Chapitre 1 (1/2)
Alors que le soleil entamait son ascension dans le ciel azuré, la cité de Vorne s'éveilla sous les cris des marchands. Les habitants se frayaient un passage dans les rues étroites, dont les étals formaient un labyrinthe aux mille senteurs, couleurs et produits. Des foules se massaient autour de petites places où des troupes de saltimbanques se donnaient en spectacle. Les yeux des bambins pétillaient alors qu'ils observaient la performance impressionnante de jongleurs et d'acrobates à la souplesse prodigieuse.
Les jambes pendant dans le vide, une adolescente était assise au bord d'un toit et contemplait la fourmilière grouillant de vie. Ses cheveux bruns coupés court et ses habits masculins la faisaient ressembler à un garçon, une précaution nécessaire quand l'on vit dans les bas-quartiers. Elle avait pour habitude d'observer le lever du soleil chaque matin, perchée sur le toit de quelque habitation des quartiers plus aisés, heureuse que ses lueurs effacent les ombres nocturnes. La nuit était pour elle synonyme de cauchemars, qui ne l'avaient jamais quittée.
Mia frissonna. Cette fois, cela n'avait été qu'un hurlement. Pourtant, il résonnait encore à ses oreilles, comme porté par mille échos. Pas une nuit ne passait sans que la mort de son père revienne la hanter.
Un père dont le visage s'était effacé peu à peu de sa mémoire. Seul un nom subsistait, que Mia psalmodiait chaque soir, effrayée de l'oublier.
Martian. Martian. Martian.
Et avec ce nom venait une vérité bien plus essentielle. Dangereuse. Mortelle.
Martian d'Irlondor.
On avait tenté de la lui faire oublier, mais elle était restée fermement ancrée dans son esprit, dernier vestige de son passé.
Mia ne se rappelait pas son arrivée à Vorne. Seul son réveil dans la petite chambre de l'auberge Au Joyeux Ménestrel lui revenait en tête, bien que les détails se fussent altérés au fil du temps. Une jeune femme à la longue chevelure auburn se tenait à son chevet et lui avait dit se prénommer Laria. Son époux, Arthur, la rejoignit peu après. Il s'assit en face de Mia, déboussolée et apeurée, et lui posa une simple question. Sa voix rocailleuse résonna dans l'étroite pièce.
— Quel est ton nom ?
— Je suis Miana d'Irlondor, fille de Martian d'Irlondor, souverain du royaume, répondit la fillette en redressant la tête, assurance et fierté rejaillies dans ses yeux émeraude.
Une gifle retentissante lui arracha un cri. La joue brûlante, elle manqua d'éclater en sanglots.
— Je te pose une seule question, petite. Tu veux vivre ?
Miana le fixa, interloquée. À dire vrai, elle-même ne connaissait pas la réponse à sa question. Son monde s'était effondré dans la violence et le sang en une seule nuit. Et son père... Son père n'était plus. Ne ferait-elle pas mieux de le rejoindre ? Cependant, effrayée par le regard perçant d'Arthur, elle acquiesça.
— Alors je veux pas que tu dises ton nom à quiconque. Jamais, t'entends ? Tu seras Mia, notre nièce, c'est tout. Compris ?
La fillette éplorée hocha précipitamment la tête.
— Ton nom ? redemanda Arthur.
— M-Mia.
— C'est tout ?
— Oui.
— T'en es sûre ?
— Oui.
L'aubergiste eut l'air satisfait. Il s'éloigna, laissant sa femme avec la fillette. Laria n'avait pas bronché durant l'interrogatoire. Elle savait que son identité devait rester secrète, que sa survie en dépendait, mais la détresse de l'orpheline la touchait profondément.
— Ton père est mort pour te laisser vivre, lui murmura-t-elle avec douceur. Si tu dis qui tu es, son sacrifice aura été vain. On veillera sur toi, Mia, mais ne révèle jamais ton identité.
Ses bras se fermèrent autour du corps menu de la fillette qui se sentit enfin en sécurité et laissa libre cours au grief qui l'habitait. C'était l'étreinte d'une mère qu'elle n'avait pas connue, une promesse d'affection et de tendresse.
