Chapitre 21 : Thanksgiving Day
Chapitre 21 : Thanksgiving Day
« Celui qui suit la foule n'ira jamais plus loin que la foule qu'il suit. Celui qui marche seul peut parfois atteindre des lieux que personne n'a jamais atteint ! »
- Albert Einstein -
// 22 novembre 1979 //
Depuis des années, Julian n'avait plus besoin de réveil. Son cerveau semblait s'être câblé sur les minutes qui s'égrenaient et il arrivait à se lever à l'heure pour les cours. Son arrivée aux Etats-Unis l'avait détraqué un temps : il avait subi les effets du décalage horaire de plein fouet. Aujourd'hui, tout était rentré dans l'ordre et, ce matin-là, il ouvrit les yeux à huit heures, l'esprit encore brumeux de sommeil. Il roula sur lui-même et enfouit son visage dans son oreiller. Ce n'était pas parce qu'il arrivait à se réveiller qu'il parvenait à sortir de son lit avec facilité.
En soupirant, il se maudit pour avoir veillé si tard la veille. Il était resté jusqu'à deux heures du matin avec Liam, Aileen, Théa et Othilia à surveiller la potion et à faire des essais pour briser les strates de sortilèges que mentionnaient les runes traduites. En deux semaines, Théa et Othilia s'étaient révélées d'une aide inestimable. Il avait eu raison de leur demander de l'aide et même Liam s'en était rendu compte. Avec Othilia, ils formaient un duo de potionistes redoutables et avançaient plus vite que prévu sur les parties mineurs de divers élixirs nécessaires. Ils avaient en revanche dû recommencer la potion principale, trop endommagée par Albert leur chaudron défectueux qui avait rendu l'âme une semaine auparavant. Une telle longévité poussait quand même au respect et ils l'avaient entreposé dans un coin de la pièce, comme une mascotte bienveillante. Aileen, quant à elle, se chargeait des recherches théoriques et avalaient les livres le plus vite possible pour trouver des traces de ce rituel ancien, sans succès. Lui et Théa travaillaient la partie des sortilèges. Certains lui donnaient un mal de tête pendant des heures tant ils étaient complexes, composés de maillages si entrelacés que les démêler pour en comprendre le fonctionnement s'avérait être presque impossible pour des élèves de sixième année. Pour la dixième fois au moins, Julian se demanda pourquoi le corbeau les avait choisis eux pour une tâche si compliquée et non des briseurs de sorts ou des professeurs chercheurs en sortilèges reconnus. Ce contre-rituel était d'un niveau rarement observé d'après ce que Aileen avait lu sur le sujet. Ce qu'il servait à garder ne pouvait avoir qu'une valeur à la hauteur de sa complexité. Un objet ? Un endroit ? Un élément naturel aux propriétés magiques ? Ils l'ignoraient pour le moment et le corbeau n'avait plus donné signe de vie. Au fond de lui, Julian en était soulagé. Soit il n'était pas au courant que Liam s'était entouré de personnes pour l'aider à percer le rituel, soit il le savait mais laissait faire. Julian espérait que c'était la deuxième option.
Alors qu'un faible rayon de soleil perçait les rideaux pour le frapper dans l'œil, il se décida finalement à se lever. Dès qu'il posa le pied par terre, il manqua de trébucher sur une cravate abandonnée et il retint un juron pour ne pas réveiller ses camarades de dortoir. Il se levait souvent en premier ou après Enjolras. Le lit de ce dernier était d'ailleurs vide, tout comme celui de Wilde, ce qui était plus surprenant. Il allait dépasser un Liam profondément enfoui sur sa couverture quand une voix sur sa gauche perça la pénombre :
- Pourquoi tu te lèves si tôt ?
Julian sursauta et se figea en même temps, à l'image de ce que son cœur venait de faire dans sa poitrine.
- Merlin Noah ! jura-t-il en reconnaissant sa voix.
A moitié redressé sur son matelas, il distingua la silhouette de Noah et surtout celle de ses boucles en bataille. Il s'approcha à pas légers.
- Pourquoi t'es déjà debout ? répéta Noah en chuchotant.
- Parce qu'on a cours comme chaque jeudi ? répondit-il sur le ton de l'évidence et sûrement avec une touche de condescendance qui le fit grimacer lui-même.
Noah ne s'en formalisa pas. Il se contenta de le regarder avec un rictus, comme s'il se moquait de lui.
- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Jules, on est le quatrième jeudi du mois.
- Et... ?
- Du mois de novembre, ajouta Noah comme si cette précision expliquait tout.
- Je sais quel mois on est, s'impatienta-t-il. Et alors ?
- Alors, monsieur l'intello anglais qui ne s'est pas renseigné sur nos coutumes, c'est Thanksgiving aujourd'hui. On n'a pas cours.
- Oh...
Il se sentit soudain idiot. Les autres en avaient parlé en début de semaine. Othilia avait fait la remarque en disant qu'elle était contente d'échapper au cours de Potions de son père et Théa et Liam avaient programmé des parties d'échecs pour s'entraîner avant leur tournoi de fin de semestre.
- Je n'avais pas réalisé...
- Je vois ça, se moqua Noah en retombant sur son oreiller. Alors qu'est-ce que tu vas faire de ta journée ? A part manger de la dinde et de la purée ?
La question était légitime. Rationnellement, il savait qu'il devrait continuer à avancer sur l'analyse des sortilèges, même si les autres avaient peut-être prévu autre chose. Aileen lui tiendrait probablement compagnie. Pourtant, rien qu'à l'idée de s'enfermer à nouveau des heures dans leur salle de classe vide avec Albert le chaudron, il retint un soupir. Puis, il avisa Noah qui le toisait toujours, allongé de tout son long dans son lit et il parla avant de vraiment réfléchir :
- Une idée à proposer ?
- Pour passer ta journée ? Quelques-unes... Ca dépend de si tu veux être seul ou non. Je suis sûr que Liam et Aileen resteront avec toi sinon...
- Je crois qu'ils sont occupés aujourd'hui.
C'était une vérité arrangée, il en avait conscience. Liam n'allait pas jouer aux échecs toute la journée et il ne savait pas ce que Aileen avait prévu. Mais il voulait voir ce que Noah allait proposer. A part leurs séances de dessins, ils ne s'étaient pas retrouvés seuls depuis le soir sur le toit.
- S'ils sont occupés, tu peux toujours rester avec moi, suggéra-t-il avec nonchalance sans qu'il arrive à déterminer si elle était feinte ou non.
- Pourquoi pas...
