Chapitre 42 : Le glas d'une métaphore

Bonjouuuur ! Bon l'heure est grave : on arrive dans la dernière ligne droite de ce tome 1, il ne reste vraiment plus que deux ou trois chapitres, mais à vrai dire celui-ci était mon dernier d'avance. J'ai énormément de mal à écrire la fin donc j'espère vraiment enfin réussir. Pas de panique, normalement le prochain chapitre devrait bien sortir dans deux semaines parce que j'ai bien avancé dessus mais quand même haha ! 

En tout cas, merci pour vos réactions sur le dernier chapitre, c'est vraiment ce qui motive quand l'écriture devient justement compliquée. J'ai aimé voir vos réactions contrastées face à Hanna et finalement c'est  ce que je voulais. Elle est blessée, elle se remet en cause, elle veut faire mal par ses mots en mécanisme de défense. Ca ne justifie pas, mais ça se comprend, et c'était l'important pour moi : montrer des personnages humains avec leurs défauts. On peut aimer quelqu'un et lui reconnaître des côtés moins sympathiques. 

Quant à la résolution du conte... Well, je vous laisse lire ce chapitre haha ! Bonne lecture ! 

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Chapitre 42 : Le glas d'une métaphore

« Les métaphores sont dangereuses. L'amour commence par une métaphore. »

- Milan Kundera -

// 20 mars 1980 //

Le monde sorcier avait exclu énormément de matière de son enseignement, notamment celui de la littérature. Julian avait toujours regretté cette absence, lui qui avait grandi entouré de livres aussi bien moldu que sorciers, même si les seconds avaient produits moins d'œuvres littéraires à proprement parler. Il ne s'était jamais interrogé sur cette différence, mais il se souvenait avoir adoré découvrir les romans de la bibliothèque de sa grand-mère Jeanne. L'un d'eux, un vieux livre de conte pour enfant, possédait un avant-propos qui l'avait laissé perplexe à l'époque : « Ce livre n'est pas un recueil de contes de fées... c'est un témoignage d'histoires vraies, trop cruelles ou sanglantes pour ne pas être enveloppées sous un voile de métaphores. Chers lecteurs, ouvrez les yeux ! ». Du haut de ses huit ans, Julian avait donc demandé à sa grand-mère ce que voulait dire le mot métaphore. Des années plus tard, la réponse lui revint, brutale. Une métaphore, mon chéri, avait-elle déclaré, c'est utiliser une expression pour en dire une autre et essayer de rendre la vie un peu plus poétique. Poétique... Il ne savait pas s'il trouvait réellement les choses poétiques en cet instant.

Il avait ouvert les yeux en tout cas. Le voile venait de se lever, comme si le magicien s'était enfin résolu à révéler son secret, et il eut l'image de sa mère, assise au bord de son lit, en train de lui raconter le conte d'une voix douce. « Il était jadis... ». Elle aimait commencer comme ça, juste pour casser le côté traditionnel de l'éternel il était une fois. Il s'était dit que ça devait être une particularité de conte sorcier américain. Aujourd'hui, tout volait en éclat.

- C'est une métaphore... murmura-t-il à voix haute, habité par sa conviction profonde. C'est forcément ça...

- Hum Julian ? l'appela Théa d'un ton perplexe. On te suivait jusque là sur le récap de l'enquête, mais là tu nous as perdu j'avoue...

- C'est quoi une métaphore ? renchérit Liam. Et tu parlais d'un conte ? Quel conte ?

- J'ai loupé quelque chose aussi, désolée, fit Othilia.

Aileen acquiesça en parcourant ses notes en vitesse comme si elle espérait y trouver la raison de sa révélation. Seulement, elle ne pouvait pas. La clé était dans sa tête, elle avait toujours été dans sa tête. Depuis le début, il en avait su bien plus qu'il ne le croyait et il ne le comprenait que maintenant. Les voix de ses amis se réduisirent à un bruit de fond. Il n'entendait que la voix de sa mère dans un écho lointain : « il était jadis cinq animaux... ». Merlin, il en avait la tête qui tournait. Il n'arrivait même pas à assembler tous les éléments, l'esprit trop en ébullition alors que des brides de mots et de formules lui revenaient. La voix de sa mère prenait toute la place, plus vivante que jamais en lui ; elle résonnait si fort qu'il aurait pu être persuadé de vraiment l'entendre.

- Oh l'intello ! Allô la terre ?

- Liam, attend, laisse-le ! rabroua Aileen.

- Quoi ? Il nous refait comme au Bal des Fantômes ? Maintenant ?

Non, il ne ressentait pas la même sensation que celle qui l'avait paralysé en octobre dernier, songea-t-il avec une étrange lucidité. Il arrivait à respirer, il n'avait pas mal au ventre, ni l'impression de basculer, incapable de réfléchir. Là, ses pensées étaient au contraire chaotiques. Elles essayaient d'assembler les pièces du puzzle et d'effacer le voile des métaphores qui l'avait aveuglé tous ces mois.

- Non, ça va, ça va, dit-il après de longues secondes alors que sa voix lui revenait enfin. Je viens de comprendre quelque chose, c'est tout...

- Sérieux ? s'enthousiasma Liam. Vas-y explique !

- C'est au sujet d'une histoire que ma mère me racontait... mais...

Il s'interrompit, incapable de mettre ses idées en ordre. Les autres continuaient de le regarder avec de grands yeux, expectatifs, et il se passa une main sur le front comme s'il pouvait remettre son cerveau en état de marche juste comme ça.

- Peut-être que c'est mieux si je vous la raconte avant d'expliquer, suggéra-t-il. Ça serait plus simple.

- Si tu le dis ! Mais vas-y, balance ce que tu sais ! s'impatienta Liam à nouveau. Aileen, tu notes ?

- Prête quand t'es prêt ! assura-t-elle.

Pour preuve, elle leva sa plume et Julian s'en retrouva revitalisé. Pourtant, un détail le retint soudain.

