Chapitre 16 : Avoir une main à tenir

« Familles, je vous hais ! disait Gide (qui pourtant en fit une). Disons plus simplement, à deux lettres près : Familles, je vous ai ».

- Hervé Bazin -


// 31 octobre 1979 //

Théa ne savait pas exactement à quoi elle s'attendait lorsqu'elle avait accepté l'invitation de Leonidas. Elle ne voyait pas souvent le cousin de sa mère, ce diplomate bostonien qui passait de temps en temps pour les fêtes, toujours habillé de son costume et de son long manteau marine. Pourtant, il avait toujours fait partie de sa vie. Leonidas était une constance sûre. Il avait toujours été là, même s'il partait souvent pour de longs mois à Boston ou en Angleterre avec sa femme. Lysandra ne s'était en vérité pas bien intégrée chez eux. Pourtant, si Théa avait bien compris, elle venait elle aussi de vieilles lignées sangs-purs et aurait eu toute sa place parmi les Grims, mais c'était peut-être le problème : à être trop semblable, Lysandra n'avait pas réussi à trouver sa place dans la famille jusqu'à s'en isoler. Si Théa en croyait les conversations qu'elle avait surpris derrière les portes closes, c'était Lysandra qui avait refusé la proposition de grand-mère Isadora de vivre au manoir à New York. Toujours entre deux continents, l'esprit de liberté et d'indépendance de cette anglaise était mal passé auprès de la matriarche. Théa ne comptait plus non plus les fois où elle avait entendu sa mère critiquer la femme de son cousin. Lysandra n'avait apparemment pas quitter un carcan pour en rejoindre un autre et, affront ultime, elle refusait de se fondre dans le moule aristocratique des Grims tout en revendiquant ses racines familiales. Or, toute femme de haute société savait une chose : un mariage était autant une union avec un homme qu'avec sa famille. Malgré cela, Leonidas n'avait visiblement rien imposé à sa femme qu'il aimait profondément. Théa en avait au moins la certitude. Ils étaient peut-être le seul couple de son entourage dont elle pouvait dire cela. Le mariage de ses grands-parents avaient été de convenance, même s'ils s'étaient aimés tendrement au fil des ans comme des compagnons de route aux liens profonds. Celui de son oncle et de sa tante ne tenait que grâce à leur amour pour leur fils unique alors même qu'ils n'avaient rien en commun. Quant à celui de ses parents, elle préférait ne même pas y penser. Le fiasco du siècle.

Leonidas, lui, était différent. Il l'avait toujours été. Il était le seul adulte qui avait pris la peine de lui parler comme à une égale. Il avait été celui qui lui avait tenu la main le jour de l'enterrement de Théo pendant que tous les autres pleuraient autour d'elle sans se soucier de sa propre douleur. Elle se souvenait trop bien de ce jour-là. Sa mémoire l'avait gravé en elle aussi sûrement que les larmes avaient creusé des sillons invisibles sur ses joues. Parce que ce jour-là, du haut de ses cinq ans, elle avait compris qu'elle venait de perdre la moitié d'elle-même. Seule la main de Leonidas dans la sienne lui avait permis de ne pas rester prostrée, effrayée à la simple idée de devoir faire face à toutes les personnes présentes tandis qu'on lui demandait de se tenir près du cercueil de son frère.

Aujourd'hui, presque dix ans plus tard, elle n'oubliait pas cette main littéralement tendue. Et c'était sans doute pour cela qu'elle avait accepté sa proposition de retrouvailles autour d'un café chez Hilda. Elle ne s'était juste pas attendue à ne pas être la seule autour de la table.

A côté d'elle, Julian fixait sa tasse de thé profondément. Elle devait avouer qu'elle ne savait pas encore véritablement quoi penser de lui. Peut-être que Leonidas avait raison. Depuis qu'il était arrivé, elle n'avait pas cherché à le connaître, ni même à l'accueillir. Parler de sa tante Aurélia l'aiderait sans doute à créer un lien et elle ne voulait pas le priver d'une occasion de parler de sa mère. D'expérience, elle savait que vouloir refaire vivre les morts par les mots pouvait s'avérer la meilleure façon d'aller mieux, comme une façon d'extérioriser l'absence et la peine. Décidée, elle tapa un petit coup sur la table pour engager la conversation.

- Parle-nous d'Aurélia, répéta-t-elle avec fermeté en direction de Leonidas. Moi aussi, ça m'intéresse. On ne l'a jamais vu !

- Théa... soupira-t-il. Je disais justement à Julian qu'il valait mieux qu'on parle d'autre...