Vu le sourire de Noah, sa nonchalance à lui devait manquer de conviction. Il se sentit rougir.
- Parfait, j'ai une idée, dit-il en se levant d'un bond. Rejoins-moi près du stade dans vingt minutes.
- Du stade ?
- T'inquiète, tu ne monteras pas sur un balai. C'est juste le point de rendez-vous. On va aller... autre part.
- Où ?
Mais comme la dernière fois, Noah se contenta de lui adresser un rictus mystérieux sans répondre.
**
*
L'hiver dans le Massachussetts valait l'hiver en Ecosse, jugea Julian en traversant le parc. D'une main, il resserra sa cape qui glissait sur ses épaules et frissonna. Le soleil pâle de novembre avait du mal à percer la couche de nuages, plongeant l'atmosphère dans une sorte de lumière blanche et plombante. Le froid n'avait pas incité les élèves à investir les pelouses et il ne croisa presque personne sur son chemin. Il avait juste laissé un mot sur la table de chevet de Liam pour lui dire qu'il serait en balade une partie de la journée, mais qu'il rejoindrait les autres pour continuer à travailler le contre-rituel plus tard. Si Thanksgiving était férié, il supposait qu'il pouvait bien prendre sa journée lui aussi. Matthew serait sûrement jaloux quand il lui dirait qu'il n'avait pas cours grâce à cette fête typiquement américaine et il se promit de lui écrire ce soir. Sa dernière lettre remontait à une semaine.
Alors qu'il s'approchait du stade, il se demanda où Noah avait décidé de l'emmener cette fois-ci. Une partie de lui pria pour que l'endroit en question, ou l'activité choisie, respecte le règlement. Il ne voulait pas avoir de problèmes. Le soir d'Halloween, sur le toit, avait été un moment particulier : il avait voulu échapper aux regards des autres et aux fantômes. Noah lui avait offert un refuge temporaire. Mais il savait que si Flemming ou un autre professeur les avait surpris, il aurait été collé ou aurait fait perdre des points aux Serpents Cornus.
Dans le ciel, au-dessus du stade, il distingua quelques silhouettes perchées sur des balais. Peut-être que Enjolras et Wilde étaient partis s'entraîner tôt ce matin. Peut-être que Lottie était aussi sur le terrain. La connaissant, c'était même probable. Pendant une seconde, il songea à dire à Noah qu'il n'était finalement plus libre et aller passer la journée avec sa sœur qu'il voyait de moins en moins. Mais il abandonna vite l'idée. Lottie avait sûrement prévu autre chose et surtout il n'avait pas envie de faire faux bond à Noah.
Adossé au mur du stade, il attendit donc en se maudissant de ne pas avoir pris de gants et enveloppa son écharpe de Serdaigle plus fermement autour de son cou. Il ne pouvait pas la porter en cours durant la semaine, mais il supposait que Thanksgiving était considéré comme un jour férié suffisamment important pour qu'il fasse une entorse à l'uniforme protocolaire d'Ilvermorny.
- T'as l'air à deux doigts de te transformer en bonhomme de neige, commenta Noah avec sarcasme en arrivant à sa hauteur.
- A qui la faute ? Je pouvais t'attendre dans le hall, mais non, il a fallu que je fasse le pied de grue ici.
- Désolé, s'excusa-t-il sans avoir l'air désolé du tout. Ça ne va pas s'arranger en plus.
- Pourquoi ? On va où ?
Noah parut fier de lui et tendit le bras vers un point lointain.
- Là-bas, annonça-t-il.
Julian suivit la direction du regard. Il ne vit que le flanc de la montagne d'en face, celle qui formait la vallée avec le mont Greylock sur lequel était construit Ilvermorny.
- Le mont des Errants ? se souvint-il. Mais Aileen a dit...
- Qu'il était interdit aux élèves ? Précisément. On est sûrs que personne ne nous dérangera.
- Pourquoi ? Tu comptes jeter mon corps du haut de la falaise ?
Une étincelle brilla brièvement dans les yeux bleus de Noah, comme s'il se retenait de sortir une repartie dont il avait le secret, et Julian aurait aimé pouvoir lui arracher les mots de la gorge. Il n'aimait pas lorsque Noah faisait ça. Il avait l'impression de passer à côté d'une blague ou qu'il se moquait de lui. Heureusement pour lui, Noah sembla abandonner sa retenue :
- Crois-moi, ce n'est pas ce qui m'intéresse avec ton corps aujourd'hui.
Julian écarquilla les yeux. Son esprit sauta immédiatement au double sens de la phras et il sentit son visage devenir écarlate malgré le froid. Noah laissa échapper un rire railleur.
- Je parlais de tes mains, précisa-t-il. J'ai pris tout notre matériel à dessin. Tu vas voir, la vue est incroyable là-haut. Encore mieux que le toit. (Il lui donna une tape sur l'épaule pour le mettre en mouvement). Prêt ?
- Hum, oui... Mais on peut sortir d'Ilvermorny ? Pour Thanksgiving ?
- Officiellement ? Non.
- Noah...
- Officieusement ? Oui. Allez, viens Jules !
Et il se remit en marche, ne laissant d'autre choix à Julian que courir pour le rattraper. Il ne le dépassa en revanche pas, restant un pas en arrière sciemment pour pouvoir l'observer. En plein jour, Noah n'avait plus rien à voir avec le garçon qu'il était dans l'obscurité à raconter son histoire familiale ou loin des yeux de ses camarades aux lueurs de l'aube pendant leur matinée de dessins. Il marchait d'une certaine façon, comme s'il défiait les autres de venir l'arrêter ou de se mettre en travers de son chemin.
Ils traversèrent tout le parc, dépassant les serres et les écuries en longeant le cours d'eau qui finissait sa course sous le rocher. Julian ne pouvait pas se sortir la phrase de Noah de la tête. C'était juste une blague. De mauvais goût, sans doute, mais juste une blague. Pourtant, la plupart des garçons qu'il connaissait n'aurait jamais osé la prononcer dans un contexte pareil. Au milieu d'une fête, entouré par un groupe de personnes, pourquoi pas. Mais dans une conversation à deux ? Jamais. Même Matthew, qui pouvait parfois avoir un humour repoussant un peu les limites, n'aurait pas osé. Les rumeurs commençaient avec ce genre de remarques.
Arrivé devant le mur d'enceinte, Noah se baissa pour être à la hauteur d'une rangée de pierres de grès et commença à appuyer dessus, paumes à plat.
- Qu'est-ce que tu...
