Chapitre 20

— Combien ? Combien ont survécu ?

Talyon se raidit, mais il ne cilla pas face au ton glacial de Jarle. Debout dans le salon royal, face à ses deux interlocuteurs, Talyon sentait le caractère impétueux contenu à grand peine par son monarque. Il était revenu entouré d'une poignée de ses hommes pour faire parvenir les dernières nouvelles au monarque, qui n'étaient pas aussi positives qu'escomptées. Malgré la fatigue induite par ces deux longues semaines de chevauchée, dénuées de sommeil, le commandant restait alerte. Il devait faire passer cet échec pour un simple contretemps. L'heure n'était pas aux palabres, ni au doute.

— D'après nos estimations, ils ne sont pas plus d'une trentaine, tempéra-t-il. Nous en avons éliminé une majorité, Altesse.

— Ce n'est pas suffisant, désapprouva le baron Lorek d'une voie placide. Si les têtes pensantes n'ont pas été écartées, nous n'aurons pas la paix.

— Les survivants se sont dirigés vers le désert Almari. Le peu qui parviendra à le traverser arrivera dans ce royaume souffrant de disette, baron. Vos inquiétudes me semblent excessives.

— Tu oublies ta place, Talyon. Lorek n'a pas tort. Tant qu'ils vivront, le risque demeurera.

Talyon s'inclina légèrement.

— Mes excuses, Altesse. Je ne les sous-estime pas pour autant. J'ai laissé quelques escadrons aux frontières, mais je doute qu'ils aient les ressources pour revenir nous menacer.

— Cela nous laisse donc quelques temps de répit. Mais un autre risque est encore présent. Tu devais me ramener ma nièce, et je ne la vois pourtant pas.

L'assurance de Talyon se fendilla une fraction de seconde sous le regard perçant de Jarle, mais il reprit contenance.

— Elle ne fait pas partie des victimes. Nous ne savons pas si elle était présente au refuge.

— Penses-tu néanmoins qu'elle pourrait se retrouver parmi les rescapés en direction d'Almar ?

— C'est possible, estima Talyon. Mais il faudrait qu'elle survive à la traversée et aux périls qui les guetteront.

— Je ne me baserai pas sur des suppositions. Je vais rédiger une missive pour Mahakrin. Tu enverras un messager la lui porter. Il aura ordre d'arrêter des possibles rebelles et conspirateurs Irlondoriens, en provenance du désert.

— N'aurions-nous pas l'air affaiblis, à demander l'aide d'Almar ? interrogea le baron. Nous pourrions offrir quelque chose en retour. Des vivres pour nourrir sa population dépérissante, par exemple. Il ne refusera pas.

— Qu'il en soit ainsi, approuva Jarle.

— Mon messager partira aussitôt la lettre achevée, Altesse, assura Talyon.

— Dernière chose. Suite aux embuscades récurrentes tendues par les mages, et à leur infiltration au château, le baron Lorek a trouvé une solution. Les convois n'amèneront à Oriem plus que des mages mineurs. Les plus puissants doivent être neutralisés au plus tôt. Lorek a proposé que son disciple se charge de cette tâche. Un de tes hommes l'accompagnera dans chaque camp. Qu'il se tienne prêt à partir.

— Bien, Majesté.

D'un signe de la main, Jarle lui donna congé. Le commandant s'inclina, sans un geste envers le baron. Il désapprouvait de plus en plus l'influence de celui-ci sur son monarque, mais il ne pouvait prendre le risque de le défier ouvertement. Il avait déjà laissé échapper une remarque désobligeante. Cela ne lui serait pas pardonné une deuxième fois.

Il repensa aux derniers ordres de Jarle. Il ne douta pas un instant de l'homme qu'il enverrait aux côtés du protégé du baron. Ce n'était pas qu'une question de confiance. Talyon connaissait son ambition, et savait que Nataniel s'acquitterait de sa tâche avec brio, dans le but de monter les échelons de la Timor. Et, s'il le pouvait, il en profiterait pour interroger subtilement l'apprenti de Lorek.

***

Nataniel soupira. Deux jours qu'il voyageait en compagnie de ce dénommé Adelm et de Timoriens, et ce dernier ne lui avait toujours donné aucune information. Les seuls échanges qu'ils avaient eus s'étaient soldés par des réponses monosyllabiques. Nataniel ne se plaignait pas du silence, il aurait difficilement supporté un idiot jacassant à tout-va, mais il n'apprendrait rien s'il ne parvenait pas à le faire parler.