- Et Noah ? lâcha-t-il.

Liam roula des yeux.

- Il avait qu'à être là ! Tant pis pour lui, on lui racontera s'il se repointe un jour. Allez, explique !

- Mais ça le concerne aussi je pense...

- L'histoire que ta mère te racontait concerne Noah ? s'étonna Othilia.

- Non, non, pas directement. C'est compliqué !

- Alors raconte !

Mais Julian secoua la tête. Ca n'avait pas de sens de commencer ses explications sans Noah. S'il comprenait vraiment le sens du conte, alors Heather Douzebranches y avait joué un rôle et il méritait de le savoir. Nerveux, il se mit à se diriger vers la porte avant que Liam ne l'arrête, toujours assis sur son cheval à bascule.

- Je vais le chercher ! jeta-t-il par-dessus son épaule. Je reviens !

- Mais maintenant ? Morgane, Julian, non !

Le cri de son ami fut étouffé par le battant qui se referma derrière lui. Il se mit à courir immédiatement. Il connaissait assez Noah pour savoir qu'il se cachait sûrement dans leur dortoir, occupé à dessiner : c'était son mécanisme. Alors que ses foulées dénouaient ses jambes, son esprit se calma en retour et il se focalisa plutôt sur sa respiration mise à mal par les escaliers qui menaient au Foyer. Il manqua de rentrer dans Clémence Laveau en arrivant en haut des marches et elle s'écarta juste à temps pour leur éviter la collision.

- Shelton, fais attention bon sang !

Il prit à peine le temps de jeter une vague excuse par-dessus son épaule et traversa la pièce emplie d'élèves. Les sœurs Qualetaga partageaient le fauteuil en forme d'œuf et il dût contourner leurs jambes tendues pour atteindre la porte de son dortoir. Il l'ouvrit à la volée.

Noah était bien là, seul. Wilde et Enjolras devaient avoir été mis dehors sans cérémonie si l'expression de Noah était une indication de son humeur. Sourcils froncés, il s'apprêtait visiblement à envoyer balader la personne qui venait de le déranger avant de le connaître. Il suspendit son geste, son crayon et son carnet sur les genoux, assis sur son lit. Julian se retrouva à le contempler, étrangement pris au dépourvu. Il était pourtant venu le chercher, mais il réalisa à cet instant que c'était la première fois qu'il se retrouvait face à Noah depuis New York. La dernière fois qu'ils s'étaient retrouvé ensemble, ils avaient passé plus d'une heure à s'embrasser et à discuter dans un lit... Le simple souvenir des lèvres de Noah contre son cou fit affluer le sang à ses joues et il baissa les yeux. Puis, dans une prise de conscience violente, il se rappela brusquement ce qui s'était passé après. Noah et Hanna, les mots, les cris, les aveux, la fuite... Il en eut la nausée. Dans un élan déterminé, il releva donc les yeux. Il n'allait pas céder, ni reculer.

- Je me demandais quand est-ce que t'allais arriver, commenta alors Noah sans le regarder, concentré sur ce qu'il était en train de dessiner. Ça y est, les autres ont fini de cracher sur moi dans mon dos ?

L'audace de la réplique laissa Julian sans voix. Il n'était pas surpris – c'était Noah après tout – mais il s'était au moins attendu à autre chose, même s'il ne savait pas exactement quoi.

- Dans ton dos ? répéta-t-il, incrédule. Crois-moi, si tu t'étais pointé je crois que Liam ne se serait pas gêné pour te parler en face mais c'est toi qui nous évite.

- J'avance sur mon book, rectifia Noah. Désolé, j'avais pas compris que j'étais convoqué dès la descente du train.

- T'aurais pu nous demander si t'avais au moins fait le voyage avec nous.

- Parce que tu l'aurais voulu ?

Julian retint un soupir. Comme d'habitude quand Noah était de cette humeur, leur conversation se transformait en duel, vif et incisif. Il n'avait pas le temps pour ça.

- J'étais juste venu te chercher, éluda-t-il, impatient. On a trouvé quelque chose sur le Rituel et tu devrais être là pour écouter. Les autres nous attendent.

- Maintenant ?

Il se contenta de lui renvoyer un regard équivoque en guise de réponse, toujours posté près de la porte, prêt à repartir. Noah laissa échapper un souffle exaspéré et mit un point d'honneur à reposer lentement son carnet sur sa table de chevet, puis à balancer ses jambes hors de son lit. Il y resta toutefois assis, l'air pas encore décidé à bouger. Julian tenta de contenir son agacement.

- Quoi encore ? pressa-t-il.

- T'as vraiment cassé avec Hanna ?

Voilà, elle était là, la première attaque du duel. Un coup parfait, porté par surprise, et Noah le savait très bien. Déstabilisé, il sentit son estomac se contracter sur lui-même. Il eut envie lui de balancer un sort à la tête.

- C'est maintenant que tu t'en préoccupes ? lâcha-t-il, incrédule.

- Jules...

- Non parce qu'il fallait peut-être y penser avant ton coup d'éclat de la dernière fois contre elle.

Noah ne tressaillit même pas. Il afficha ce même air buté que d'habitude, celui qui clamait haut et fort qu'il pouvait bien entrer en guerre avec le reste du monde sans s'en préoccuper. Julian détestait avoir cette expression dirigée contre lui. Jusqu'à présent, il n'avait pas eu à la subir, il avait toujours été avec Noah. Ils s'étaient compris. Implicitement, ils avaient dû affronter le regard extérieur des gens, appréhender l'idée qu'ils étaient sans doute à part, et ce lien avait suffit à le rendre différent aux yeux de Noah. Aujourd'hui, il repassait de l'autre côté de la barrière et il en ressentait un sentiment ambivalent. D'un côté, il aurait voulu continuer à être l'exception ; de l'autre, il en voulait à Noah de retourner ainsi la situation.

- C'est elle qui s'est emportée, finit par se justifier ce dernier. Elle a juste pas aimé entendre la vérité.