- Regarde et apprends, coupa-t-il. Tout château a des passages secrets. Faut juste apprendre à les connaître.
Il appuya contre plusieurs pierres dans un ordre qui semblait aléatoire et en même temps qui était trop précis pour l'être. En quelques secondes, une ouverture se créa dans le mur d'enceinte d'Ilvermorny.
- C'est comme le Chemin de Traverse, s'enthousiasma Julian.
- Le quoi ?
- Le... Laisse tomber. Comment... comment tu savais ?
Il réalisa qu'il lui avait demandé la même chose le soir sur le toit. Une déformation professionnelle de Serdaigle, ce besoin de tout savoir, se serait moqué Matthew.
- Ma mère me l'a expliqué il y a plusieurs années, expliqua Noah sans rentrer dans les détails. Après toi.
Il s'effaça pour le laisser passer et Julian s'engouffra dans le passage sans réfléchir. C'était aussi simple que cela. En une seconde, il se retrouva en dehors de l'école avec Noah Douzebranches, prêt à s'attaquer à l'ascension du mont des Errants. Il espéra vraiment que personne n'aurait la bonne idée de le chercher partout et qu'ils seraient revenus avant que leur absence ne soit remarquée. Il n'osa pourtant pas vocaliser ses doutes. Noah, lui, n'avait pas l'air inquiet du tout et il se demanda s'il s'échappait souvent du château. Peut-être avec Othilia... L'idée le mit mal à l'aise.
- Quoi ? fit Noah en remarquant son expression.
- Rien... éluda-t-il. On devrait commencer à monter si on veut arriver vite.
Il le dépassa pour éviter qu'il puisse insister. Ensemble, ils descendirent le chemin de terre qui menait au creux de la vallée. De part et d'autre s'étendait la Sylve Argentée qui embaumait l'air d'une odeur de pin. Toutes les plantes commençaient à perdre leurs feuilles et leur éclat, sauf les grandes arbres qui formaient une masse insensible au passage des saisons. Quand ils atteignirent enfin le Village, ils le contournèrent sans prendre la peine de le traverser. Julian avait le pressentiment que Noah voulait éviter tout risque de tomber sur sa tante par accident.
- C'est quoi exactement Thanksgiving ? demanda-t-il pour briser le silence.
- Une fête inventée au départ pour être reconnaissant des récoltes de l'année, un truc comme ça... Je ne sais pas trop, faudrait demander à Othilia. Ça a été inventé par les Non-Maj', les sorciers l'ont repris pour se fondre dans la masse, mais ça a moins de sens pour nous je crois.
Julian hocha la tête, se retenant de mentionner qu'il n'avait aucun envie de demander à Othilia. Il l'avait assez embêté comme ça entre ses questions sur les sorcières de Salem, sur le père de Théa et sur les potions du contre rituel.
Très vite, la pente sous leurs pieds s'accentua et son souffle se fit plus difficile. La montée en haut de la tour ne lui avait pas servis de leçon, il aurait vraiment dû travailler son endurance. Heureusement pour sa fierté, Noah n'était pas non plus athlétique, et ils montèrent en silence pour économiser leurs forces. Plus ils montaient, moins Julian osait regarder le paysage, préférant fixer ses pieds. Le toit d'Ilvermorny avait été une chose : le sol était stable et il y avait eu un parapet. Ici, le bord du chemin se terminait en précipice et il avait horriblement conscience de la vallée qui rétrécissait à vue d'œil.
- Tu vas faire cette expression toute la journée ? lança soudain Noah d'un ton mordant.
Il redressa la tête, pris par surprise, et entraperçu le vide qui s'étendait près de lui. Il déglutit.
- Désolé... c'est juste...
- Quoi ?
- Le vertige...
Noah mit visiblement une seconde à comprendre. Ses yeux firent la navette entre lui et la vallée en contrebas avant que son expression ne se fasse moins butée.
- Mais... A Halloween ? Sur le toit ?
- C'était pas pareil... Je n'ai pas vraiment regardé et...
Et il n'avait été dans son état normal. Malgré tout, il se garda bien de rappeler son attaque de panique à Noah et serra les poings contre son corps pour leur éviter de trembler.
- Il n'y a aucun risque, Jules. Le chemin est large.
- Parce que le vertige est rationnel, oui, grommela-t-il même si Noah ne dut pas l'entendre à cause du rugissement du vent. Avance, je suis juste derrière.
Il ne voulait pas paraître incapable de monter une simple montagne. Noah hésita une seconde, mais il le laissa faire son choix et reprit son ascension. Julian veilla à marcher en ligne droite derrière lui, décidant de prendre la tête de Noah comme point d'ancrage pour éviter de regarder sur le côté. Sous les assauts du vent, ses boucles noires s'agitaient et dansaient, toujours en mouvement. Résolument, il s'accrocha à cette vision et continua sa route. Ils marchèrent comme ça une bonne demi-heure jusqu'à arriver sur un plateau : une sorte de grande clairière recouverte d'herbes et de bruyères. Au loin, le ciel était toujours aussi plombé, mais Julian ne s'approcha pas du bord de la falaise pour voir davantage le paysage.
- Morgane, Jules, on dirait que tu vas te transformer en fantôme.
A la mention de fantôme, il tressaillit un peu plus. S'il le remarqua, Noah ne commenta pas et se contenta de s'assoir sur le sol et d'étaler par terre tout leur matériel à dessin.
- Si tu me perds un seul crayon... râla-t-il en l'imitant.
- Mais non, on a déjà établi que je savais très bien où je mettais les choses. Arrête de t'inquiéter, on dirait Hilda.
- Comparaison sympathique...
Noah se contenta d'afficher un sourire en coin et d'attraper son carnet pour dessiner. A nouveau, Julian l'imita. En ce moment, il aimait travailler le fusain pour explorer les effets que ça pouvait rendre, mais sa main resta suspendue au-dessus de sa page blanche. Il avait vu sûrement des centaines d'arbres en montant jusqu'ici et autant d'espèces de végétaux. En face, il pouvait distinguer la silhouette d'Ilvermorny qui se découpait à flanc de montagnes. Ses hautes tours perçaient l'horizon et le château semblait toiser toute la vallée à ses pieds. Pourtant, Julian n'arriva pas à être saisi par le spectacle. Pas alors que le vent ne cessait d'emmêler les boucles de Noah.
Le premier coup de fusain s'esquissa sans qu'il réfléchisse. Presque aussi noir que les vraies boucles, le trait était courbé et fugace. Il commençait très foncé avant de s'estomper et Julian songea que c'était à l'image de Noah lui-même : présent mais insaisissable.