- Pourquoi ? Coupa-t-elle âprement. C'est toujours la même chose. « Ne pas posez de questions, ça ne vous regarde pas... ». Ça fait des années qu'Archer et moi on voudrait savoir ce qui s'est passé mais personne ne dit rien. (Elle pointa son cousin du doigt). Et je pense que Julian a le droit de savoir des choses sur sa mère.

Elle tenta d'avoir l'air sûre d'elle et planta son regard dans celui de Leonidas, le cœur affolé. C'était un pari absurde. Elle n'avait aucune garantie que Leonidas accepte de parler, mais elle sentait que mettre Julian dans la balance était une faille à exploiter. Si elle avait bien compris ce que sa mère lui avait dit avant la rentrée, visiblement contrariée, Aurélia avait fait de lui son parrain et il semblait avoir son rôle à cœur. Ça ne l'étonnait d'ailleurs même pas. Leonidas avait peut-être des défauts, comme celui d'échapper aux réunions de famille et de débarquer à l'improviste seulement lorsqu'il en avait envie, mais il avait toujours eu une certaine connexion avec les enfants. Elle se demandait même pourquoi lui et Lysa n'avaient jamais décidé d'en avoir.

- Ecoutez tous les deux, dit Leonidas, l'air las. Ce n'est pas que je n'ai pas envie d'en parler, d'accord ? C'est juste... Je ne suis pas au courant de tout et je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour vous raconter ces choses-là, c'est tout.

- Qui d'autre ? Objecta-t-elle. Maman ne veut même pas en entendre parler à part pour jeter des piques dès que le nom de tante Aurélia est mentionné. Grand-mère quitte presque la pièce ! Grand-père se mettait à pleurer et oncle Robert se cache derrière son journal.

Leonidas laissa échapper un rire étouffé.

- Beau portrait de famille, commenta-t-il avec ironie.

- Peu importe. Leo, s'il te plait !

Elle lui fit sa moue la plus innocente, celle qui faisait toujours craquer grand-père Gerbert il y a longtemps. Même Julian jeta un coup d'œil plein d'espoir à Leonidas et celui-ci finit par soupirer, défait.

- Très bien, très bien, céda-t-il. Si Cordelia ou Isadora me tombent dessus, je vous tiens responsables tous les deux. (Il plongea sa main dans son veston et en ressortit une petite boîte plate en fer gravée d'un petit oiseau). Il va me falloir quelque chose de plus fort qu'un café, cela dit.

D'une main, il ouvrit les battants de la boîte rectangulaire. Plusieurs cigarettes s'alignaient en rangs parfaits et Théa grimaça. Elle avait toujours détesté l'odeur du tabac, mais elle supposa qu'elle pouvait bien faire une exception en extérieur et si ça lui permettait d'obtenir ses réponses. Leonidas en piocha une et la porta à sa bouche avant de l'allumer d'un coup de baguette.

- Bon, voyons, marmonna-t-il. Par où est-ce que je commence... Tu ne veux rien commander, Théa ?

- Non, ça ira.

Il n'allait pas se dérober aussi facilement.

- Bien... Hum... J'imagine que ce qui vous intéresse, c'est le départ d'Aurélia ?

- Oui, souffla Julian avant qu'elle ne confirme. Elle n'a jamais voulu en parler. Elle disait juste qu'il fallait être fou pour ne pas préférer l'Angleterre à l'Amérique et qu'elle ne repartirait pour rien au monde...

Théa se retint de rouler des yeux. Elle ne savait même si Julian s'en rendait compte, mais il laissait filtrer à travers son ton un patriotisme flagrant, même s'il ne faisait que répéter les paroles de sa mère.

- Elle aimait sincèrement l'Angleterre, Londres particulièrement, admit Leonidas. C'était une fille de la ville. Nous avons tous été élevés à New York, je pense que ça marque. Quand on se revoyait encore un peu à Londres, avant ta naissance, on faisait de longues balades juste pour sentir l'agitation de la ville. Lysa n'a jamais bien compris, elle vient du Gloucestershire.

- Où ? Dit-elle.

- Au nord-est de Londres, lui indiqua Julian. Après Oxford, au-dessus de Bristol.

Elle hocha la tête mécaniquement sans être plus avancée. Sa géographie anglaise présentait des lacunes.

- Peu importe, je m'éloigne... Pour que vous compreniez, je pense qu'il faut que revienne à bien avant le départ d'Aurélia. Peut-être même sa rentrée à Ilvermorny. J'ai toujours pensé qu'elle avait changé après cela. Nous n'avions qu'un an d'écart, mais cette fameuse année où elle est enfin partie au château pendant que je restais à New York a été un tournant.