Il avait d'abord été surpris de la requête de Talyon. Il venait de rentrer du désert après leur traque infructueuse. Il ne voyait pas pourquoi il devait faire la tournée des campements Timoriens, et se questionnait sur la présence d'Adelm à ses côtés. Talyon ne lui avait donné aucune précision, à part de d'escorter le jeune homme, et de l'interroger sur son maître. Peut-être testait-il encore l'efficacité de Nataniel.

Le fait que j'aie participé à la Purge ne lui a pas suffi, il semblerait. Après tout, il n'a pas tort de rester prudent. Je n'ai pas dénoncé Mia...

Penser à son amie d'enfance était cependant trop perturbant. Il réorienta ses réflexions vers l'instant présent, et sur sa première cible : Adelm.

Leur rencontre avait été aussi déroutante que les premiers jours de voyages. Le jeune homme possédait une carrure qui rivalisait avec des puissants Timoriens. Des yeux d'un vert éclatant détonnaient de sa peau mate, signe d'un probable métissage. Mais ils restaient la majorité du temps fixés à terre, ce que Nataniel finit par interpréter comme un signe de soumission. Il lui semblait que ce comportement révélait plus d'un esclave que d'un disciple, et il se demanda comment cet Adelm avait pu en arriver là. À la fin, exaspéré par son manque de succès, il tenta une autre approche.

— Ton baron est un mage, d'après les rumeurs. Pourtant, le sort de semblables n'a pas l'air de le déranger.

Aucune réponse. Nataniel réprima un soupir, et insista.

— Certains pourraient le considérer comme tourne-casaque. Ou un lâche, non ?

— Sa seigneurie est fidèle à son Altesse, répondit laconiquement Adelm.

Enfin ! Il a aligné plus d'un mot ! Un tel miracle sera suivi d'autres, je l'espère.

— Mais il est étrange que son Altesse soit secondée d'un mage... pour traquer d'autres mages !

— Sa seigneurie a la confiance de son Altesse.

— Confiance qu'il ne doit pas accorder facilement, d'autant plus à un mage. Qu'a donc fait sa seigneurie pour se voir si étroitement liée à son Altesse ?

Adelm resta stoïque malgré la légère pointe de sarcasme que Nataniel n'avait pu s'empêcher d'induire. Las de l'interrogatoire de son chaperon, il finit par se plonger de nouveau dans son silence coutumier.

Nataniel se félicita malgré tout d'avoir réussi à lui soutirer quelques paroles, grâce à ses insinuations déshonorantes envers le baron. Le jeune homme avait défendu son seigneur comme un chien envers son maître. Décidément, il se félicitait de ne pas être au service d'un baron pour lequel il se comporterait comme un laquais, dénué de tout libre-arbitre. Il tenterait de nouveau cette approche dans les prochains jours, car il doutait qu'Adelm s'ouvre au fil du voyage.

***

Les deux envoyés atteignirent leur premier camp. L'accueil qui leur fut réservé par les Timoriens se révéla respectueux, bien que froid. Sans ambages, on les conduisit vers un baraquement où étaient entassés les mages prisonniers. Agenouillés et enchaînés en rang, leur peau portait les stigmates de coups, et la crasse inhérente aux conditions de captivité. Un frisson d'agitation s'empara des mages à la vue des nouveaux arrivants, mais il fut vite réprimé par la pluie de coup portée par les Timoriens.

— Ces chiens de mages n'ont pas tenté d'évasion. Il faut croire qu'ils ont compris où était leur place.

Adelm garda le silence.

— Vous pouvez faire votre besogne, continua le Timorien. On aura moins de bouches à nourrir après cela.

Suivi de près par Nataniel, Adelm se dirigea vers le bout de la file. Il scruta le premier prisonnier, un mage d'une vingtaine d'années, qui le fixa sans réussir à dissimuler sa peur.

— Non, déclara Adelm, avant de se diriger vers le prisonnier suivant.

Nataniel observa l'étrange procédé se répéter, avant qu'Adelm ne reste plus longtemps devant un des captifs. Des cheveux poivre et sel trahissaient son âge mur, et il se tenait dignement, droit, malgré les bleus qui parsemaient son visage, et sans aucun doute le reste de son corps.

— Puissant, lâcha le disciple.