L'appel de son prénom tira brusquement Mia de ses souvenirs. Baissant les yeux, elle aperçut un jeune homme au teint hâlé et à la large carrure qui lui faisait signe. Un sourire fendit son visage à la vue de Nataniel. Son expression s'assombrit cependant quand elle vit l'air grave de son ami. Elle s'empressa de descendre de son promontoire de prise en prise, avec une facilité et agilité déconcertantes.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle dès qu'elle eut mis pied à terre.
— Tu sauras tout à la planque, ce soir.
Nataniel tourna aussitôt les talons, et Mia fut forcée de le suivre pour ne pas se laisser distancer. Ils serpentèrent parmi les échoppes pour regagner les rues moins fréquentées. Ils se dirigeaient vers les bas-fonds de la ville, et le paysage s'en trouvait graduellement modifié. Ils s'engagèrent dans une rue plus sombre que les autres, peuplée des façades crasseuses de tavernes et de maisons closes. La patience de Mia s'effrita face au silence prolongé de son ami.
— Nataniel, dis-moi ce qui ne va pas.
Le jeune homme s'arrêta enfin et se retourna vers elle.
— Je dois prévenir les autres au plus vite. Les Timoriens ont installé un couvre-feu. Une annonce publique a eu lieu ce matin. Ils disent que c'est pour trouver les mages et ennemis du royaume, mais ils veulent aussi nous coincer.
Mia sentit son sang se glacer. Elle savait parfaitement ce qu'impliquerait un couvre-feu pour leurs affaires. Le père de Nataniel, Markus, tenait la plus grande forge de Vorne. Il avait obligation d'équiper l'armée du royaume, la Timor, et ce depuis dix ans. Nataniel, Mia et leur bande s'employaient à chaparder les armes achetées à prix dérisoires durant la nuit, puis les revendaient dans les bas-quartiers. Un stratagème astucieux, qui serait rendu extrêmement périlleux avec des patrouilles renforcées.
— On ne pourra plus...
— On se montrera plus prudents, la coupa Nataniel. Mais certains du groupe vont se retirer, on sera affaiblis. Nous serons tous en danger...
— N'y pense même pas ! protesta Mia, comprenant ce qu'il s'apprêtait à dire. Tu m'as sauvée, je paye ma dette en t'aidant. Tu as besoin de moi, personne d'autre ne peut s'introduire dans leur repaire.
— Si tu le dis. Mais on va devoir observer les forces qu'ils déploient pour la surveillance, et on avisera après.
— Je m'en charge, après mon service. Je viendrai ensuite te rejoindre à la planque. D'ailleurs je ferais mieux d'y aller, sinon Arthur va encore râler et il voudra m'empêcher de sortir te voir.
— Ce qu'il ne parvient jamais à faire !
— Alors je lui épargnerai le fait d'essayer, sourit Mia.
Après un signe de la main, ils se séparèrent et Mia retourna à l'auberge.
Quand elle entra au Joyeux Ménestrel, l'atmosphère étouffante de l'établissement se referma sur elle, la faisant frissonner. Bien qu'elle s'y fût peu à peu accoutumée, la jeune fille détestait les espaces clos, en particulier celui-ci. Arthur et Laria, après l'avoir recueillie, ne l'avaient pas autorisée à sortir de la petite chambre, dans laquelle elle était restée confinée plusieurs semaines. Ils ne voulaient pas que Mia puisse être reconnue et avaient donc attendu que les évènements se soient tassés. Une éternité, pour une fillette à l'énergie débordante, qui rêvait de jeux et d'explorations à l'air libre. Elle se souvenait encore de la sensation atroce des murs qui se refermaient sur elle, et des cauchemars quotidiens où se mêlaient les cris de son défunt père et les siens, écrasée, broyée par sa chambre vorace.
— Mia ?
La jeune fille sursauta, avant de reprendre ses esprits à l'entente de la voix de Laria.
— Excuse-moi. Tu disais ?
— Arthur t'attendait. Il semble que tout Vorne s'est donné rendez-vous ici après avoir entendu les annonces faites par la Timor. Heureusement qu'aucun soldat ne se trouve dans les parages, étant donné la teneur des conversations ! Et je dois t'avouer qu'Arthur partage leur haine. On va perdre énormément à cause de ce couvre-feu.