- La vérité ? Mais qui t'a demandé de lui balancer au visage qu'elle était idiote de ne pas avoir compris que je ne l'aimais pas ? Qu'est-ce qui t'as pris ?

- Je sais pas, j'ai trouvé qu'elle devait le savoir à ce moment-là. Elle n'arrêtait pas de dire qu'elle te laissait à Matthew pour une heure, mais après que c'était votre semaine. C'était même plus une illusion là, c'était un sort d'aveuglement.

Indigné, Julian le dévisagea.

- Tu te fous de moi ? s'indigna-t-il. C'est ça ton excuse ? T'as joué au chevalier blanc porteur de vérité ? C'est toi qui voulait qu'on reste avec Othilia et Hanna !

- Je ne savais pas que vous alliez rompre dans la foulée !

- Mais tu voulais quelle réaction ? Qu'elle se jette dans mes bras ? Et puis, si t'es si préoccupé par la vérité d'un coup, quand est-ce que tu parles à Othilia ? Hum ?

Avec dédain, il haussa un sourcil, déterminé à mettre sous les yeux de Noah l'absurdité de ce qu'il avait provoqué. Pourtant, à sa plus grande frustration, il se contenta de secouer la tête, suffisant.

- Ca n'a rien à voir, objecta-t-il.

- C'est exactement pareil !

- Non, tu ne voulais plus d'Hanna, tu ne savais juste pas comment t'en sortir. Je t'ai juste aidé à faire ce que t'avais pas le cran de faire depuis des mois.

- En étant ignoble avec elle ? T'as rien trouvé de mieux ?

Noah eut l'audace de soutenir son regard, le bleu sombre de ses yeux à peine dissimulé par ses boucles folles.

- Je croyais qu'on t'avait prévenu ? lança-t-il, acerbe. Je ne suis pas exactement connu pour mon tempérament calme. Certains disent que c'est de famille. Je n'ai jamais prétendu être quelqu'un d'autre.

Derrière ces mots, Julian entendit presque un « contrairement à toi » et il eut un mouvement de recul, blessé. Noah était injuste. Il cherchait à provoquer. Le savoir ne rendait pas les mots moins douloureux et il déglutit tout en tentant d'organiser ses idées. Visiblement, ils allaient avoir cette conversation maintenant qu'il le veuille ou non.

- Te cache pas derrière les rumeurs sur ta famille, lui interdit-il. Je ne les ai jamais écoutés. Je t'ai écouté toi sur le toit du château quand tu m'as raconté ce que ta mère avait fait ! Et ça n'a rien à voir avec Hanna !

- Mais aucun de vous ne voulait de cette relation à distance !

- T'en savais rien !

- T'es sûr de ça ? Parce que dis-moi un truc, Jules : si tu tenais vraiment à Hanna, pourquoi c'est pas elle que t'as gardé ? Pourquoi c'est moi que t'as choisis ?

La question jeta un silence lourd entre eux et Julian se figea. Son premier réflexe fut de nier. Il n'avait pas choisi Noah, les choses s'étaient juste enchaînées et la rupture avec Hanna était arrivée. S'il avait eu le choix, rien ne se serait déroulé comme ça. Il aurait tenté d'épargner Hanna parce qu'il lui devait au moins ça, parce qu'elle était son amie... Puis, il se souvint de ce qui lui avait dit Matthew alors qu'ils reparlaient du coup d'éclat de Noah contre Hanna : « tu t'inquiétais pour lui, bon sang ! ». C'était vrai. Quand Matthew s'était énervé, prêt à aller coller son poing dans la figure de Noah, il l'avait retenu. Il avait pris sa défense. Celle de Noah, pas celle d'Hanna. Encore maintenant, il avait dû mal à expliquer son geste, mais la réalité était bien là. A cet instant, c'était avec Hanna qu'il avait rompu, pas avec Noah. Le problème, c'était qu'il n'était pas sûr que la deuxième option soit possible.

Est-ce qu'on pouvait rompre avec une personne avec qui on n'était même pas vraiment en couple ? C'est ce qu'il décida de répliquer :

- Je croyais qu'il n'y avait rien à choisir ? Que c'était juste une expérience, rien de plus ?

Il remercia sa voix de ne pas avoir tremblé. En face de lui, Noah parut pris au dépourvu pour la première fois. Il n'avait pas dû s'attendre à se prendre ses propres mots en pleine face. Il continua, portée par sa lancée.

- T'as pas le droit de dire une chose et de faire le contraire le lendemain ! l'accusa-t-il. Un coup, c'est une limite à tester, un autre t'envoie ton poing dans le mur parce que je parle à Zack Ledwell ! A un moment c'est drôle de mener ma sœur en bateau pour lui faire croire que j'étais avec Hanna, une heure plus tard tu nous pousses à rompre ! (Il leva les mains vers le plafond, désespéré). J'arrive pas à suivre, Noah ! s'exclama-t-il finalement.

Le cœur battant, il attendit sa réaction. Il venait de lui livrer des mois d'incertitudes et d'incompréhension, tout ce qui lui avait dévoré le cerveau la nuit. Parler avec Matthew l'avait conforté dans ses impressions et maintenant il voulait des réponses. Les épaules tendues, Noah finit par se lever. Il ne traversa pas l'espace qui les séparait, comme si la symbolique devait demeurer même dans la réalité. Est-ce que ça aussi c'était une métaphore ? Merlin, il n'arrivait de toute façon plus à penser au conte, pas tant que les choses ne seraient pas réglées.

Au bout de longues secondes, Noah répondit enfin :

- Mais y'a rien à suivre, Jules, tu comprends ça ? Y'a rien de moral ou de logique dans toute cette histoire ! C'est pas pour rien qu'on risque l'internement psychiatrique !

- Ca n'empêche pas de se soucier un minimum des autres...

- Et c'est maintenant que ça te vient à l'esprit ? Fais pas l'hypocrite, t'étais d'accord avec tout ça.