- Ça va ? Le vertige ?
- Hum ? Oh... oui, oui. Du moment que je m'approche pas du bord.
Noah hocha la tête, puis se reconcentra sur son dessin. Julian se retint de s'approcher pour voir ce qu'il dessinait. Pendant leurs séances matinales, il se contentait souvent de faire des caricatures ou des esquisses irréalistes d'Ilvermorny où la façade du château devenait un visage grotesque. Le seul dessin sérieux que Julian l'avait vu réalisé avait été sa main qui tenait un crayon avec force le jour de leur première conversation dans le dortoir.
Et il ne voulait pas l'admettre, mais ce dessin restait son préféré. Il y avait une intimité dans ce que Noah avait réussi à capturer, une précision paradoxalement fuyante puisque le trait de Noah était toujours ainsi. Il avait montré en une seule esquisse la précision avec laquelle il tenait souvent ses crayons, la pression qu'il avait exercé ce jour-là, tendu par sa joute verbale avec Noah, mais surtout il avait capturé des détails que seule une observation sans faille avait pu fournir. En vérité, il fallait un œil aiguisé pour réussir à saisir les éléments nécessaires aussi bien pour ce type de dessin que pour les caricatures.
- Tu penses trop, Jules.
Perdu dans ses pensées, il manqua de sursauter.
- Quoi ?
- T'as touché à aucun crayon et tu fixes le vide depuis cinq minutes, dit Noah en repliant une jambe devant lui. Tu penses trop donc.
- Désolé...
Immédiatement, il se fustigea. Il ne savait même pas pourquoi il s'excusait. Avec une pointe de nervosité, il reposa son fusain pour attraper un crayon et le fit tourner entre ses doigts. Noah le fixa un moment, l'air blasé, puis il posa son carnet à coté de lui dans l'herbe.
- J'ai une idée, annonça-t-il en se penchant en avant, habité par une énergie nouvelle que Julian avait appris à reconnaître. On va faire un jeu.
- Un jeu ? répéta-t-il, surpris.
- Exactement. Je te pose une question et tu dois répondre. Après, c'est à mon tour et ainsi de suite. Le premier qui n'arrive pas à répondre a perdu.
Julian le dévisagea. Il comprenait parfaitement le sous-entendu : « ne pas y arriver » revenait à « ne pas vouloir répondre » et donc abandonner. Le problème, c'est qu'il savait que Noah ne le laisserait pas se défiler. Il était le genre de personne qui allait jusqu'au bout des choses et un simple jeu pouvait vite devenir dangereux. Il hésita quelques secondes – assez longtemps pour que Noah lui jette une œillade impatiente pleine de défi – et il décida qu'il n'avait rien à cacher.
- D'accord, accepta-t-il. Mais je commence.
- Pourquoi ?
- Je suis plus jeune, énonça-t-il sur le ton de l'évidence.
Noah secoua la tête. Ses boucles s'agitèrent et Julian retint l'impulsion de reprendre son fusain pour essayer de reproduire le mouvement.
- Très bien, mon petit, dit-il en imitant un accent paternaliste d'une voix profonde. Commence ! Et Jules, ajouta-t-il en reprenant son sérieux, si ta première question c'est ma couleur préférée, je te pousse vraiment du haut de la falaise.
- Eh !
Il tenta de prendre un air indigné sans avouer que la question lui avait effectivement traversé l'esprit.
- Hum... Tu dessines depuis quand ? Vraiment dessiner, je veux dire.
Noah se retint visiblement de rouler des yeux, mais Julian soutint son regard. Il préférait commencer sur un terrain neutre.
- Je me souviens plus vraiment..., dit-il. Vers mes onze ans je crois. Quand je suis arrivé à Ilvermorny. On m'a fait entrer dans le journal et j'y ai fait des illustrations pendant un an et demi avant d'arrêter.
- Pourquoi ? Pourquoi t'as arrêté je veux dire ?
- Ah, c'est pas comme ça que le jeu fonctionne, Jules, se moqua Noah avec délectation. A mon tour. (Il prit quelques secondes pour réfléchir sans détourner le regard). Si tu devais choisir entre l'Angleterre et l'Amérique, qu'est-ce que...
- L'Angleterre, répondit-il sans même lui laisser le temps de terminer.
Noah porta la main à son cœur dans un geste faussement blessé.
- Le thé anglais doit vraiment être meilleur que le nôtre.
- Je n'appelle même pas le vôtre du « thé », rétorqua-t-il en plissant le nez. A moi. Pourquoi t'as arrêté le journal ?
- Je ne m'entendais plus avec ses membres.
- Mais...
- T'as eu ta question. A moi de...
- Non ! protesta-t-il, frustré. Tu n'as pas...
- Fallait être plus précis, se déroba Noah sans aucun remord. Hum... Dis-moi quelque chose que tu n'as jamais avoué à personne. Ni tes parents, ni ta sœur, ni Matthew, Aileen ou Liam...
Julian le gratifia d'un regard agacé. Il savait que le jeu prendrait vite ce virage, mais il ne s'était pas attendu à ce qu'il le prenne si rapidement. Mais Noah n'était pas caractérisé par sa patience. Pendant une brève seconde, il s'interrogea sur le vrai sens de la question. Pourquoi est-ce que ça lui important tant que personne ne soit au courant ? Pour qu'ils partagent quelque chose juste entre eux ? Ils l'avaient déjà fait. Jusqu'à Halloween, Noah avait été le seul à savoir pour sa mère. Et même si ce n'était pas vraiment un secret, la place que ce simple fait avait pris dans sa vie soulignait la confiance qu'il avait placé en Noah au moment de lui avouer.
- Ce n'est pas une question, finit-il par objecter, l'esprit vide. Le jeu ne fonctionne pas comme ça.
En se voyant renvoyer ses propres mots, Noah émit un rire étouffé.
- L'esprit Serpent Cornu, comme d'habitude, observa-t-il d'un air entendu et une touche de fierté. Bien. Je reformule : quel est le secret que tu n'as jamais avoué à personne ? Pas même tes parents, ta sœur, Matthew, Hanna, Liam ou Aileen.
Cette fois-ci, Noah haussa un sourcil, attendant la réponse avec provocation. Julian arracha nerveusement plusieurs brins d'herbe près de son pied. Il nota que Noah avait ajouté Hanna dans sa question, renforçant la difficulté. En vérité, il n'avait jamais eu de grand secret. Du moins, aucun qu'il n'avait fini par avouer au moins à Matthew et Hanna. Le secret des runes et du corbeau n'en était plus un, la mort de sa mère non plus... Soudain, un souvenir surgit du tréfond de sa mémoire et il laissa échapper un grognement mortifié.
