Chapitre 17 (1/2)
Mia eut l'impression de n'avoir dormi que quelques minutes quand Ewann frappa à sa porte à l'aube. Lui aussi avait eu un sommeil agité, comme en témoignaient ses profonds cernes. Malgré son ton détaché de la veille, Mia comprit qu'il était anxieux par rapport à la matérialisation qu'il devrait effectuer. Elle n'avait eu que peu d'explications dessus, mais se doutait que cet acte était d'une grande difficulté, voire dangerosité.
Tous deux rejoignirent Aldwin et Lénor dans la salle du Conseil. À l'abri d'oreilles indiscrètes, Aldwin put donner ses dernières recommandations.
— Nous allons partir à cheval, comme cela était prévu. Mais dès que nous parviendrons à la lisière de la forêt, tu nous matérialiseras, Ewann.
— Doit-on s'attendre à quelque grabuge à l'arrivée ?
— Le baron sera certainement surpris, et peut-être contrarié, mais il comprendra notre prudence. Quant à ses hommes, l'arrivée imprévue de quatre mages les mettra en alerte, aussi devrons-nous être calmes et collaboratifs.
Tous acquiescèrent, puis Aldwin se tourna vers Mia.
— Tu es la première intéressée, mais nous ne t'entendons guère.
Que pouvait-elle répondre ? Elle avait envie de rétorquer qu'elle n'était qu'un pion que les mages avaient trouvé pour leurs machinations. Sa volonté importait peu, elle l'avait bien compris. Néanmoins, les dernières semaines passées à Adylis l'avaient plus sensibilisée aux intérêts des mages qu'elle ne voulait l'admettre. Elle saisissait l'importance de la rencontre à venir, dont elle serait une pièce maîtresse. Au fond d'elle, elle comprenait les motivations des mages, leur dévotion à une cause qui paraissait perdue de prime abord. Mais sa seule présence réussirait-elle à rallier le baron à leur cause ? Mia en doutait.
— Pendant dix ans, j'ai vécu loin de la cour, je n'ai pas eu d'instruction politique ou diplomatique. Je ne sais rien des usages, des devoirs d'une héritière. Le baron ne manquera pas de le remarquer.
— Certes, mais tu es jeune, et tu pourras apprendre. Si notre entreprise réussit, tu ne te retrouveras pas seule à la tête du royaume.
Évidemment, vous serez là pour tirer les ficelles, pensa Mia, mais elle se fit violence pour garder cette pensée.
— Quant au baron, il avait juré fidélité à ton père et à ses descendants, reprit Aldwin. Tu en fais partie. Aussi devra-t-il tenir ce serment fait sur son honneur.
Mia n'était pas sûre que cela suffirait, mais elle garda ses incertitudes. Il était temps de partir pour Nodys. Ils prirent leurs paquetages, s'armèrent, puis sortirent de la grotte pour chercher les chevaux. Les montures étaient scellées, comme préparées pour un long voyage, mais elles ne transporteraient les mages qu'au retour. Pierrick et Aloïse se chargeraient de les diriger vers Nodys mentalement.
Les mages se dirigèrent vers l'entrée aux deux chênes, qu'ils franchirent au pas. Ils se retrouvèrent dans l'immense forêt, et Mia prit conscience qu'elle était hors d'Adylis, pour la première fois depuis des semaines. Voire des mois, elle avait perdu toute notion du temps, dans son quotidien rythmé par les entraînements et la découverte de la communauté mage.
Ils s'éloignèrent sur le sentier sur une ou deux lieues, puis firent halte. Tous démontèrent, et entourèrent Ewann. L'heure était venue de les matérialiser à Nodys. La veille, Aldwin et Lénor avaient transmis leurs souvenirs de la salle de réception à Ewann, afin que le mage s'en imprègne comme s'il avait été présent. Il n'avait cessé de se représenter l'endroit, ses ornements, l'atmosphère qui y régnait, tout ce qu'avaient pu lui rapporter les deux mages, par leurs cinq sens.
Ewann plaça ses mains devant lui, paumes ouvertes, tandis que ses trois compagnons les empoignaient. Il se concentra intensément. Sa magie fusa, les entourant tous quatre d'un cocon lumineux. Quand il fut sûr que chaque parcelle de leur corps était recouverte, il ferma les yeux. Le visage tendu par l'effort, il fit venir le souvenir, devenu sien, du salon d'audience. La lumière se fit éblouissante, d'une rare intensité. Une chaleur intense se répandit dans leurs membres, tandis que leur poitrine se comprimait douloureusement, comme serrée dans un étau. Mia sentit sa tête lui tourner, le décor valser, son corps tanguer, comme emportée dans un tourbillon. Elle ferma les yeux, mais tout cessa.
