dans le cœur. À chaque pas, elle sentait la douceur du sol sous ses pieds, une terre humide, légèrement mousseuse, qui s'ouvrait sur un sentier bordé de champs d'orge dorés. Les épis, tels de vieux compagnons, murmuraient sous la caresse du vent, et leurs mouvements lents ressemblaient à des vagues qui berçaient son esprit fatigué.

Les arbres qui flanquaient le chemin semblaient centenaires, des chênes majestueux et des bouleaux graciles qui se penchaient au-dessus d'elle, comme pour la protéger. Leurs feuilles, dorées par l'automne naissant, tombaient en spirale, tapissant le sol de souvenirs, comme si chaque feuille représentait un fragment d'un passé qu'elle ne pouvait plus toucher. Le chant des oiseaux, à peine audible, se mêlait aux bruissements des branches, formant une mélodie douce, presque mélancolique, que le village seul semblait connaître.

Au loin, on apercevait parfois les tours d'un château royal, vaporeuses dans la brume du matin, telles des fantômes d'un autre temps. Le pays d'Edna était une royauté ancienne, et chaque pierre, chaque sentier semblait imprégné de cette histoire oubliée, de légendes susurrées par les générations passées. Des murets de pierre couverts de lierre longeaient le chemin, séparant le village des vastes champs, comme des gardiens silencieux qui avaient vu défiler les siècles, indifférents au temps qui passait.

En approchant du village, les toits de chaume et les cheminées fumantes apparaissaient, dispersés comme des perles jetées au hasard sur la colline. La petite gare, modeste et charmante, se nichait entre deux collines verdoyantes, ses murs en pierre grise usée par le temps et son horloge ancienne clignant vers le ciel, toujours à l'heure, comme pour rappeler que même ici, le temps continuait de s'écouler, malgré la lenteur apparente du lieu.

Chaque pierre de ce chemin semblait murmurer à Edna des mots d'adieu. Mais en cet instant, elle sentait que ce chemin qu'elle avait parcouru tant de fois sous des ciels clairs ou sous la pluie serait, cette fois-ci, différent. La gare, au bout du sentier, n'était plus une promesse de retour, mais une porte vers un monde qui, désormais, lui semblait étranger.

- Un billet pour la Manse s'il vous plaît, dit-elle au guichet ferroviaire.

L'homme en fasse d'elle, képi de cheminot sur la tête, costume ajusté, leva un sourcil sans bouger.

- Aucun trajet ne mène plus là-bas depuis la guerre.

Edna gesticula un peu et parla plus sèchement qu'elle l'aurait voulue. Cependant elle n'était pas d'humeur aujourd'hui pour discuter.
- Comment s'y rendre alors ?

Le cheminot se pencha par la vitre pour observer les alentours. Mais l'heure tardive rendait le quai désert dans le village.

- Allez à Dippe, en Igeri. De là ils fond des trains jusqu'à Isère en Kalif. Vous trouverez la frontière à pied.

Edna allait devoir traverser le continent, et deux pays. Passer par Luta aurait raccourci son périple, mais les lignes de trains étaient toutes occupées par l'armement et les soldats dans cette région.

Ce n'était pas grave, le but n'était pas d'y arriver vite pour trouver une chose qu'elle ne cherchait pas. Simplement de partir, d'être seule, et de commencer quelque chose de nouveau. Comme un poussière qui s'envole soudainement du meuble où elle s'était installée depuis longtemps. La cloche avait sonnée. Bien trop fort, bien trop tôt. Mais le signe de suivre la petite voix dans sa tête était arrivée. Et Edna suivait ses pas qui la
a guidait vers un avenir aveugle. Une aventure irréelle, au même niveau que la mort de ses parents.

Si le monde se moquait d'elle, elle se moquerait de lui. Edna se promit de vivre, plus que jamais. De découvrir les traces de sa grand-mère, et peut-être retrouver l'homme qu'elle a aimé un jour. Et cet enfant qui serait le dernier membre de sa famille. Une fine branche fragile qui résistait encore face au vent.












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