- Pourquoi ?

- Parce qu'elle s'est révélée, dit Leonidas d'une voix profonde. Je suppose que ne plus être sous l'œil acéré de sa mère a été une libération. Plus d'injonction à être la parfaite petite fille de bonne famille, elle a découvert le vrai monde en dehors des soirées mondaines.

Il tira une bouffée de sa cigarette.

- Je sais que vous avez peut-être du mal à vous l'imaginer, mais le manoir n'a pas toujours aussi été si sombre et... comment dire...

- Reclus ? Proposa Théa.

- Si tu veux, oui, en un sens. A l'époque, Isadora organisait des soirées, des bals, des brunch... Que sais-je encore ? Il y avait toujours des gens. La fine fleur de l'élite sorcière se pressait pour discuter, échanger des ragots, parler de politique. Je n'étais qu'un gamin, mais avec Robert, Cordelia et Aurélia, on aimait se mettre en haut des escaliers pour écouter ou se moquer des invités. En tant que petit dernier, j'étais celui qu'on désignait pour les « missions cuisine ».

- Les quoi ? Fit Julian, amusé.

- Les « missions cuisine ». Je devais descendre jusqu'en cuisine et récupérer à manger pour tout le monde et remonter sans me faire prendre.

Théa sourit. Elle imagina un petit Leonidas, les bras chargés de toast et de bouts de pain, en train de slalomer entre les invités en essayant d'échapper à la surveillance de grand-mère Isadora.

- J'étais un piètre espion, les informa-t-il après quelques secondes. Ma mère me repérait toujours et j'avais le droit à des sermons longs et ennuyeux.

Il fit un vague geste avec sa cigarette, comme s'il chassait le souvenir de sa mère.

- Tout ça pour dire qu'Ilvermorny a fait découvrir autre chose à Aurélia. Elle s'est fait des amis d'autres horizons, de tous les statuts de sang... Elle a appris à voir le monde sous un autre angle. Si mes souvenirs sont bons, elle s'était même engagée dans le comité des élèves. Isadora avait manqué la crise cardiaque quand la direction a envoyé une lettre pour prévenir qu'Aurélia avait participé à une espèce de manifestation organisée par les Serpents Cornus pour protester contre le fait que les filles ne pouvaient pas faire partie des équipes de Quodpot. Ma mère en parle encore ! Apparemment, elle aura jeté la lettre au feu en jurant pour la première fois devant témoin.

Théa sentit ses sourcils s'envoler en imaginant la scène. Elle ne savait même pas que les filles ne pouvaient pas jouer au Quodpot à l'époque. S'ils avaient pu voir des joueuses comme Elicia Jauncey ou Winona Qaletaga, les hommes n'auraient pas hésité longtemps. Avec amusement, elle tenta d'imaginer sa tante Aurélia dans le rôle d'un Enjolras engagé. Julian devait aussi penser la même chose car il émit un bruit de gorge surpris, puis il fit tourner sa tasse de thé entre ses mains. Sa peau était marquée de traces noires et Théa mit une seconde à comprendre qu'il s'agissait de fusain.

- Ma mère était aussi à Serpent Cornu ? Dit-il, une touche d'impatience dans la voix.

Elle ressentit un élan de pitié envers lui. C'était évident que ça faisait un moment qu'il voulait parler de sa mère, savoir des choses sur elle, et elle se demanda pourquoi personne n'avait pris la peine d'en discuter avec lui et Charlotte avant la rentrée lorsqu'ils étaient tous à New York.

- Oui, confirma Leonidas en souriant. Une intellectuelle, Aurélia. Elle l'a toujours été. Mais une intellectuelle convaincue avec plein d'idées. Elle voulait comprendre le monde pour le changer je crois. C'est comme ça que je la voyais en tout cas. Elle a été la seule de nous tous à prendre une voie complètement inattendue.

- La recherche historique ? C'était inattendu ?

- Bien sûr ! Il faut se replacer dans le contexte. Elle a eu son diplôme en 1952. Crois-moi, pour les Grims, la seule chose qu'elle pouvait faire c'était commencer à se chercher un bon parti, même quelqu'un qu'elle aimait, et se marier. (Il fit tomber la cendre par terre dans un mouvement nonchalant et Théa suivit des yeux cette pluie grise de particules). Certaines femmes pouvaient travailler, mais ce n'était pas encore complètement démocratisé.

- Ça ne l'est toujours pas, intervint-elle.