Ils inspirèrent une grande goulée d'air, puis battirent des paupières. Mia eut à peine le temps d'apercevoir la salle que des cris résonnèrent. Les hommes du baron les encerclèrent, armes au clair. Au même moment, Ewann, épuisé par l'effort et à moitié conscient, s'effondra. Elle le soutint, tandis qu'Aldwin et Lénor levaient les mains en évidence.
— Nous venons en paix. Nous n'avons aucune mauvaise intention.
Mais les soldats, alertés par leur brusque apparition, ne se détendirent pas.
— Je me nomme Aldwin, et...
— Je sais qui vous êtes, mage, déclara un des gardes. Vous avez rencontré mon seigneur voici un mois, mais vous n'étiez pas censé revenir. Pas ici.
— Certes, et je m'excuse de cette visite opportune, mais nous n'avions guère le choix. S'il vous plaît, envoyez des hommes quérir votre baron.
— Cédez-nous vos armes d'abord.
À contrecœur, mais dans l'obligation de faire preuve de bonne volonté, Aldwin, Lénor et Mia donnèrent leurs épées et lames, ainsi que celles d'Ewann.
— Agenouillez-vous et ne faites pas de mouvements brusques.
Le garde vit le défi scintiller dans les yeux des mages.
— Si vous voulez voir mon seigneur, obéissez. Vous êtes venus sans aucune autorisation ici. Vous auriez déjà pu être passés au fil de nos épées, ou jetés aux cachots.
Les mages finirent par obtempérer, toujours menacés par les lames pointées sur eux. S'estimant satisfait, le garde envoya un homme prévenir le baron. L'attente sembla interminable pour Mia. Elle scrutait avec angoisse le visage d'Ewann, ses yeux clos, sa respiration sifflante, sa peau tellement pâle qu'elle semblait translucide. Enfin, le baron entra dans le salon, accompagné de son capitaine de la garde. Il avait été tiré du lit, comme en témoignait la simple chemise qu'il portait. Son empressement avait rendu son visage rubicond, mais ses yeux étaient parfaitement vifs. Il avisa les mages en face de lui.
— Aldwin, Lénor, je ne vous attendais pas si tôt.
— Afin de réduire les risques, nous avons bénéficié des capacités magiques de notre jeune mage, seigneur, répondit Aldwin en inclinant la tête. Cependant, l'effort l'a éreinté, et -
— Tant que sa vie n'est pas en danger, votre compagnon pourra attendre, le coupa Osberd. Il paraît que l'urgence a provoqué cette action inconsidérée ?
Face à l'hésitation d'Aldwin, il soupira.
— L'urgence, ou plutôt la méfiance ? Je pensais vous avoir donné la preuve de mon honnêteté.
— Nous sommes navrés, mais c'est notre seule façon de survivre. Des rumeurs peuvent parfois s'ébruiter...
— Mes hommes sont dignes de confiance. Je vous prierai de ne pas remettre en question leur loyauté, quand vous êtes les seuls à ne pas avoir tenu votre engagement.
Malgré son mécontentement, le baron Osberd estima que la situation avait assez duré. Il fit un geste de la main, ses hommes rengainèrent puis s'éloignèrent des mages, qui purent se relever. Alors, le baron tourna son attention vers Mia. Il l'observa avec attention, comme pour s'assurer de son identité. Il s'attarda sur son visage, et en particulier sur ses yeux.
— Il n'y a pas de doute, vous ressemblez grandement à votre mère. Mais vous tenez vos yeux de votre père, Altesse.
Le baron s'inclina, et ses hommes firent de même. Un signe de respect, et non l'agenouillement d'une allégeance. Mia allait devoir le convaincre de placer ses espoirs en elle.
— Je vous remercie de nous accueillir dans votre demeure, baron, malgré notre arrivée imprévue, déclara-t-elle.
Obserd hocha la tête, puis désigna les fauteuils au fond de la pièce.
— Installons-nous. Nous avons fort à faire.
Il intima ensuite à ses hommes d'emmener Ewann vers une chambre dans laquelle il pourrait recouvrer ses forces, puis reporta son attention sur ses visiteurs.
— Depuis votre première visite, nos craintes se sont concrétisées. Le mariage entre Jarle d'Irlondor et Soraya d'Almar aura lieu. Le roi Mahakrin a donné son accord, bien que la date reste à définir. Les termes exacts de cette union ne sont pas publics, mais il va sans dire que des escadrons Timoriens s'implanteront en Almar.
— C'est pour cela qu'il nous faut agir vite, fit valoir Aldwin. Avant que Jarle ne dispose d'un héritier pour assurer une descendance royale. Ainsi, la légitimité de la princesse Miana sera indiscutable.