- Oh, quelque chose à avouer, Jules ? exulta Noah, conspirateur.
- Tu ne le répètes à personne... menaça-t-il en levant un regard entendu vers lui.
- Je le jure sur la tombe de Morgane en personne.
Dans le fond de son esprit, Julian se demanda si Morgane avait bien une tombe, mais il ne s'y attarda pas. Il se contenta d'arracher une autre poignée d'herbes et de faire grandir le petit monticule qui commençait à s'élever près de lui.
- Bien... Hum... Ca concerne mon vertige. La raison pour laquelle j'ai le vertige plus précisément.
- Parce que y'a une raison ?
- Embarrassante et oubliable, mais oui, confirma-t-il avec gêne. C'était y'a deux ans... J'étais en quatrième année. Il y avait un groupe de garçons à l'école. On les appelait les Maraudeurs, ou ils s'appelaient eux-mêmes comme ça, je n'ai jamais réussi à savoir. Faut que tu comprennes le contexte : les Maraudeurs étaient... populaires. Genre, les gars les plus cools de l'école, en septième année. Des Gryffondor.
- Des quoi ?
Julian sourit. Parfois, il n'arrivait pas à réaliser que ses nouveaux camarades ne connaissaient pas ce qui lui semblait évident, mais il supposait que l'inverse était vrai aussi. Mais il trouvait ça incroyable que Noah ne comprenne pas ce que Gryffondor signifiait à l'échelle de Poudlard. Gryffondor, c'était la maison que tout le monde admirait. Celle qui faisait la fierté des parents, celle qui dévoilait le courage de ses élèves. Mais c'était aussi elle qui exigeait de ne pas décevoir. Être Gryffondor demandait de répondre à des attentes. La même chose était sans doute vraie pour les autres maisons. Merlin seul savait qu'on avait toujours attendu de lui qu'il soit bon élève juste parce qu'il portait le blason bleu et bronze. Mais la pression qu'exerçait Gryffondor était de nature différente : soit vous vous éleviez à sa hauteur, soit vous bruliez en essayant. Cette rage de réussir, Julian l'avait vu plus d'une fois dans le regard de Matthew. Son meilleur ami pouvait bien porté le nom Bones et avoir une attache presque filiale à Poufsouffle, il était avant tout le fils de sa mère. Cassiopée Bones avait tout d'une Gryffondor, elle l'avait même toujours fait penser à une lionne : féroce, intransigeante, mais aussi une mère protectrice qui ferait tout pour ses enfants. Julian suspectait que sa carrière d'Auror était autant dû à sa personnalité volontaire qu'à sa formation dans la maison Gryffondor. Le problème, c'est qu'il avait l'impression que Matthew avait du mal à trouver sa place au milieu de toutes ses attentes. Oh, ça ne faisait pourtant aucun doute qu'il appartenait à la maison rouge et or. Après tout, le Choixpeau ne l'y avait envoyé qu'après quelques secondes, confirmant la certitude de tout le monde qui avait connu Matthew depuis l'enfance d'après sa tante Amelia. Et Julian avait appris à reconnaître ce que les autres avaient vu : Matthew était buté, légèrement orgueilleux sur les bords, tête brûlée à ces heures perdues, mais plus que tout fier. C'était à cause de cette foutue fierté que Julian s'était retrouvé avec le vertige.
- Gryffondor est une des maisons de Poudlard, expliqua-t-il avec une touche de nostalgie dans la voix. Généralement, on l'associe aux courageux et aux déterminés. Matthew est aussi à Gryffondor.
- Ah... Donc le meilleur ami est brave en plus ? comprit Noah d'un ton que Julian trouva étrange sans réussir à déterminer vraiment pourquoi.
Il décida de ne pas s'y attarder. S'il interrompait son récit, Noah était bien capable de l'accuser de ne pas avoir répondu à sa question et de le déclarer perdant.
- On peut dire ça, confirma-t-il donc en rassemblant son tas d'herbes avec minutie. Le truc, c'est que Matthew fait partie de l'équipe de Quidditch depuis la troisième année. Il est même capitaine maintenant, mais il est avant tout gardien. Il l'était à l'époque en tout cas. Et devine qui faisaient aussi partie de l'équipe ?
- Les fameux Maraudeurs ?
Il hocha la tête.
- Deux d'entre eux étaient dans l'équipe en fait, précisa-t-il. James Potter et Sirius Black. (Il ne savait pas pourquoi il donnait les noms, ce n'était pas comme s'ils allaient parler à Noah). Potter a été nommé capitaine et Matthew avait peur pour son poste en arrivant en quatrième année. Il pensait que Potter pouvait le remplacer. Alors avant les essais, il m'a demandé si je voulais bien l'aider à s'entraîner.
- Toi ? se moqua Noah. Sur un balai ? Jules, t'as eu peur dans une montgolfière.
- Eh ! s'offusqua-t-il en rougissant. Merci, je sais... Mais Matt avait besoin de moi alors je me suis dévoué. Avec le recul, je me dis que j'aurais dû demander à Charlotte. Bref, je suis donc remonté sur un balai pour la première depuis les cours de Vol en première année parce que j'en avais pas eu l'occasion depuis. Je devais envoyer le souafle vers Matt pour qu'il s'entraîne à garder les buts.
- Et ça s'est mal passé ?
- On peut dire ça... Apparemment, je n'étais pas assez doué, je ne lançais pas correctement. Matthew m'a mis la pression, mais seulement parce qu'il l'avait lui-même. (Il sourit avec indulgence en revoyant Matt, perché sur son balai, ses cheveux roux frappés par le soleil). Tu sais ce que j'ai dit ? Sur les Maraudeurs ? Il y avait de quoi avoir la pression quand James Potter était ton capitaine. Ce gars aurait pu passer professionnel s'il l'avait voulu, je pense.
Il se demanda bien ce que devenait justement Potter et sa bande, deux ans après avoir quitté Poudlard. Peut-être qu'il s'était effectivement lancé dans le Quidditch et qu'il n'en savait rien. Il se fit une note mentale pour demander à sa sœur si elle en savait plus, elle qui lisait les magazines spécialisés.
- Tout ça pour dire que Matt était stressé, reprit-il en se râclant la gorge. Il m'a demandé de tirer plus fort, mais j'étais épuisé. Ca faisait une heure qu'on y était. Alors j'ai... hum...
