Chapitre 25 (Partie 1/2)
Les mages libérés des geôles d'El Ardyr marchaient presque sans interruption depuis une journée entière, désireux de s'éloigner de la capitale Almari. Bien qu'il le désapprouvait, Mahakrin semblait avoir respecté le marché passé par sa sœur, et n'avait pas envoyé de soldats à leur recherche. À présent, le crépuscule régnait, et il leur fallait décider quoi faire. Ils montèrent un campement rudimentaire et se rassemblèrent. Un tiers d'entre eux désirait rester en Almar, se déplaçant régulièrement pour ne pas être débusqué par la Timor qui étendait son influence sur le royaume oriental. Mais d'autres se prononcèrent contre cette vie nomade.
Avant d'arriver à la capitale, Lénor avait déjà exprimé sa volonté de faire tomber Jarle. Ses partisans et elles avaient été convaincus d'attendre la rencontre avec Mahakrin, mais à l'issue de sa trahison, Lénor réaffirmait son but haut et fort. Et davantage de mages se ralliaient à elle. Désabusés, ils ne croyaient plus en la possibilité d'une vie paisible. La mort viendrait les prendre, mais ils emporteraient avec eux des Timoriens, et même Jarle si le sort leur était pour une fois favorable.
A l'écart des discussions, Ewann avait déjà pris sa décision.
— J'irai à Oriem, annonça-t-il à Elihan. Je chercherai Mia.
— Ecoute-moi, Ewann. Mia n'est plus. Tu ne trouveras que la mort à la capitale.
— C'est faux ! Elle ne peut pas être morte, je le sais !
Surpris par la véhémence d'Ewann, Elihan le dévisagea.
— Elle était l'élue ! J'ai vu son potentiel grandir, sa magie fuser, ses progrès s'enchaîner. Elle n'est pas morte !
Sa voix se brisa sur ces dernières paroles. Ses yeux s'emplirent de larmes, et Elihan ne put que l'étreindre avant que son jeune ami craque, agité de sanglots. Elihan n'avait pas réalisé à quel point Ewann s'était rapproché de Mia durant les semaines passées ensemble. Au départ, le Conseil l'avait assigné auprès de Mia pour étudier les variations de sa magie au fil des leçons, afin de confirmer si elle était bien la prétendante à la prophétie. Mais confiance et amitié s'étaient établies entre eux. Tandis que lui, éprouvé par les pertes successives de ses proches, avait réussi à garder une distance envers la jeune fille. Il s'était malgré tout attaché à sa présence, son caractère franc et parfois fougueux. Néanmoins, il se refusait à tomber dans un espoir vain. La probabilité que Mia soit vivante était très faible, voire inexistante.
— La vie m'a tout pris, lui confia Elihan, la gorge nouée. Mes parents, ma femme et mon fils. Quand la Grande Purge a eu lieu, je me répétais inlassablement que Thaïs et Flavien étaient vivants. Que... Que les corps calcinés trouvés n'étaient pas les leurs. Sans Pierrick et toi, je me serais perdu. Vous m'avez aidé à accepter la vérité, aussi cruelle fut-elle. C'est à mon tour de faire de même. Pour toi.
— Alors que tu vas-tu faire ? T'installer ici, comme si rien ne s'était passé, jusqu'à ce que la Timor ne te trouve ?
— Ne pense pas un seul instant que je ne suis pas touché par la Purge que nous avons subie ! assena Elihan. Je ne veux juste pas que tu te rendes à Oriem bercé d'illusions. Moi aussi, je vais agir. J'avais juré que je ne repartirais plus en mission. À vous, et à moi-même. Mais je ne veux plus de cette vie. Je t'accompagnerai, et nous planterons la tête de Jarle sur une pique.
Ewann esquissa un mince sourire. Il ressentit une pointe de crainte face à la fureur froide qui perçait d'Elihan, comme des années auparavant. Mais son cœur hurlait lui-aussi vengeance, submergeant la raison, qui leur chuchotait qu'ils ne trouveraient pas la paix en donnant la mort.
***
Mia sentit l'air frais balayer son visage, et ferma les yeux de contentement. Il lui avait fallu plusieurs heures pour se réaccoutumer à la luminosité ambiante. D'autant plus que le soleil se réverbérait sur la neige, tombée en abondance sur la baronnie. C'était en contemplant les vastes étendues blanches que Mia avait pris conscience du temps passé. Au moins deux mois. Deux mois d'enfermement, de privations, de...
Elle secoua la tête pour enfouir ses souvenirs. Les émotions menaçaient de la submerger, dès qu'ils remontaient à la surface. Il lui suffisait de regarder les bracelets de métal, encore accrochés à ses poignets, pour lui rappeler ce qu'elle aurait à perdre si elle se rebellait. Elle avait survécu. Elle s'accrochait à cela.
— Mage.
Mia se retourna, avisant le garde qui lui avait été assigné.
— Ton temps de sortie est passé. Monseigneur t'attend.
Mia suivit l'homme dans les couloirs du château, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans une pièce qu'elle ne connaissait pas. A l'intérieur, de vieux ouvrages trônaient sur des étagères miteuses. L'air frais s'engouffrait à travers les interstices, comme dans tout le château. Seul un feu de bois parvenait à donner de la chaleur à la pièce austère. Installé dans un fauteuil, le baron l'observa de ses yeux froids.
— Assieds-toi.
Mia obtempéra. Les yeux baissés au sol, elle attendit qu'il brise le silence.
— Comment te sens-tu ?
— Mieux, Maître.