- Non, c'est vrai, reconnut Leonidas. Une idiotie, si tu veux mon avis. Il n'y a qu'à voir comment Isadora tient les comptes de la famille. Aussi douée que son fils pour la finance, Robert n'a rien appris seul même s'il aime prétendre le contraire. (Il sembla se retenir de rouler des yeux avant de reprendre). Enfin, Aurélia ne s'est pas laissée faire. Elle voulait faire de l'Histoire, elle aimait vraiment ça. Ça même été une des premières sources de conflit dans la famille en plus de...

La voix de Leonidas déclina jusqu'à s'éteindre et il hésita. Ça y est. Il y venait enfin. Avide, Théa se pencha en avant, presque provocatrice, et le fixa intensément pour le pousser à poursuivre. A côté d'elle, Julian regardait son parrain sous ses longs cils. Malgré son expression neutre, il renvoyait la même avidité. Leonidas soupira à nouveau.

- Bien, vous voulez que je le dise ? Elle ne s'entendait pas avec ton père, Théa. Elle ne s'entendait plus non plus avec Cordelia donc. Il faut dire qu'à l'époque, ils ne formaient qu'un. S'il pensait quelque chose, Cordelia aussi. C'était agaçant.

- Et ils n'approuvaient pas le fait que tante Aurélia voulait faire de la recherche historique ?

- C'est ce que j'ai compris. J'avais dû mal à suivre. La première année après qu'elle ait eu son diplôme, j'étais encore à Ilvermorny et je ne rentrais que pour les vacances. Tes parents étaient tout juste fiancés après plus de trois ans de relation. Les tensions étaient déjà présentes, je m'en rendais bien compte. Un jour, pendant les vacances de noël, Cordelia et Aurelia se sont disputées tellement fort que Cordelia est partie en claquant la porte. Elle n'est revenue qu'à trois heures du matin, ce qui était très scandaleux pour elle, croyez-moi. Robert et moi on n'en revenait pas.

- Ma mère a fait ça ? S'étonna Théa.

Leonidas lâcha un rire sans joie.

- Oh, crois-moi : il n'y a rien de pire que deux sœurs qui ont décidé d'être ennemies un jour après avoir été si proches. C'est une vérité propre à toutes les familles.

Théa fronça les sourcils. Elle avait l'impression qu'il parlait d'une réalité bien plus large que sa mère et sa tante. Avec un temps de retard, elle crut se rappeler que Lysandra avait peut-être bien une sœur, mais elle ne demanda pas. Ce n'était pas Lysandra qui l'intéressait aujourd'hui.

- Parce qu'elles l'étaient ? Dit-elle. Proches, je veux dire ? Ma mère et tante Aurélia ?

- Oh oui. Petites, elles l'étaient. Elles n'avaient que deux ans d'écart, elles étaient les deux seules filles parmi nous et avant Ilvermorny elles se ressemblaient beaucoup. Elles aimaient jouer ensemble pendant des heures au thé, à la poupée, que sais-je encore... Quand je venais les week-end leur rendre visite, elles me mettaient des rubans dans les cheveux. Ça les faisait beaucoup rire.

En écho, elle éclata de rire en même temps que Julian.

- C'est ça, moquez-vous...

Leur hilarité redoubla face à l'expression résignée de Leonidas. Plié en deux, Julian repoussa sa tasse de thé vide pour ne pas la heurter dans son hilarité et Théa se couvrit le visage des mains pour essayer de reprendre contenance.

- Dis-moi... commença Julian, apparemment incapable de se réprimer. Ils étaient roses, les rubans ?

Théa pouffa de plus belle.

- Tu sais que je peux encore te renvoyer en Angleterre, pas vrai ? Menaça faussement Leonidas. Ou résigner mon rôle de parrain ?

- Je ne crois pas que ça marche comme un abonnement à un journal, se moqua Julian.

Il tenta de cacher son rictus dans son écharpe bleue et bronze ridicule, sans succès, et Théa regretta soudain de ne pas avoir commandé au moins un verre d'eau pour se calmer.

- Vous avez fini ? Je peux continuer ? Dit Leonidas, l'air amusé. C'est vous qui vouliez des réponses.

- Désolée, articula-t-elle. Vas-y. Tante Aurélia était proche de maman...

- C'est ça. Cordelia et elle s'entendaient bien jusqu'à Ilvermorny parce que comme je le disais Aurélia a commencé à avoir d'autres idées, elle a grandi, s'est construite sa propre personnalité. Pour la première fois, elles ne fréquentaient plus les mêmes personnes ni les mêmes cercles. C'est aussi à ce moment que je me suis éloigné de Cordelia.

- Parce que tu prenais le parti de ma mère ?