- Allez, crache le morceau.
- J'ai fait semblant de perdre l'équilibre. Je me disais qu'en voyant que j'en avais assez, Matthew nous laisserait rentrer au château.
En face de lui, Noah plissa les yeux. Julian vit le moment où il comprit avant même qu'il n'ait eu à s'expliquer.
- Mais t'es vraiment tombé, c'est ça ? devina-t-il alors que ses lèvres s'étiraient en un sourire amusé. Morgane, Jules, t'es vraiment tombé !
- Oui, bon, ça va ! Je suis tombé ! Je ne pensais pas que le balai serait si instable, j'ai mal calculé mon coup et avant que je comprenne ce qui m'arrivait je faisais une chute de quinze mètres.
Rien qu'au souvenir de son corps qui tombait en chute libre, il sentit son cœur s'accélérer et il veilla à ne pas regarder en direction du bord de la falaise. Il pouvait presque encore sentir la force du vent contre sa peau et son bruit assourdissant qui lui emplissait les oreilles, réduisant son champ de vision et saturant ses sensations. Pourtant, alors que Noah se couvrait le visage des mains pour réprimer un nouvel éclat de rire incrédule, il se surprit à sourire en retour, amusé par la vision que devait peindre son histoire.
- Matthew m'a rattrapé au dernier moment heureusement. Je l'ai rarement vu aussi paniqué, à part peut-être quand Spencer – son petit frère – a fait une sortie de route sur son vélo et a fini dans un buisson de ronces. C'étaient nous qui étions chargés de lui apprendre à en faire sans les petites roues.
En repensant à la colère de Cassiopée à la vue de son fils couvert d'égratignure, il grimaça. Noah, lui, l'observa en secouant la tête.
- Mais du coup... si c'est un secret, ça veut dire que tu n'as jamais dit à Matthew que ta chute n'était pas complètement accidentelle ?
- Non... avoua-t-il en se remettant à arracher l'herbe cette fois de la main droite. Il culpabilisait pas mal de m'avoir donné le vertige, mais au moins je n'ai jamais eu à remonter sur un balai. Et tu veux la meilleure ?
- Vas-y.
- Potter ne lui a pas fait repasser les essais. Il l'a repris dans l'équipe en disant qu'il connaissait sa valeur en tant que gardien et qu'il n'avait pas besoin de plus.
Noah roula des yeux, toujours amusé. Il plongea sa main dans sa poche et en ressortir son paquet de cigarette avant d'en piocher une pour la coincer entre ses lèvres. Julian suivit le mouvement, distrait.
- Maintenant que tu t'es bien foutu de moi, à mon tour, décréta-t-il en se souvenant soudain du jeu. Pourquoi t'as arrêté de dessiner pour le journal ?
Noah lui jeta un regard exaspéré et il lui renvoya un rictus innocent. S'il croyait qu'il avait oublié sa question du début de partie, il l'avait clairement sous-estimé. Il pouvait être deux à jouer à celui qui pousserait le plus l'autre. Surtout, sa curiosité vis-à-vis de Noah semblait augmenter chaque jour. Il avait bien compris que quelque chose s'était passé quand il était plus jeune et que, comme tous les secrets d'Ilvermorny, tout le monde avait une vague idée de ce dont il retournait sauf lui.
- A cause de Liam, répondit finalement Noah de manière laconique en allumant sa cigarette d'un coup de baguette. A mon tour.
- Quoi ? Non, c'est pas juste ! Tu peux pas juste dire « Liam » comme si ça suffisait.
- Pourquoi ? Liam est tellement agaçant que c'est bien une raison en soit, je trouve.
Julian se contenta de le regarder d'un air sévère. Il s'attendait presque à ce que Noah l'envoie balader, mais il soupira et se passa une main dans ses boucles. A nouveau, Julian suivit le mouvement des yeux pour tenter de le graver dans sa mémoire. Il pourrait toujours tenter de le reproduire plus tard.
- Très bien, céda-t-il. Tu veux vraiment toute l'histoire ? Parce que c'est vraiment tordu.
- Aussi tordu que le nez de Wilde après que tu lui aie cassé ?
Visiblement, Noah ne s'attendait pas à ce qu'il soit au courant de cette partie et il eut un mouvement de recul surpris. Il ressentit une pointe de satisfaction à l'idée de ne pas être celui pris au dépourvu pour une fois.
- Qui t'as dit ça ?
- Théa, révéla-t-il avec honnêteté.
Noah émit un rire désabusé et tira une bouffée de sa cigarette.
- Evidemment, marmonna-t-il, qui d'autre...
- Mais elle a refusé de m'expliquer pourquoi, s'empressa-t-il de la défendre. Elle savait que c'était un sujet sensible, j'imagine...
- Je n'allais pas lui casser le nez à elle, si c'est ta question.
Même avec l'espace qui les séparait, Julian pouvait sentir la tension qui émanait de Noah par vague et il envisagea de laisser tomber une seconde avant que sa curiosité ne revienne le tirailler. Il connaissait bien ce sentiment. Si Matthew était un Gryffondor dans l'âme, il supposait qu'il l'était autant en ce qui concernait Serdaigle. Et il savait que Noah pouvait comprendre ce sentiment comme Matthew ne l'avait jamais compris. Son meilleur ami vivait pour l'action, pour l'immédiat, pour la sensation d'exister avec conviction. Julian, lui, aimait découvrir les choses et les penser en même temps. Il aimait analyser le monde qui l'entourait, ralentir pour mieux comprendre et être guidé par curiosité vers des choses improbables. Sur ces points, les Serdaigle et les Oiseau Tonnerre n'étaient pas si différents. C'était une question de regard sur le monde. Et Noah et lui avaient le même regard.
- Si tu ne veux pas me raconter... commença-t-il, mal à l'aise.
- Ce n'est pas ça... mais... Tu vas la juger si je te raconte. Tout le monde le fait...
Il fronça les sourcils.
- La juger ? Juger qui ?
- Tu te souviens de ce que je t'ai raconté ? demanda Noah sans répondre à sa question. Le soir d'Halloween ? Sur Hilda et pourquoi on vivait avec elle mon frère et moi ?
Julian acquiesça. L'histoire aurait été difficile à oublier : la mère des garçons Douzebranches, frivole et éprise de liberté, ne s'était jamais véritablement occupée d'eux et les avait laissés à sa sœur aînée Hilda jusqu'à l'ultime confrontation où les deux femmes avaient demandé aux enfants de choisir entre elles. Il revoyait la main tremblante de Noah qui tirait sur ses boucles alors qu'il lui avouait à voix basse qu'il n'avait pas réussi à choisir contrairement à son frère.