— Mais votre capacité à régner serait contestée, princesse, observa Osberd, s'adressant directement à Mia. Vous étiez considérée comme morte durant dix ans. Comment convaincre les barons et le peuple que vous serez à même de succéder à Jarle ?
Cette question taraudait Mia depuis qu'elle avait appris le but des mages à son égard. Mais elle devait mettre ses doutes de côté pour rassurer le baron, pour obtenir son soutien primordial. Il était temps pour elle de remettre le masque d'assurance qu'elle portait à Vorne. Elle enfouissait ses cauchemars, ses traumatismes, sa peur, quand elle volait avec Nataniel. Elle devait faire de même maintenant.
— Certes, j'ai été tenue éloignée de la cour, mais je suis née en tant qu'héritière, et seule la mort me priverait de ce statut. Durant sept ans, j'ai été formée, j'ai appris à lire, à écrire, l'histoire d'Irlondor et des royaumes voisins. Tous ces enseignements ne se sont pas perdus. Diriger Irlondor ne me revient pas en tant que droit, mais en tant que devoir. Et je sais qu'avec un bon entourage, je pourrai réaliser mon rôle au mieux. Un entourage représentatif du royaume, pour que chaque revendication puisse être écoutée, qu'elle vienne de mages ou non.
Mia perçut la crispation d'Aldwin et Lénor à la fin de ses paroles. Maintenant, ils ont compris que j'accepterais les mages à mes côtés, si le trône me revient, mais qu'ils n'imaginent pas me contrôler et m'asservir. Ils se retrouveront égaux des non-mages Irlondoriens, et non supérieurs.
Le baron parut satisfait.
— Bien qu'exilée d'Oriem, vous avez gardé votre fougue, princesse, et un esprit aiguisé.
Mia accepta le compliment, après quoi le baron reprit :
— Durant votre absence, j'ai contacté mes confrères barons, pour appréhender leur position. Sur les sept baronnies, je sais que trois sont fidèles à Jarle. Les aborder mettrait en péril toute notre entreprise. Mon voisin, le baron Maldot, voudra rester neutre autant que faire se peut. Il voit sa baronnie prospérer, une guerre ne lui serait pas profitable. Ivar, lui, fait face à des incursions intempestives des peuples montagnards sur son territoire. Même s'il est réfractaire à la politique de Jarle, il ne s'engagera pas sur deux fronts. Il ne reste que Lorek, nommé baron récemment. Je ne sais que peu de choses sur lui. Un bâtard d'un cousin éloigné de son prédécesseur, mort sans famille proche. Il fréquente souvent Oriem, mais il m'est difficile d'être au fait de ses rapports avec Jarle.
— Nous n'avons dans tous les cas pas besoin d'une armée. Une cinquantaine de mages pourrait s'introduire à Oriem, tandis que vos hommes occuperaient les Timoriens.
— Une deuxième Révolte, somme toute.
— Sans traîtrise de l'intérieur, précisa Aldwin.
— Un régicide, peu importe la façon dont il est commis.
— Je le concède, mais quoi qu'il en soit, rien ne sert de débattre sur l'honneur dans un coup d'État. Serez-vous à nos côtés ?
— Pas seul. Obtenir l'appui d'un autre baron est ma condition. J'ai peu d'hommes, et un décret royal m'est parvenu voici une quinzaine de jours. Il ordonnait l'envoi immédiat de troupes pour renforcer la légion en direction d'Almar. Je dois m'y soumettre, mais je perdrai alors un tiers de mes effectifs. Ce serait trop peu pour défendre mes gens en cas de représailles, si votre révolte échoue.
— Contacter le baron Lorek est risqué, si c'est ce que vous avez en tête.
— Certes, mais un élément me fait penser qu'il se montre réticent aux prérogatives de Jarle. Il n'a envoyé que la moitié des hommes requis pour renforcer la Timor. Il a confronté Jarle sur ce point, ce qui peut présager une relation conflictuelle. Je pourrais servir d'intermédiaire et faire envoyer une demande de rencontre, mais je ne peux m'engager plus à ce stade.
— Nous vous en sommes reconnaissants. Notre Conseil va se concerter pour prendre une décision.
— Faites-moi quérir dès que vous serez parvenus à un accord, intima Osberd en se levant. Princesse, voulez-vous m'accompagner pour discuter ?
Mia chercha le regard d'Aldwin, qui eut un bref signe d'assentiment. Certes, elle avait fait comprendre qu'elle garderait une certaine distance vis-à-vis des mages, mais elle ne pouvait agir sans leur aval, au risque de se les mettre à dos. Elle emboita le pas au baron. Ils quittèrent le salon, laissant Aldwin et Lénor en pleine réflexion, et se dirigèrent vers les jardins de la forteresse.
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Merci d'avoir lu !
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