- Oui, on peut dire ça. Elle ne me pardonnait pas de choisir son « camp ». Pour moi, il n'y avait pas de doutes. Aurélia et moi, on avait juste toujours été plus proches. S'il fallait en choisir une, je... (il parut soudain ému, chose si rare que Théa mit une seconde à déchiffrer son expression et elle eut l'impression d'assister à quelque chose d'intime). Disons que je n'avais pas à hésiter.

- Donc tante Aurélia s'est révélée à Ilvermorny, elle a voulu s'émanciper après ses études, et ensuite ? Comment elle en est venue à juste... claquer la porte ? Insista Théa, impatiente.

Leonidas se passa une main sur sa mâchoire carrée, pensif.

- Comment expliquer ? De ce que je percevais et de ce qu'Aurélia me rapportait, c'était comme une guerre civile chez elle. Tout le monde y allait de son commentaire ou avait un avis sur ce qu'elle était en train de faire de sa vie. Son père l'encourageait à poursuivre ses rêves tout en réfléchissant bien à sa réputation, sa mère voulait qu'elle arrête avec ses grandes idées sur la recherche historique et se marie, sa sœur lui reprochait de ne pas aimer son fiancé... C'était épuisant pour elle. Et je pense que le pire c'était justement avec lui.

Une boule se glissa dans la gorge de Théa. Naïvement, elle espérait que son père reste en dehors de la conversation de la même façon qu'il était resté en dehors de sa vie. Sans pouvoir s'en empêcher, elle glissa un regard vers Julian. Son cousin attendait la suite, neutre, et elle comprit soudain qu'il ne savait pas.

- Avec le fiancé de tante Cordelia ? Répéta-t-il, perplexe avant de se tourner vers elle. C'était qui ? Ton père ?

- Oui...

- Celui qui n'apparaît pas dans Les Chroniques des Grims ? Avec le nom en tâche d'encre ?

Son ventre se tordit violemment. Brusquement, elle se sentit incapable de lui expliquer. Elle n'avait d'ailleurs jamais eu à le faire : les gens savaient juste. Qui aurait pu l'ignorer ? Son emprisonnement avait été un scandale à l'époque dans la communauté sorcière, tout comme la demande de divorce de sa mère qui avait été retirée en quelques jours sous la pression. Pourtant, Julian n'avait aucune idée de tout cela. A un océan d'écart, il avait grandi sans sentir les regards des autres peser sur lui.

- C'est bien lui, confirma Leonidas en sentant sa détresse. Nous n'aimons pas beaucoup en parler.

- Pourquoi ?

- Parce que c'était un connard, claqua-t-elle.

- Théa !

Le regard de Leonidas se fit soudain plus dur et Julian haussa un sourcil, déstabilisé. Elle tenta de se concentrer sur sa respiration, soudain erratique, et inspira profondément pour se calmer. Elle n'aurait jamais osé utiliser ce mot devant sa mère ou sa grand-mère, mais il lui avait échappé. Et c'était étrangement satisfaisant.

- Désolée, marmonna-t-elle.

- Tout ce que tu as à savoir, Julian, reprit Leonidas, c'est que le père de Théa n'était pas quelqu'un de bien. Disons que nous nous en sommes rendu compte trop tard, bien après la naissance des jumeaux.

A la mention de Théo, elle baissa les yeux et Julian eut un tic nerveux. Du bout des doigts, elle toucha le ruban rouge à son poignet droit. La sensation familière de la soie effilochée contre sa peau l'apaisa.

- A la différence de nous tous, Aurélia ne l'a jamais aimé. Les premières années, ça allait encore. Il n'était que le copain plus âgé de Cordelia hors d'Ilvermorny et Aurélia s'inquiétait seulement un peu de voir sa sœur si... éprise. Elle le trouvait pourtant intelligent et charismatique, ce qu'il était. Il était très cultivé en histoire et ils ont trouvé un point d'entente sur cela. Inutile de dire que ça n'a pas duré longtemps. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé, mais la tension entre eux est devenue bien plus forte.

Dans sa tête, Théa imagina sa tante Aurélia telle qu'elle apparaissait sur certaines photos – jeune, blonde et sûre d'elle – en train de crier par-dessus son épaule et de claquer la porte sans se retourner. Leonidas confirma sa vision en poursuivant :

- Entre ça et la pression de ses parents, Aurélia a décidé de partir le plus loin possible. A l'autre bout du pays, littéralement. Elle est restée deux ans en Californie. J'avais obtenu mon diplôme entre temps et je venais de rentrer à l'Ambassade au service anglais. Et puis, un soir de mai...

- Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je ne pourrais pas dire exactement. Elle était rentrée pour le week-end à New York pour fêter l'anniversaire de son frère. Je n'avais pas pu me libérer à cause de réunions importantes, mais je devais passer au manoir apporter mon cadeau à Robert avec un peu de retard. J'allais partir quand Aurélia est arrivée chez moi. Elle avait l'air... paniqué. Je n'ai pas d'autre mot. Je comprenais à peine ce qu'elle me disait, elle criait qu'elle les détestait tous les deux, qu'ils étaient des hypocrites...

- Elle parlait de mes parents... ? Souffla Théa.

Son mal de ventre s'accentua quand Leonidas hocha la tête.

- Elle venait de se disputer avec eux, dit-il. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé exactement, mais elle avait... (il hésita puis porta sa main à sa gorge dans un geste de réminiscence) des marques rouges autour du cou. Elle m'a demandé de la faire sortir du pays. Je ne comprenais rien, j'ai essayé de la raisonner, mais elle me répétait que ça faisait un moment qu'elle y pensait et que ses affaires étaient prêtes. Je ne pouvais rien lui refuser. On est parti tous les deux à l'Ambassade et j'ai demandé à deux de mes collègues en qui j'avais confiance de me couvrir pendant que je lui faisais un visa en accéléré complètement illégal. Si quelqu'un avait pris la peine d'y regarder d'un peu plus près, ma carrière était finie avant d'avoir commencé.

- Et ça a fonctionné ? Elle a pu... partir ? Comme ça ?

Théa entendit son étonnement dans son propre ton. Elle ne s'était pas attendue à une fuite si précipitée. Elle avait toujours imaginé que sa tante était partie après des semaines de préparation contre l'avis de toute la famille et que tout le monde avait tenté de la retenir. Visiblement, personne n'en n'avait eu l'occasion.

A ses côtés, Julian n'en menait pas large non plus. Il serrait désormais sa tasse vide comme s'il s'accrochait à elle et Théa eut peur une seconde qu'elle ne se brise entre ses mains. Elle se demanda ce qu'il pouvait bien ressentir à écouter le récit de la fugue de sa mère, le cou meurtri de plaques rouges.

- Je ne comprends pas... s'étrangla-t-il. Qu'est-ce qu'elle fuyait ? Et pourquoi tu as pris des risques comme ça pour l'aider ?

- Je ne peux pas répondre à ta première question, Julian, avoua Leonidas. Je ne le saurais peut-être jamais et Cordelia refuse d'en parler à quiconque. Pour ce qui est de la deuxième, ce n'est pas bien compliqué... Aurélia avait l'air si sûre d'elle. C'est sans doute idiot, mais ce jour-là, j'avais l'impression que si je ne l'aidais pas à quitter les Etats-Unis, je la condamnais.

Le poids des paroles de Leonidas resta suspendu dans l'air. Théa ne put s'empêcher de se demander si elle avait craint pour sa vie à cause de son père. Elle connaissait ses prises de position, mais elle n'avait jamais entendu dire qu'il était violent. De tous les commentaires des membres de la famille qui avaient été laissés échapper au fil des années, rien ne l'avait suggéré. Il n'avait jamais été dangereux dans ce sens-là.

- Toujours est-il qu'Aurélia a réussi à partir en Angleterre. Dans les semaines qui ont suivi, j'ai régularisé ses papiers et son visa dans les formes. Toute la famille m'est aussi tombée dessus pour m'ordonner de la ramener, sans succès. Elle s'est installée à Londres et a coupé les ponts. J'étais le seul qu'elle voulait bien voir encore, même si je savais que ses parents lui manquaient. Et puis quelques années plus tard, elle a rencontré Ethan. (Leonidas désigna Julian). Tu es arrivé, puis ta sœur. Aurélia a arrêté de me parler et de me voir aussi. J'étais occupé, j'avais Lysa... Je n'ai pas fait les efforts que j'aurais dû pour maintenir le lien.

A nouveau, il regarda au loin. Des accents de regrets étaient perceptibles dans sa voix, même si Théa lui trouvait un air apaisé, comme s'il racontait l'histoire après des nuits entières à se l'être lui-même repassée jusqu'à en être apaisé avec le temps. Aujourd'hui, pourtant, l'histoire devait raisonner autrement pour lui. Elle savait ce que c'était de vivre avec un fantôme coincé dans la tête. C'était peut-être précisément parce qu'elle le savait qu'elle remarqua les yeux humides de Julian. Mal à l'aise, elle s'éclaircit la gorge pour rompre la tension.

- J'avoue que je ne m'attendais pas à tout ça, dit-elle. A toute cette histoire...

- Crois-moi, même en l'ayant vécu, je ne m'y attendais pas non plus et j'ai encore du mal à comprendre aujourd'hui, dit Leonidas, laconique.