D'instinct, Julian voulut nier. Il avait été coincé dans une proposition aux termes flous, mal à l'aise avec l'idée, même s'il avait fini par suivre.

- Non, c'est toi qui a proposé le pacte... tenta-t-il de protester.

- Mais tu l'as accepté comme moi ! Jules, me lâche pas maintenant, tu savais dans quoi tu t'embarquais.

- Justement, je ne sais plus...

Il avait parlé tout bas, mais Noah l'entendit quand même au vu du silence qui régnait dans le dortoir. Il lui décocha un regard profondément agacé.

- Non, je te laisserai pas te voiler la face, prévint-il en pointant son crayon vers lui. Sois honnête avec toi-même, Jules, tu le savais très bien. Les conditions étaient claires et ça te dérangeait jamais quand on était ensemble à s'embrasser ! Te découvre pas soudain une conscience et surtout ne me mets pas tout sur le dos. Parce que contrairement à toi, je n'ai jamais fermé les yeux sur ce qu'on faisait.

A ce stade, chaque mot que Noah lui envoyait le percutait en pleine poitrine. Son esprit se mit à valser, chaotique, et le sang reflua de son visage. En un sens, il savait que les accusations de Noah n'étaient pas sans fondement. Les rares crises de culpabilité qu'il avait eu s'étaient manifestées quand il avait pris le temps de réfléchir ; mais, très vite, il préférait refermer les yeux. Ses moments d'intimité avec Noah avaient été plus forts que sa conscience et il avait laissé les choses s'envenimer avec Hanna bien au-delà de ce qui l'aurait dû. Tout n'était même pas en rapport avec Noah. Il avait rejeté Hanna bien avant, il avait refusé de lui parler pour des tonnes de raisons et la principale n'était liée qu'à lui-même : il doutait d'être un jour capable d'aimer une fille comme il aurait dû. Ça le terrifiait et c'était aussi en partie pour cela qu'il s'était voilé la face. Noah n'avait pas l'air d'avoir ce problème. Même si sa relation avec Othilia était particulière, elle existait. La sienne avec Hanna n'avait fait que subsistée par la seule force de leur volonté, rien d'autre.

Et peut-être que toute la complexité était là : l'aspect malsain de toute cette affaire venait autant de son entêtement à s'aveugler que de la tendance de Noah à vouloir repousser les limites sans se soucier de la souffrance collatérale des autres.

Défait, il trouva soudain la distance entre eux absurde et il se rapprocha.

- Peut-être que j'ouvre les yeux un peu tard, d'accord, concéda-t-il. Mais ce qu'on a fait... ça a blessé Hanna et c'est pas juste...

- Quoi ? La rupture, tu veux dire ? Je te dis, c'est sur le principe, mais vous le vouliez tous les deux.

- Non, pas la rupture ; nous. Et je sais que ce n'est pas pareil, mais...

Il n'arriva pas à terminer, indécis. Noah parut soudain alarmé.

- Jules... Quand tu dis « nous » ? Elle est pas au courant, pas vrai ?

Et juste comme ça, il réalisa brusquement son erreur. Il n'eut pas le temps de maîtriser son expression et Noah écarquilla les yeux.

- Julian ! s'exclama-t-il d'une voix dure. Qu'est-ce que t'as fait ?

- Rien, rien ! La rupture s'était plutôt bien passée, on était d'accord sur le fait que ça ne fonctionnait pas entre nous, expliqua-t-il. Et puis le jour de son départ, elle a voulu me voir. Elle s'est mise à me poser des questions...

- Quel genre de questions ?

- S'il y avait une autre fille, si c'était pour ça que je l'avais tenu à distance...

Tendu, Noah lui fit signe de continuer.

- Et t'as dit non j'espère ?

- C'est compliqué...

- Non, ça n'a rien de compliqué ! Qu'est-ce que tu lui as dit, bon sang ? s'exaspéra-t-il.

Julian détourna les yeux.

- Qu'il n'y avait pas de fille... souffla-t-il. Mais qu'il y avait quelqu'un.

- Morgane !

Immédiatement, Noah fit voler son crayon à travers la pièce, rageur. Au moins, il ne le visa pas, mais ça n'avait pas d'importance : sa colère, elle, était bien dirigée contre lui. Il tressaillit. Il savait que Noah pouvait s'emporter, mais généralement il utilisait les mots. Là, il se mit à faire les cent pas, habité par une énergie nerveuse et dévastatrice. Pour la première fois, Julian n'eut pas de mal à l'imaginer casser le nez de Wilde Wilkinson, ni s'en prendre à Liam.

- Mais pourquoi t'as fait ça ? rugit-il. C'était la première règle, Jules ! On devait en parler à personne ! Si elle en parle... Putain !

- Elle ne sait pas pour nous, se défendit-il. J'ai jamais donné ton nom...

Il passa Matthew sous silence. Ce n'était clairement pas le moment et, de toute façon, les deux aveux étaient bien différents. Noah, lui, parut ne même pas l'entendre.

- Et alors ? Elle peut quand même deviner ! Même si elle a seulement des soupçons, ça peut devenir dangereux !

- Elle est en Angleterre, comment est-ce qu'elle pourrait... ?

- Mais à cause de ce que je lui ai dit !

Julian n'en crut pas ses oreilles. Cette fois, ce fut à son tour d'être traversé par la colère.

- Ah ça y est, tu vois le problème maintenant ? lança-t-il, sarcastique. Ça n'avait aucun sens que tu sois horrible avec elle !

- Et ça en avait encore moins de lui dire que tu voyais un autre mec !

- Non, arrête ! Retourne pas ça encore contre moi ! Je ne suis pas Othilia et je ne vais pas juste encaisser tes sautes d'humeur et tes changements de décision sans rien dire. Fais ça avec elle si tu veux, mais moi j'en ai ma claque ! Si t'étais jaloux d'Hanna, fallait le dire, mais c'est toi qui a eu l'idée du pacte comme ça !