- Je ne l'avais jamais raconté à personne, souffla Noah sans rencontrer son regard. Pas cette partie de l'histoire. Tout le monde connait le reste, mais... mais pour une fois je voulais raconter le début. Celui que personne ne connaissait.
- Oh...
- Je suppose que ça changeait pour une fois. Mais peut-être que tu comprendras mieux le reste maintenant...
A nouveau, Noah s'interrompit. Il lui laissa le temps de remettre de l'ordre dans ses pensées. Il savait qu'une confession n'était jamais facile à extérioriser, il connaissait la sensation des mots qui prenaient forme dans l'esprit avant de s'écraser et de mourir contre la barrière des lèvres.
- J'étais en deuxième année, j'avais rencontré Liam et Aileen au club du journal et on était vite devenus amis même si on avait un an de différence, entonna-t-il soudain d'une voix monocorde, trop détachée pour paraître vraie. Tout se passait bien. Raphaël n'était pas encore le prodige sur balai et j'avais plutôt de bonnes notes. Hilda me disait qu'Ilvermorny avait réussi à me « canaliser » et qu'elle était fière de moi. Tout allait bien donc... A ceci près que je voyais à peine ma mère. (D'un geste moins assuré que sa voix, il tira à nouveau sur sa cigarette qui se consuma presque d'un quart). Elle n'avait le droit de nous voir que quelques jours pendant les vacances. C'était Hilda qui lui avait imposé ça pour ne pas nous perturber selon elle. Rien n'avait été fait juridiquement, c'était un accord entre elles. Raphaël avait l'air de bien le vivre, mais moi...
- Ta mère te manquait, compléta Julian sans pouvoir s'en empêcher.
Merlin, il connaissait bien le sentiment. Il aurait aimé ne pas le connaître.
- C'est ça, confirma Noah. Alors un jour... je lui ai envoyé une lettre. Juste pour lui proposer de venir à la sortie au Village, histoire qu'on se voit quelques heures. Elle habitait pas loin, ça ne serait pas difficile de se fondre dans la masse d'élèves et on pouvait se retrouver à l'autre café de la ville. Hilda n'avait même pas à le savoir. Mais...
Agité, Noah s'humecta les lèvres, puis leva les yeux vers le ciel. Au-dessus d'eux, les nuages se chargeaient de plus en plus et Julian pria pour qu'il ne se mette pas à pleuvoir avant qu'ils ne redescendent dans la vallée.
- Mais quand ma mère est arrivée, j'ai compris que quelque chose n'allait pas, continua-t-il d'une voix sourde. Elle était enthousiaste, trop enthousiaste. Elle n'arrêtait pas de répéter que je lui avais manqué. Elle m'a demandé d'aller chercher Raphaël chez Hilda sans me faire repérer pour qu'on soit vraiment en famille. Je l'ai écouté. Je ne voulais pas la contrarier alors qu'elle avait l'air si contente de nous revoir et on a passé une super journée. Elle nous a acheté des milkshakes, elle nous avait ramené des cadeaux... C'était comme quand on était petits. Mais plus l'heure du couvre-feu approchait, plus elle devenait nerveuse. Et au moment de rentrer... (Noah soupira). Elle nous a dit de venir avec elle. Qu'on allait à Chicago retrouver notre père et qu'on pourrait enfin être ensemble. Elle disait qu'elle n'avait plus envie de nous laisser.
Le mauvais pressentiment qui s'était emparé de Julian depuis plusieurs minutes se confirma soudain. Il n'avait jamais vu Heather Douzebranches, mais son esprit visualisa une femme plus jeune que Hilda, les cheveux bruns et bouclés comme ses fils volant dans le vent, qui tenait deux petits garçons par la main tout en jetant des coups d'œil nerveux par-dessus son épaule. Noah, lui, releva le menton comme pour le mettre de défi de faire un commentaire et il garda le bouche fermée, résolu à écouter.
- On avait douze et dix ans, on n'a pas protesté. On est parti avec elle.
Derrière ces mots, Julian comprit surtout ce que Noah ne disait pas : il n'avait pas écouté sa mère, il avait cru en elle. L'amertume qui filtrait dans sa voix aujourd'hui s'expliquait par cette nuance.
- J'imagine que les professeurs ont remarqué votre absence assez vite, devina-t-il.
- Non, assez étrangement. Je pense qu'ils ne l'auraient pas remarqué avant plusieurs heures si quelqu'un n'était pas venu leur dire que j'avais prévu de voir ma mère ce jour-là.
- Qui aurait... ?
Il se tut. Noah lui envoya un regard équivoque et il comprit brusquement.
- Liam... souffla-t-il.
- Liam Cooper en personne, oui. (Avec un peu trop de violence, Noah écrasa sa cigarette dans la terre). Il n'a même pas attendu de savoir qu'on ne revenait pas. Il a tout été balancer à Hilda sous prétexte que ma mère faisait apparemment quelque chose de mal en nous voyant sans son autorisation. Comme s'il était lui-même un enfant de cœur qui suivait les règles ! Aileen, encore, je crois que je m'y serais attendu... Mais lui ? Je lui avais fait confiance. Et il a dénoncé ma mère comme si c'était une criminelle qui nous avait enlevé.
Julian tressaillit. Il sentait toute la colère de Noah, même des années après. Soudain, sa rivalité avec Liam prit un nouveau sens. C'était une histoire de confiance brisée qui impliquait une mère absente. Une potion vouée à exploser.
- Mais du coup, qu'est-ce qui s'est passé ? pressa-t-il, tendu. Hilda vous a retrouvé ?
Avec une pointe de fierté, Noah eut un rictus et secoua la tête.
- Non, elle n'a pas eu le temps. Ma mère avait déjà transplané avec nous chez elle et on avait pris la voiture direction Chicago. Hilda avait beau avoir prévenu les Aurors, ils étaient incapables de nous retrouver comme on voyageait façon Non-Maj'.
- Ta mère avait le droit de conduire ? Elle avait son permis ?
C'était sans doute un détail trivial, mais la question lui échappa. Il était rare que des membres de familles sang-purs prennent la peine d'apprendre à maîtriser un moyen de locomotion moldu.
- Aucune idée, répondit Noah, imperturbable. Je ne crois pas non, mais on est quand même arrivés à Chicago.