Il porta sa main à son veston et en sortit sa montre à gousset, celle sans laquelle Théa ne l'avait jamais vu.

- L'heure tourne... Vous devriez commencer à retourner au château. Profitez du bal.

Julian releva la tête et fronça les sourcils.

- Quoi ? Quel bal ?

- Oh... Personne ne t'a prévenu de ce qui passe à Ilvermorny le soir d'Halloween ?

- Non...

Il avait l'air soudain anxieux. Théa se retint d'éclater de rire alors qu'elle croisa le regard de Leonidas. Ils savaient tous les deux très bien ce que Julian avait en tête : un bal mondain de lycéens avec robes et capes sorcières, musique et danse. Elle aurait aimé faire durer son angoisse encore un peu, histoire de rire, mais Leonidas – toujours cavalier – se chargea de lui expliquer :

- On l'appelle le bal, mais ce n'en est pas vraiment un. Je ne voudrais pas te gâcher la surprise ceci dit...

- Ne dit rien ! L'enjoignit-t-elle. Tu verras par toi-même, je te jure que ça vaut le coup.

Julian la considéra, sceptique.

- Mais si c'est un bal...

- Pas ce genre de bal. Si ça peut te rassurer, on l'appelle en réalité le bal des fantômes. Il a lieu chaque année le 31 octobre.

- Des fantômes... Mais j'en ai pas vu à Ilvermorny...

- Oh, tu vas les voir, assura Leonidas avec un sourire amusé. Bon allez, les jeunes ! Filez ! Tu me diras ce que tu as pensé du bal dans ta prochaine lettre, ajouta-t-il en direction de Julian. Et je te tiens au courant pour ton père, promis. Quant à toi, Théa, si tu as un message pour ta mère...

- Aucun, assura-t-elle.

Elle eut conscience d'avoir mis un peu trop de mordant dans son ton et elle soutint le regard de Leonidas qui se contenta de soupirer sans insister. Elle savait qu'il aurait aimé une autre réponse, mais elle était incapable de lui donner. Ça faisait longtemps que la parole avec sa mère était rompue. A bien y penser, elle s'était même sans doute rompue au moment où le cercueil de Théo s'était enfoncé dans le sol pendant qu'elle-même serrait la main de Leonidas dans la sienne. Peut-être que si elle n'avait pas tenue cette main, elle aurait sombré dans ce trou noir sans fond elle aussi... Peut-être qu'elle aurait été enterrée sans que personne ne la retienne ni ne se soucie qu'elle soit toujours là. Pourtant, Leonidas s'en était soucié et avait été son ancre, la corde qui l'avait empêché de s'enfoncer avec la boîte mortuaire.

Quelque chose tira dans sa poitrine, une sorte de douleur douce-amère et elle amorça un geste pour se lever. Les mots se bousculèrent contre ses lèvres.

- Merci pour tout, Leo, souffla-t-elle. Je suis contente d'être venue aujourd'hui.

- Avec plaisir. N'oublis pas, tu peux m'envoyer une lettre quand tu veux. Pour n'importe quoi.

- Je sais...

La sensation du ruban rouge à son poignet se rappela soudain contre sa peau et elle fit mine de l'ignorer. Julian se leva à son tour. Il paraissait un peu pâle sous le soleil automnale. Ils devaient offrir un triste spectacle, tous les deux, pourtant Leonidas leur adressa un sourire confiant.

- Bon retour à tous les deux. On se revoit à noël, mais si vous voulez prendre un café comme celui-ci un week-end de sortie, vous savez où me trouver. Boston et le Village ne sont pas loin dès qu'on peut transplaner. (Il ramassa son journal, abandonné au coin de la table). Et passez le bonjour pour moi à Archer et Charly.

- Promis... Embrasse Lysa pour nous.

- Je n'y manquerai pas.

De loin, il fit signe à Hilda, la patronne, et sortit quelques pièces de sa poche. Julian n'eut même pas le temps de protester.

- Je payes, ne t'en fais pas, dit Leonidas.

- Mais...

- C'est juste un thé, laisse-moi faire ça pour toi.

- Comme nos frais de scolarité ?

Théa n'avait aucune idée de ce dont il parlait, mais Leonidas parut comprendre car il eut l'air embarrassé et il se passa la main sur sa mâchoire. Julian le regarda d'un air entendu.

- Ah... J'espérais que...

- Que je n'apprenne pas que les élèves étrangers payent une taxe pour étudier à Ilvermorny ?

- Sérieusement ? Fit Théa.