Au moment où les mots s'échappèrent de ses lèvres, il sut qu'il les pensait au plus profond de lui. Il avait de la sympathie pour Othilia, mais il se refusait à devenir une énième personne qui trouvait des excuses à Noah Douzebranches. Il avait fermé les yeux assez longtemps. Et après tout, Noah l'avait dit lui-même : ils étaient honnêtes l'un envers l'autre, ils étaient les seuls à pouvoir se dire les choses sans filtre. Si c'était vrai pour le dessin, il ne voyait pas pourquoi ça ne pouvait pas l'être aujourd'hui.

- T'as rien compris, Jules, répliqua pourtant Noah, véhément. On s'en tape d'être jaloux, des états d'âmes de tout le monde, de ce qu'on voudrait. Ce qui compte, c'est qu'un jour des guérimages pourraient débarquer chez les Grims ou au café de ma tante et nous emmener pour nous enfermer dans un hôpital. La moitié de la société sorcière doit attendre que ça dans mon cas ! Ca leur donnerait raison : « regardez-le, il est comme sa mère, comme cette folle de Dorcus, comme tous les Douzebranches avant lui » ! Et toi tu trouves rien de mieux à faire que d'aller tout raconter à Hanna ?

- Mais si c'est ce que tu penses, pourquoi t'as pris le risque d'être avec moi ? hurla-t-il en retour, bras écartés de part et d'autre de son corps.

- Je ne suis pas avec toi, Morgane ! Pas plus que t'es avec moi ! C'est impossible, c'est marqué dans leur foutu loi !

Déchirée, la voix de Noah dérailla et Julian eut soudain envie de disparaître sous terre. Il sentit avec horreur des larmes de frustration s'accumuler contre ses paupières, différentes de celles qu'il avait repoussé après sa dispute avec Hanna. Il aurait voulu continuer à hurler et à se défouler contre Noah. Il aurait voulu l'embrasser. Il aurait voulu le frapper. Toutes ses émotions lui labouraient la poitrine, encombrantes, lourdes... Elles étaient comme du plomb. Leur pacte était en train de s'effondrer. Ils s'étaient fait une promesse dans ce même dortoir il y a deux mois : c'était « toi et moi », c'était eux contre la loi. Ils menaient une expérience et testaient les limites ensemble, mais il devait se rendre à l'évidence à cet instant.

La loi gagnerait toujours.

Cette réalisation s'accompagna d'une autre. Il tenait à Noah. Il le savait depuis longtemps sans avoir jamais osé l'avouer et, d'une certaine façon, il se doutait que la réciproque était vraie. Pourtant, ça ne suffisait plus. Il refusait de continuer comme ça à être dépendant du bon vouloir de Noah et à être celui qui se voilait la face.

- Tu sais quoi ? murmura-t-il, vidé de son énergie. T'as raison, ça ne sert à rien. J'en ai marre. L'expérience ne fonctionne pas...

- Attends, Jules...

- Vaut mieux arrêter.

Il mit autant de fermeté qu'il le pu dans sa voix et Noah eut un mouvement de recul.

- Alors t'abandonnes ? dit-il, cassant.

Julian déglutit. Il entendit ce que la question signifiait. « Tu m'abandonnes ? ». Il s'était promis de ne pas lui faire ça, de ne pas être un énième Heather, Liam ou Aileen et les remords faillirent le faire changer d'avis.

- Non, je suis réaliste, corrigea-t-il toutefois avec patience. Tu viens de me dire que t'avais jamais prétendu que ça serait possible et que je me suis aveuglé. Alors j'arrête, c'est tout. De toute façon, on n'était pas ensemble, non ? Ca change pas grand-chose.

Peut-être qu'il mentait sur la dernière partie... Ils le savaient tous les deux, mais Noah avait trop de fierté pour essayer de le retenir. Une émotion indescriptible derrière ses iris bleues, il se retrancha en lui-même. Julian le vit instantanément et il aurait voulu tendre une main imaginaire pour aller le récupérer, même si c'était impossible.

- Comme tu préfères... maugréa finalement Noah. Au moins, on pourra se reconcentrer sur le dessin.

L'excuse était mince, mais Julian la saisit au vol avec reconnaissance.

- Ouais... approuva-t-il dans un filet de voix. On a ton book à faire pour l'année prochaine...

- Hum...

Face à face, ils se contentèrent de se dévisager. Comme d'habitude, Julian sentit son regard être attiré successivement par les boucles de Noah, puis par ses lèvres, et enfin ses yeux expressifs. Prendre de la distance allait sans doute être plus dur que prévu, mais il savait qu'il avait pris la bonne décision. Il repensa à la métaphore que son esprit avait imaginé lors de sa conversation avec Aileen : Noah était pareil à un papillon de nuit, attiré par les interdits brûlants, mais Julian avait soufflé la flamme. Ou du moins les évènements des vacances l'avaient fait pour lui.

En songeant à nouveau à l'idée de métaphore, la raison de sa course folle au dortoir lui revint soudain.

- Les autres vont vraiment finir par nous attendre, fit-il remarquer. Tu viens ?

- J'arrive.

Sans protester davantage, Noah le dépassa alors sans un regard et sortit de la pièce en quelques enjambées. Julian resta figé une seconde. Il aurait dû s'y attendre, mais la douleur était la même. La fin de leur conversation était venue avec brutalité et il eut soudain envie que Noah revienne pour étirer le moment... Il se retint de pleurer. Ça n'aurait servit à rien, les autres l'attendaient, mais la boule dans sa gorge se logea quand même, familière.

Le cœur plombé, il quitta malgré tout à son tour le dortoir et retraversa le Foyer. Winona et Sora Qualetaga étaient toujours installées dans leur fauteuil œuf et lui jetèrent un coup d'œil curieux. Il tenta de se recomposer un visage neutre.