- Chez ton père... Mais t'avais dit qua la dernière que tu l'avais vu, il avait refusé de vous voir et... (il se sentit soudain idiot et ferma brièvement les yeux). Oh... réalisa-t-il.
- Ouais, « oh », se moqua Noah avec bravade. Il n'a même pas voulu nous parler à Raph' et moi. Avant qu'on comprenne quelque chose, on était juste sur le trottoir avec les 50 dollars qu'il nous avait filé et c'est tout. Il ne sait même pas qu'on est sorciers, ma mère n'a jamais eu l'occasion de lui dire la vérité. Elle voulait le faire ce jour-là. Tu parles...
Désabusé, Noah étendit ses jambes et donna un coup dans le tas d'herbes que Julian avait construit avec précision. Sans savoir comment réagir, il se contenta d'observa les brins verts éparpillés et il vit une métaphore assez parlante de l'histoire que venait de lui raconter Noah. Il comprit soudain sa première remarque. « Tu vas la juger si je te raconte. Tout le monde le fait ». Il comprenait mieux. Ce n'était pas difficile de juger Heather Douzebranches, mère à la dérive qui abandonnait puis reprenait ses enfants sur un coup de tête. Pourtant, il lut dans les yeux de Noah ce que l'histoire ne disait pas : elle avait cru à sa rédemption autant qu'il avait cru en elle. Ce n'était sans doute pas négligeable.
- Bref, j'abrège la fin : les Aurors nous ont retrouvé dans un motel à la sortie de Chicago cinq jours plus tard. Quand on est revenus, Hilda a traité ma mère d'irresponsable. Elle était furieuse. Une action en justice a été lancée et elle a officiellement perdu son droit de garde. On ne peut la voir qu'un week-end pendant les vacances sous supervision du MACUSA. Avec tout ça, j'ai redoublé.
- Je suis désolé...
- Pourquoi ? rétorqua Noah avec verve. Ce n'est pas toi qui a décidé de prendre deux enfants dans un autre Etat sans prévenir personne, ce n'est pas toi qui a été balancer aux adultes, ce n'est pas toi qui a appelé les Aurors et c'est encore moins toi qui a pris la décision qu'elle n'avait plus droit d'être mère. C'est tout, c'est comme ça...
Il haussa les épaules. Visiblement, son moment confession était passé et sa façade se remettait en place. Julian ne l'en blâma pas. Il comprenait même. Pourtant, au fond de son esprit, il ne put s'empêcher de le trouver injuste avec Liam qui du haut de ses onze ans avait juste voulu défendre un ami qu'il pensait en danger.
- Et donc tu as juste arrêté de parler à Liam... ?
- Je ne voulais plus traîner avec quelqu'un à qui je ne pouvais pas faire confiance, c'est tout, claqua-t-il. Je n'aime pas les gens qui se mêlent de ce qui ne les regardent pas. Wilde et son nez l'ont compris à ses dépens.
- Parce que Wilde avait fait une remarque sur ce qu'avait fait ta mère ?
- Sur ça et sur le fait que Liam et moi on auraient dû se reparler. Fin de l'histoire.
Au ton définitif de Noah, Julian comprit qu'il n'en dévoilerait pas plus, mais ce n'était pas nécessaire. Tout avait été dit. Il ressentit une certaine tristesse à se dire qu'Heather Douzebranches avait sûrement plus endommagé son fils qu'elle ne croyait. En voulant réparer les choses, elle les avait brisées de manière définitive. Et puis soudain, Julian se rappela que c'était faux. Rien n'était définitif dans cette histoire. La mort de sa mère était définitive et irrévocable, sans aucun retour en arrière. C'est ce qui faisait si mal. Noah, lui, avait encore la possibilité de voir de nouveaux chapitres s'ajouter à son histoire et il espéra intérieurement que ces chapitres impliquaient qu'un jour il puisse revoir sa mère normalement ou reparler avec Liam sans luisauter à la gorge.
- Merci... murmura-t-il finalement. De m'avoir fait confiance.
- Ne me remercie pas trop vite, Jules. C'est à mon tour de poser une question, lui rappela Noah, une lueur narquoise dans les yeux.
- Merlin...
- T'inquiète pas, ça reste facile. Pour l'instant.
Julian grimaça et fit un geste de la main, comme pour l'exhorter à poser sa question.
- J'écoute, dit-il, résolu.
- Jusqu'où t'as été avec Hanna ?
Il mit une seconde à appréhender la question, puis encore une autre avant de vouloir étrangler Noah. Immédiatement, il manqua de s'étouffer et son visage s'embrasa alors qu'il se redressait à moitié.
- Non, décréta-t-il. Je refuse de répondre, on y va espèce d'imbécile. Il va pleuvoir.
- Allez, Jules !
Mais il était déjà sur ses pieds.
- Facile, tu parles, grommela-t-il trop bas pour que Noah l'entende. Aide-moi à ramasser les crayons.
- Très bien, mais t'as perdu !
- C'est ça...
Les joues encore rouges, il se baissa pour rassembler leur matériel à dessin, horriblement conscient de sa page presque blanche sur laquelle il n'avait tracé qu'un semblant d'esquisse et des mains de Noah qui frôlaient les siennes tandis qu'ils ramassaient chaque crayons.
- Tu parles d'une matinée productive...
- Et alors ? Tu ne voulais pas t'approcher du bord, ça n'aurait servi à rien de dessiner le paysage. Au moins, tu pourras dire que t'as vu le mont des Errants et qu'il n'est pas hanté !
- C'est ça...
Il empoigna son sac. Alors qu'il allait se remettre en route, il se retourna brusquement et Noah manqua de lui rentrer dedans.
- Je peux poser une dernière question ? demanda-t-il.
- Ca ne fonctionne pas comme ça, t'as perdu le jeu, objecta Noah.
- Juste une.
Noah plissa les yeux. Il tenta de prendre son air le plus innocent possible et il finit par soupirer avant d'hocher la tête.
- Vas-y, j'écoute.
- C'est quoi ta couleur préférée ?
- Oh Morgane, Jules !
En éclatant de rire, Noah le repoussa et Julian se contenta de sourire, fier de lui. Il n'osa pas avouer qu'il aurait quand même voulu connaître la réponse...
*************************************
Allez, je suis d'humeur généreuse ce soir, je vous offre le chapitre avec un peu d'avance ! C'est un peu celui que j'ai baptisé "début du Nolian" haha!
Elements tirés de Pottermore/canon :
Rien ^^
On se retrouve dans deux semaines ! Prochain post : chapitre 22 - 21 juin.
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