Alors, un Timorien s'approcha par l'arrière et lui trancha prestement la gorge. Des hurlements retentirent parmi les autres captifs quand le sang jaillit par saccades. Le mage s'effondra, pris de convulsions, puis s'immobilisa, tandis qu'une flaque pourpre entourait son cadavre.

Nataniel, qui n'avait pas détourné les yeux du spectacle macabre, se tourna vers Adelm, statufié. Le mage avait fermé les yeux, les poings serrés, pour ne pas être témoin de la barbarie qu'il causait.

— Reprenez, lui intima Nataniel. Ce sont les ordres de votre baron.

Adelm tressaillit, puis poursuivit son évaluation, et les sentences immuables.

***

Tandis que les Timoriens trainaient les six corps des mages mis à mort hors du baraquement, Nataniel alla rejoindre Adelm. Sitôt le dernier mage évalué, le jeune homme était sorti précipitamment de la tente. Nataniel le retrouva plié en deux, le corps secoué de haut-le-cœur, les mains agrippées à un râtelier comme un naufragé à un fragment d'épave, pris dans des flots tumultueux.

— Nous repartirons demain pour le prochain campement, à une semaine d'ici. Utilisez ce temps pour reprendre vos esprits. Ce n'est que le début de notre mission.

Voyant que ses paroles n'avaient aucun effet sur le comportement d'Adelm, il l'empoigna au col pour le redresser à sa hauteur.

— Vous avez mis vos capacités au service du baron Lorek et par extension de sa Majesté Jarle d'Irlondor. Assumez-le.

— Je...

— Vous allez continuer votre mission, éructa Nataniel, toute patience envolée. Ou je vous jure que je me présenterai aux prochains points de contrôle à votre place, et que je ferai exécuter aléatoirement les mages qui me seront présentés.

Adelm se dégagea brusquement de son emprise, secoué. Il ne connaissait rien de son interlocuteur, mais son jeune âge lié à de telles responsabilités lui indiquaient qu'il avait gravi rapidement les échelons de l'armée. Il devait éviter qu'il mette cette menace à exécution, car il en était sûrement capable.

— Je ferai ce qu'on attend de moi, murmura-t-il.

— Bien.

Nataniel désigna la tunique souillée du mage.

— Demandez à l'intendance de vous en procurer une nouvelle. Et mangez, vous aurez besoin de forces pour la suite du voyage.

Dès qu'il se fut éloigné, Nataniel lâcha un soupir. Il n'avait eu d'autre choix que de brusquer le disciple. Cette mission était d'une importance capitale pour consolider sa position dans la Timor. Certes, Adelm ne se confierait jamais à lui après cette confrontation, mais cette probabilité était déjà minime au vu de ses tentatives infructueuses de créer un lien amical durant ces jours partagés.

Quant à la menace en elle-même... Nataniel ne doutait pas que tous les mages finissaient exécutés à leur arrivée des convois. Ainsi, il n'aurait fait qu'avancer l'inévitable. Cependant, il ne pouvait nier que donner l'ordre lui était plus difficile à justifier que d'être un simple acteur de leur trépas... Mais peu importe, car Adelm semblait avoir enfin retrouvé ses esprits. Il ne restait plus qu'à espérer que cela dure au fil des campements atteints.

À la tombée du jour, Nataniel fit un feu, à l'écart des autres Timoriens, pour cuire deux lièvres chassés par ses dagues impitoyables. Lorsqu'il entendit un discret bruit de branchage cassé derrière lui, il eut peu de doute sur l'identité de son visiteur.

— Il y a un lièvre pour vous, Adelm, déclara-t-il sans se retourner.

Le jeune homme prit place à ses côtés, sans un mot. Lorsqu'il tendit la main pour attraper la broche sur laquelle reposait son mets, Nataniel avisa de curieuse arabesques et sillons rosâtres sur la peau de son bras, à la lueur des flammes. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce qu'elles étaient. Avisant son regard scrutateur, Adelm recula son bras dans l'ombre. Il n'avait pu cacher plus longtemps ce qu'il dissimulait sous ses longues étoffes.

Ce que Nataniel avait pris pour de la lâcheté semblait en réalité plus profond que cela. Gravé en une multitude de cicatrices dans le corps du disciple. 

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Des hypothèses sur le passé d'Adelm ? Je serais curieuse d'avoir vos théories ^^

J'espère que ce chapitre du point de vue de Nataniel vous aura plu :)

Merci d'avoir lu !

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