Dans le couloir, Noah marchait devant lui, en avance de plusieurs mètres. Il ne pouvait pas distinguer son visage, mais il voyait la tension dans ses épaules. Il ne put s'empêcher de songer à la dernière fois où Noah avait marché ainsi devant lui : c'était lorsqu'ils étaient descendus sous le rocher. Seulement, à l'époque, Noah avait glissé sa main dans la sienne pour le guider et son cœur s'était emballé au simple contact, si inhabituel. C'était cette même main qu'il avait observé des heures en train de dessiner et qui avait tracé des lignes alambiquées sur sa peau alors qu'ils s'embrassaient... A cet instant, l'espace entre eux paraissait encore plus grand qu'en réalité. Rationnellement, il savait que c'était lui qui venait de prendre la décision... ça ne la rendait pourtant pas moins douloureuse.

Arrivés à destination, Noah ne prit pas la peine de lui accorder un regard. Il attendit simplement et Julian tenta de ravaler la fameuse boule chauffée à blanc qui était en train de grossir de seconde en seconde. Puis, il inspira un grand coup avant d'entrer le premier.

Dans un sursaut, Liam manqua de tomber de son cheval à bascule.

- Oh bordel enfin ! T'as été le chercher au fin fond du parc ou quoi ?

- Désolé, marmonna-t-il. J'ai mis un peu de temps à le trouver.

- Mais je suis là maintenant, déclara Noah en se laissant tomber sur le canapé près de Théa. Alors vas-y, on t'écoute. Qu'est-ce que nos Aurors en chef ont trouvé ?

Aileen secoua la tête.

- On n'a rien trouvé, nous. C'est Julian qui a parlé d'un conte ?

Surpris, Noah lui envoya un regard incrédule.

- T'es venu me chercher pour un conte ?

Le ton qu'il employa pour s'adresser à lui retourna un peu plus son estomac. Il se força à garder la face.

- Non, non, c'est plus compliqué, dit-il d'une voix étonnement posée. C'est une histoire que ma mère me racontait... je crois que ça a un rapport avec la Génération 1950.

- Pourquoi tu penses ça ? demanda Othilia, intriguée.

Julian se mit à pianoter du bout des doigts le long de sa jambe.

- Parce qu'il y a des similitudes troublantes... admit-il, encore incertain. Les personnages du conte étaient tous des animaux et je viens de me rendre compte que chacun pouvait correspondre à un symbole de famille sorcière. Les corbeaux, le perroquet, le rouge-gorge...

Théa plissa les yeux.

- Là, juste comme ça, j'avoue que c'est suspect, reconnut-elle. Raconte-nous l'histoire, on va voir, vas-y.

- Ouais... Hum, alors... (il mobilisa ses souvenirs, puis entama). « Il était jadis cinq animaux. Tous différents mais unis par un but, ils formaient un Cercle, une égalité parfaite, une harmonie au cœur de la forêt argentée. Il y avait un corbeau qui aimait voler au-dessus des cimes. De tous temps et de toutes circonstances, le corbeau restait au côté de son meilleur ami le rouge-gorge. Le petit oiseau frêle n'était pas originaire de la région et trouvait refuge auprès de la protection du corbeau ».

Il s'interrompit lui-même, se souvenant soudain d'un détail.

- Si le symbole des Perrot est bien le rouge-gorge et que ça désigne notre prof... Oui, ça colle ! Il m'a dit lui-même qu'il a quitté la France assez jeune parce que sa famille est entre les deux pays depuis des siècles. Il est arrivé à Ilvermorny et une de ses camarades l'a aidé !

- Ta mère, devina Aileen. Le corbeau, c'est elle !

- Et pourquoi pas la mienne ? dit Théa.

- Parce que d'après ce que Perrot a dit à Julian, il connaissait Aurélia. Si on recoupe les deux informations, ça parait plus probable qu'ils aient été amis.

- Pas faux... Le mienne devait même pas avoir d'ami vu comment elle est.

Même pour la forme, personne ne la contredit. Julian avait de toute façon du mal à s'imaginer tante Cordelia autrement que comme elle était aujourd'hui, amère et meurtrie par le déchirement de sa famille. Il se râcla la gorge et continua :

- Je pense de toute façon qu'elle arrive juste derrière dans le conte. La suite donne ça : « l'un téméraire, l'autre prudent, ils volaient côte à côte et exploraient la forêt. La famille du corbeau ne voyait pas d'un très bon bec cette amitié, mais il la tolérait. Le frère du corbeau se joignait parfois à eux ».

- Les Grims sont assez conservatifs, ils devaient se méfier d'un gamin tout juste arrivé, même s'il venait d'une bonne famille, jugea Noah en se prenant au jeu.

- Donc définitivement Aurélia et Barenne Perrot, conclut Othilia. Le frère du corbeau est en réalité une sœur, Cordelia.

Julian hocha la tête. Dans son esprit, les animaux commençaient à se métamorphoser en leur double humain et il poursuivit le conte, perturbé au plus profond de lui. Il ne savait de toute façon plus par quoi il était perturbé... Noah ou la réalisation que sa mère avait menti ? Merlin, il avait besoin de dormir...

- « A ce trio étrange se joignit bientôt deux autres animaux : un puma, fort et courageux, et un perroquet aux couleurs chatoyantes. Si les quatre oiseaux voyageaient dans les airs, le puma, lui, arpentaient le sol de la forêt argentée pour prévenir le danger ».

- Stop ! le coupa Théa, main levée. Le perroquet serait ta mère, Noah ? Pour l'histoire des Douzebranches ? Et le puma Diego ?

- Sûrement. Je suis prêt à mettre ma baguette au feu que les Calderon ont un puma sur leur blason. (Il pointa ensuite une carte d'Ilvermorny épinglée au mur). Et la forêt argentée ? Ca doit être la Sylve d'Argent tout le flanc de la montagne.

Julian se rapprocha. Le nom était marqué à côté de la représentation des pins et des arbres et il se traita mentalement d'idiot pour ne pas avoir relevé la similitude plus tôt. Sa mère n'avait vraiment rien inventé, elle avait à peine modifié les détails... L'incompréhension le gagna un peu plus. Pourquoi avait-elle fait ça ? A chaque nouvelle étape de l'enquête, il avait l'impression de moins en moins la connaître.