Son corps s'était en effet remis de ses sévices. La veille, le baron l'avait guérie par sa magie. Physiquement, elle n'avait aucune séquelle.
— Bien. J'espère que tu m'obligeras plus à recourir à de telles extrémités.
— Non, Maître.
— Parfait. Maintenant que c'est réglé, nous allons pouvoir commencer tes leçons. Tu as déjà des notions de contrôle. Nous ne reviendrons pas dessus. Je doute que quiconque chez les mages t'ait parlé de ce que tu vas apprendre à utiliser. Pourtant, tu en as déjà fait usage.
Mia leva les yeux, incertaine. Elle avait rarement fait usage de magie devant lui.
— La première fois que je t'ai vue, à Oriem. J'ai pu observer les corps que tu as laissés derrière toi.
Les Timoriens que j'ai tués. Après... Après la mort de Laria.
— Je vois que tu t'en souviens. Tu as utilisé ta magie sur le corps d'êtres humains, pour le modifier. En l'occurrence, le détruire. À quoi bon apprendre à canaliser la magie dans des épées quand tu peux briser le corps d'une personne par ta simple volonté ?
Mia déglutit, un goût de cendre dans la bouche. Cet homme allait la transformer en monstre. Mais ne l'était-elle pas déjà ? Elle avait brisé la nuque de ces Timoriens, envoyé leur corps s'écraser, se broyer contre les murs de cachots... Il ne ferait qu'exacerber une tare qu'elle possédait déjà.
Le baron frappa dans ses mains, sortant Mia de ses pensées. Deux hommes apparurent. Ils tiraient un homme vêtu de haillons, enchaîné. Sa peau marquée par le froid et tannée par le soleil témoignaient de son rang de paysan.
— Cet homme a été arrêté alors qu'il dérobait des victuailles au marché. Les temps sont durs, mais cela n'excuse pas le vol. Dis-moi, quel était le châtiment, à Vorne ?
— Je... Cela dépendait du délit, balbutia Mia, la gorge serrée.
— Ne me dis pas que les voleurs s'en tiraient en un seul morceau ! Quoi qu'il en soit, ici, le vol coûte une main. Les règles de mes terres seront respectées. Et c'est toi qui y veilleras.
Mia se figea, une expression horrifiée sur son visage.
— Tu m'as entendu. Assieds-toi à côté de lui, et sois attentive. Si tu échoues, il le paiera de sa vie, et tu retourneras aux cachots.
L'homme, suppliant, fut allongé et maintenu de force. Mia, face au ton sans appel du baron, s'agenouilla près de lui.
— Place ta main au-dessus de sa poitrine.
Mia s'exécuta, la main agitée de tremblements incontrôlables. Elle ferma les yeux, et ce fut comme si les gémissements de l'homme s'atténuaient, pour ne plus former qu'un écho lointain.
— Tu dois sentir les battements de son cœur, le sang qui pulse dans son corps.
Mia perçut peu à peu les pulsations, qui semblaient emplir la pièce, tambouriner à ses oreilles, sourdre dans son propre corps.
— Maintenant, suis-les, laisse-les t'emporter dans son bras droit, jusqu'à sa main.
Mia continua à suivre ses instructions, mais la tension s'accrût quand elle comprit que le moment décisif approchait.
— À présent, laisse ta magie infiltrer son corps. Qu'elle imprègne sa main. Que tu puisses sentir sa peau, ses tissus, ses muscles, ses os. Que chaque parcelle te soit connue.
La jeune mage avait l'impression que la main du prisonnier faisait partie d'elle-même, tel un membre sur lequel elle avait tout contrôle.
— Concentre ta puissance sur l'os. Ta magie est le prolongement de ton corps. Elle empoigne l'os, peut le bouger.
Le prisonnier hurla, et Mia rompit toute sa concentration. La main de l'homme, sous son emprise, céda. L'os ne fut pas le seul à rompre : la chair, comme sectionnée, se détacha de son corps. Le sang fusa. Le membre n'aurait pas été différent s'il avait été amputé sauvagement.
Mia, frappée par l'horreur de la situation, recula précipitamment, son visage maculé de sang. Les cris du malheureux, qui se tordait de douleur, recroquevillé, ne désemplirent pas. Même quand il perdit connaissance, Mia crut les entendre encore.
— La moindre déconcentration peut être fatale, déclara calmement le baron.
Implacable, il s'assit à côté du prisonnier, empoigna son moignon et referma la plaie de sa magie.
— Il aura retenu la leçon, et toi aussi.
Mia ne pouvait détacher son regard de l'homme mutilé. Les deux gardes la firent se relever.
— Demain, nous recommencerons. Tu avais bien commencé. Mais si tu veux éviter des souffrances supplémentaires à tes sujets, tu contrôleras ta magie d'une main de fer, du début à la fin.
Sous l'ordre du baron, les gardes l'escortèrent hors de la pièce. Aussitôt dehors, Mia rejeta le peu qu'elle avait réussi à avaler avant la leçon. Dans sa chambre, un bac d'eau chaude l'attendait. Elle essaya d'enlever toutes les traces de sang séché qui maculaient sa peau, grattant jusqu'à faire perler son propre sang. Ensuite, elle se laissa tomber dans son lit. Elle voulait juste oublier, mais elle savait que ce ne serait pas possible.
Elle ne rêva pas de son père, cette nuit-là. Simplement d'un pauvre homme, aux moignons sanguinolents à la place de ses quatre membres, qui la suppliait de l'épargner, son visage déformé par une peur indicible.
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Merci d'avoir lu !
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