— Je vous aiderai, promit Mia, pensant aux bénéfices que Nataniel et elle tireraient de leur prochain vol.
— Tu en fais déjà bien assez, assura Laria en l'étreignant brièvement. Assez bavardé, je crains que ce soit la plus intense journée que tu n'aies jamais eue !
***
Aussi intense que Laria l'avait prévu, le service laissa Mia fourbue. Au crépuscule, elle partit déambuler dans les rues de Vorne. Son but, autre que la flânerie, était en réalité de repérer les soldats en présence et de rapporter le moindre changement qu'elle pourrait notifier. Ce qu'elle remarqua ne manqua pas de l'angoisser et de la faire changer d'avis sur leur entreprise à venir. Les patrouilles se faisaient plus nombreuses, l'atmosphère plus lourde. À Vorne, les protestations des habitants mouraient le jour pour renaître la nuit. Les affrontements étaient monnaie-courante dans les bas-quartiers, et les vols pullulaient dans les rues opulentes. Mia ne savait ce qu'il adviendrait après le couvre-feu. Se risquerait-on à le rompre ? La nuit serait-elle faite de sang ? Ou la menace dissuaderait-elle les plus téméraires ? Rien n'était moins sûr.
Elle rejoignit Nataniel dans leur planque, une ancienne cabane de pêcheur qui jouxtait le fleuve Abuntia, pour lui faire part de ses observations et de ses craintes. À ses côtés se tenaient deux autres membres du clan à qui il vouait un tant soit peu de confiance.
— On agira comme d'habitude, annonça Nataniel. Dans deux heures, à la prochaine relève. On fait diversion, tu t'introduis par le vasistas et tu nous ouvres. Rien de plus simple. Allez sur place dès maintenant, ordonna-t-il aux deux garçons, qui partirent aussitôt.
Mia attendit que la porte se soit refermée derrière eux pour laisser exploser sa colère.
— M'as-tu entendue ? Les soldats sont beaucoup plus nombreux ! Ils ne nous avaient jamais devancés jusqu'à maintenant, mais ils le feront avec le couvre-feu !
— J'ai un plan. Tout se passera bien, tu dois me faire confiance.
— Pas si tu ne me dis rien ! On joue notre vie ! Je croyais que tu savais mieux que quiconque ce dont les Timoriens étaient capables !
En disant ces mots, le regard de Mia dévia sur la main droite de son ami, que recouvrait un gant de cuir. Il dissimulait trois doigts manquants. Nataniel ne lui avait jamais révélé les circonstances exactes de cette mutilation, mais avait avoué qu'un Timorien en était à l'origine.
L'allusion fit mouche. Les poings serrés, Nataniel fusilla Mia du regard, qui réalisa qu'elle était allée trop loin. Elle retrouvait là le jeune homme dont la réputation s'était étoffée au fil des années dans les bas-quartiers. Le Rapace, comme le surnommaient les orphelins et tire-laines qu'il engageait pour des renseignements. Ils racontaient qu'à la place de sa main droite se trouvait une serre, utilisée pour égorger ses ennemis. La crainte enflait, le mystère s'accentuait, Nataniel volait, revendait, s'enrichissait. Mia était la seule pouvant se targuer de le connaître réellement. Cependant, en dépit des années de contrebande commune, elle savait que certaines zones d'ombres demeuraient sur son ami, et qu'une nature presque sauvage sommeillait en lui. Elle l'avait peut-être aidé à s'apaiser, mais la prudence restait de mise.
— Excuse-moi. Je veux juste te dire que le risque est grand. Tu es vraiment sûr de toi ?
— Oui. Je vais me préparer pour ce soir. On se retrouve dans une heure, sous ta fenêtre.
L'assurance de Nataniel ne suffit pas à apaiser ses craintes. Mia le regarda s'éloigner, rongée par un mauvais pressentiment.
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J'espère que ce chapitre vous aura plu, 10 ans après les événements du prologue. Que pensez-vous de Mia et Nataniel, pour le moment ? (Pour les anciens lecteurs, vous avez d'ores et déjà dû remarquer énormément de changements ^^)
Pensez-vous que leur entreprise nocturne réussira ? Réponse à la prochaine partie !
Merci d'avoir lu !
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