Son désarroi devait se lire sur son visage car Liam claqua des doigts, autoritaire.

- Eh l'intello ! On réfléchira après, raconte la suite !

- Pardon, oui... se reprit-il. « Un jour, le Cercle des Animaux entendit parler d'un objet magique : un objet si ancien qu'il aurait appartenu à un voyageur, un véritable fondateur de pays lointains, dont le symbole magique aurait été perdu dans les bois. Conscients de l'enjeu que représentait cet objet, les animaux se mirent à le chercher avec acharnement ». (Il regarda les autres avec évidence). Ça, c'est l'objet que sert à dissimuler le Rituel d'Ancrage.

- La relique de la langue de serpent, abonda Théa.

Il remarqua qu'elle avait la biographie de Martha Steward sur les genoux. Rassuré de voir que tout le monde suivait, il enchaîna pour s'empêcher de flancher :

- « Le puma parcouraient des lieux entiers chaque jour tandis que les oiseaux écumaient le ciel. Ils en oublièrent le reste, leur famille et les autres animaux de la forêt qui ne pouvaient les approcher tant le Cercle se consacrait à sa recherche ».

- Leonidas a dit qu'à partir d'un moment, Aurélia traînait toujours avec le même groupe. Elle a commencé à s'éloigner des autres et lui parlait moins. Ça correspond à leur recherche.

- Attends, Liam, il y a une différence...

- Quoi ?

Aileen se prit la tête entre les mains, yeux fermés. Ils attendirent tous qu'elle assemble ses idées et Julian ne lui en voulut pas. Lui-même avait presque du mal à réfléchir tant les choses se bousculaient dans son esprit, mais aussi dans ses souvenirs. Au moins, les autres n'avaient pas ces deux aspects qui s'entrechoquaient.

- Le Cercle ne cherchait que l'emplacement de l'objet mystère. On dirait qu'ils savaient déjà ce que c'était et comment l'obtenir s'ils le trouvaient !

- Ils étaient au courant pour le Rituel d'Ancrage avant, comprit Noah. Peut-être qu'ils le réalisaient comme nous au fil des mois, mais leur quête était différente.

- Et ça change quoi ? fit Liam.

- Pour l'instant, aucune idée, admit Aileen, défaite. Mais je préférais qu'on le note au cas où.

Julian approuva. A ce rythme, il en venait à se dire que chaque détail pouvait avoir son importance.

- Le conte bascule à ce moment-là, prévint-il d'ailleurs. « Un jour fatidique, les cinq amis se séparèrent en deux groupes : les frères corbeaux et le puma se rendirent près d'un arbre sacré aux propriétés extraordinaires selon la légende, tandis que le rouge-gorge et le perroquet suivirent un cours d'eau qui s'enfonçaient sous terre dans une grotte obscure ». Je ne sais pas si vous avez une idée de l'arbre...

- Tu parles, y'en a des dizaines rien que dans le parc ! protesta Liam. Ta mère a rien donné de plus précis ?

- Elle a déjà donné tout un conte, lui rétorqua Théa. Tu voulais quoi ? Un livre relié et illustré en plus ?

- On peut se disputer plus tard ? intervint Othilia. Continue, Julian.

Il la remercia d'un regard reconnaissant.

- « Le rouge-gorge et le perroquet ne trouvèrent rien, ils voletèrent près des parois sans trouver le mystérieux objet magique, la couleur de leur plumage à peine visible dans le noir de la grotte ».

- Ca, on le savait aussi, commenta Aileen. Toi et Noah nous n'avez rien trouvé non plus dans la grotte du rocher. Au moins, on était sur une bonne piste.

A la simple mention de leur exploration de la grotte, Julian accrocha le regard de Noah et il ne put retenir la flammée qui lui monta au visage. C'était peut-être le pire moment pour se rappeler leur premier baiser, mais il ne contrôlait plus du tout son esprit, trop éprouvé par les émotions en montagne russe. Il voulut détourner les yeux... mais Noah ne brisa pas leur échange. Il semblait mettre un point d'honneur à le fixer et Julian sentit sa poitrine se serrer alors qu'il se revoyait s'accrocher à Noah pour ne pas couler ou l'embrasser pour enfin faire taire l'envie qui avait tiraillé son ventre depuis des semaines. L'opposition n'aurait pas pu être plus forte face à leur dispute de tout à l'heure.

A nouveau, il se sentit perdre pied. Il ne doutait pas d'avoir pris la bonne décision, mais ça ne voulait pas dire qu'elle n'était pas douloureuse. Il la ressentait physiquement, comme un coup sourd, et il dut s'arracher au regard de Noah pour continuer le conte, déstabilisé.

- Ouais, une bonne piste, murmura-t-il avant de s'éclaircir la gorge. Hum... Donc, ça continue comme ça : « Au contraire, le puma et les frères corbeaux crurent enfin découvrir ce qu'ils désiraient tant. L'arbre avait bien des propriétés étranges et semblait l'endroit parfait pour accueillir en son sein un tel objet. Téméraire, peut-être trop, le puma bondit sur l'arbre sous les avertissements des corbeaux. Impuissants, ils ne purent que voir leur ami subir le mauvais sort que réservaient les protections de l'arbre à ceux qui tentaient de s'emparer de l'objet sans connaissance ». (Il fronça les sourcils). Sans connaissance... Peut-être qu'on se trompe ? Peut-être qu'ils ne savaient rien du Rituel d'Ancrage ?

Aileen secoua la tête immédiatement.

- Non, ça n'aurait pas de sens, dit-elle en attrapant un livre posé près d'elle. Pourquoi est-ce qu'ils auraient empruntés ce livre tour à tour pendant des mois sinon ?

Quand elle le leva, il reconnut la couverture. C'était le seul livre à la bibliothèque qui expliquait le principe d'un Rituel d'Ancrage. Il avait passé des heures plongé dedans pour comprendre les sortilèges en jeu et il lui accorda le point.

- Ouais, t'as raison... Mais alors pourquoi ils n'ont pas réussi ?

- Parce que tout le monde n'a pas un prodige en magie avec soi ? suggéra Théa. Tu l'as dit toi-même, le contre rituel est d'une complexité rare. Ils avaient à peine notre âge, ils ont pu faire une erreur ?

Julian voulut protester face au terme de prodige, même si son ego s'en retrouvait insidieusement flatté, mais Liam fut plus rapide :

- Est-ce que tu viens de lui faire un compliment ? Alors que tu répètes depuis septembre que t'es meilleure que lui en duel ?

- Je suis meilleure que lui en duel, affirma sa cousine avec suffisance. Je lui reconnais juste le point sur la théorie.

Sa gêne disparut d'un coup, remplacée par l'agacement comme à chaque fois que Théa évoquait ses victoires au club de duel. Noah eut un demi-sourire. Il parut vouloir dire quelque chose – lancer une pique à base de « t'inquiète, Jules, moi aussi je la déteste » – mais se ravisa. Julian se demanda avec un nouveau coup sourd au cœur si les choses allaient être ainsi entre eux maintenant...

- Donc il leur manquait des connaissances sur le Rituel et ça s'est retourné contre eux, résuma Liam, inconscient de son trouble. Et Diego en a payé le prix.

- En tout cas, il en est mort, dit Othilia factuellement.

Aileen se mit à feuilleter ses notes.

- Mais je croyais que c'était à cause d'une attaque de Demi-Guise ? s'étonna-t-elle.

Avec une idée de ce qui allait suivre, Julian se chargea de répondre en priant pour se tromper :

- Je crois que le conte explique ça... Ecoutez. (Il déglutit, puis entonna d'une traite). « Sans vie devant eux, le puma avait succombé à sa soif de pouvoir. Alertés par les croassements de leurs amis aux plumes noirs, les oiseaux colorés accoururent... Le rouge-gorge et le perroquet arrivèrent sur les lieux. Ils pleurèrent tous leur ami à quatre pattes, si brave et courageux, avant que la réalité ne les rattrape. Les autres animaux de la forêt allaient bientôt se réveiller et découvrir la mort de ce noble animal. Le blâme retomberait sur eux car après tout ils l'avaient entraîné dans leur quête insensée. Que faire ? Il fallait faire passer la mort du puma pour un accident... Mais qui aurait pu vaincre cette montagne de courage et de muscles ? Seul l'ours aurait peut-être pu y parvenir. Les quatre oiseaux se mirent alors à lacérer le corps de coups de bec et de coups de griffes pour faire croire à une attaque d'ours. Le lendemain, les animaux de la forêt découvrirent le puma et lui rendirent hommage, sans jamais se douter de la supercherie. Mais cette aventure ne fut pas sans conséquence. Les quatre animaux du Cercle se séparèrent, rongés par leur secret : les frères corbeaux s'exilèrent chacun à un bout de la forêt, le rouge-gorge resta au même endroit et décida d'honorer la mémoire de son ami défunt. Le perroquet, cet oiseau de paraître qui aimait faire le spectacle devant les autres, fut traumatisé par cette tragique soirée. Il en perdit son éclat et arrêta de chanter. Encore aujourd'hui, on raconte que l'objet magique serait toujours dans la forêt... ».

Alors que le dernier mot s'éteignait, glaçant, un silence s'abattit sur leur groupe. Ses amis étaient en train de comprendre lentement le sens du conte. Si les métaphores avaient été vraies jusqu'ici, alors l'analogie entre le récit imaginaire de sa mère et la réalité pouvait être poussée jusqu'au bout. Diego Calderon avait été tué dans une quête secrète pour retrouver un étrange objet dissimulé dans l'enceinte d'Ilvermorny. Paniqués, le reste du groupe s'était retrouvé avec un cadavre sur les bras... et avait décidé de faire passer sa mort pour un accident en mutilant le corps et faire croire à une attaque de Demi-Guise sauvage.

La gorge sèche, Julian se força à croiser une fois de plus le regard de Noah. La partie sur sa mère était explicite : son instabilité venait sans doute de cette tragédie, ce secret gardé dans un conte d'enfant depuis trente ans. Le livre de sa grand-mère Jeanne avait eu raison.

Parfois, la réalité était trop cruelle pour être racontée... Il fallait une métaphore pour la voiler, la recouvrir, et ouvrir les yeux revenait à être aveuglé par la douleur. Il en savait quelque chose : sa métaphore à lui s'appelait Noah Douzebranches et le glas avait sonné pour tous les deux.  

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Verdict ? (Oui, c'est mon mot fétiche de fin de chapitre haha)

J'avoue que j'étais très contente de ma métaphore filée sur la métaphore justement haha ! Faut bien que mes études de lettres me servent un peu ^^ 

Sinon à part ça, j'ai remis le conte en entier pour celles et ceux qui l'auraient oublié. Mention spéciale au Gang des Enquêtrices qui avaient en fait presque tout deviné (je sais pas faire d'intrigues c'est une catastrophe haha). J'espère que ça vous a plu ! 

Quant à Noah et Julian... On y arrive. Je sais que beaucoup de personnes l'avaient déjà dit en commentaire : la relation était toxique à plusieurs niveaux. C'est enfin exprimé dans le récit. Ils n'ont peut-être pas conscience de tout parce qu'on mettait bien moins de concept sur ce genre de choses dans les années 70-80, mais ça me semblait important d'en parler. J'ajoute au passage que trois tomes sont prévus pour cette histoire, il me fallait donc une marge d'évolution pour tout le monde et particulièrement Noah. Les choses changeront, j'y vais juste à mon rythme parce que je trouve ça plus réaliste. On est jamais la même personne à l'adolescence qu'adulte. 

Et sinon pour terminer comme d'habitude: les memes de Lina ! 

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