- Aileen me l'a dit, confirma son cousin. Ceux qui viennent du Canada, du Mexique, de Cuba... Ils payent des frais de scolarité en plus. Je crois que Enjolras veut protester contre.

- Etonnant.

Elle croisa le regard de Julian et elle y lut la même chose qu'elle pensait : « contre quoi Enjolras ne protestait pas ? ».

- Sauf que j'ai signé la plupart des papiers moi-même et je n'ai jamais vu celui de la taxe ? reprit Julian. Je me suis dis que Isadora avait dû s'en occuper, mais c'était toi, pas vrai ?

- C'est bien possible, admit Leonidas. Mais ce n'était pas grand-chose, c'était juste une facilité administrative.

- Attends, tu signes les papiers de l'école toi-même ? S'étonna Théa.

Julian se raidit et il sembla déstabilisé sur le coup, comme s'il venait de se rendre compte de ses paroles. Sa réaction l'intrigua d'autant plus. Avant la rentrée, elle avait bien compris que le père de Julian et Charly était un peu... spécial. Il quittait rarement sa chambre, travaillait beaucoup sur ses recherches, et même lorsqu'il était présent aux dîners, il paraissait absent. Elle avait entendu grand-mère en parler et dire que la mort de sa femme l'avait plus ébranlé qu'elle ne l'avait cru. Théa commençait à comprendre ce qu'elle avait voulu dire par là.

Le silence commençait à devenir gênant et Leonidas sauva Julian en refermant sa veste et en se râclant la gorge pour clore la discussion.

- Assez tergiversé, dit-il, je payes et vous repartez à l'école. Allez, les jeunes !

- Tu sais que plus tu nous appelles « les jeunes » plus tu fais vieux ? Lança Théa, amusée.

Pour toute réponse, Leonidas fit miner de lever son journal, offensé, pour lui donner un coup et Théa recula en riant. Julian la suivit dans un éclat de rire. Tous les deux, ils adressèrent un dernier signe de la main à Leonidas, puis s'engouffrèrent dans la rue principale sous l'œil de Hilda Douzebranches qui semblait vérifier qu'ils ne partaient pas sans payer.

Avec l'impression d'être plus légère qu'en début d'après-midi, Théa offrit son visage aux rayons du soleil. Elle n'avait pas menti : voir Leo lui avait fait du bien. C'était un peu comme retrouver un bout de la maison, mais un bout positif, loin de la tension avec sa mère et de la bienséance imposée par sa grand-mère.

- Leo m'avait manqué, dit-elle à Julian pour lancer la conversation entre eux. Je suis contente de l'avoir vu mais... je suis désolée si j'ai interrompu le moment que tu devais passer avec lui... Je ne voulais pas...

- Non, t'inquiète pas... Je crois qu'il avait prévu ça comme ça. Pour qu'on se parle enfin.

Théa grimaça.

- Ouais... Désolée pour ça. Je ne savais pas bien quoi vous dire à Charly et toi, je pense.

- Ah ? Pourtant, j'ai trouvé que « bienvenue dans la famille la plus dysfonctionnelle d'Amérique » était une bonne entrée en matière, se moqua-t-il.

- Eh ! J'étais très fière de cette phrase, protesta-t-elle. En plus, c'était vrai, non ? Je vous ai mis en garde d'une certaine façon.

Julian haussa les épaules, le bas de son visage enfouit dans son écharpe de Poudlard.

- Je ne pense pas que les Grims soient pire que d'autres. Toutes les familles sont dysfonctionnelles, non ?

- Attends de vivre avec eux plus longtemps...

- Honnêtement, je m'attendais à pire d'Isadora par exemple. Tu sais... Dans le genre vieille matriarche de famille sang-pur un peu vieux jeux. (Théa hocha la tête). Alors qu'en fait... Je penses qu'elle appartient seulement à une autre génération et qu'elle est juste heureuse que sa famille se retrouve après toutes ces années, même si elle ne sait pas très bien l'exprimer.

- Je vois ce que tu veux dire, dit-elle. Grand-mère n'est sûrement pas la pire. Mais n'empêche que tu n'as jamais vu oncle Robert et tante Dilysa parce qu'ils étaient trop occupés à gérer leurs affaires pour venir vous accueillir. Ils ne sont même pas revenus pour le dernier départ d'Archer à Ilvermorny.

- Tu vois, au moins ta mère était là, elle.

Théa soupira. Rationnellement, Julian avait raison, mais elle avait du mal à voir la présence de sa mère comme quelque chose de positif. Elle n'avait pas vraiment eu le choix après tout... Ce n'est pas comme si elle pouvait être ailleurs, coincée depuis des années dans ce manoir sans travailler ni vie personnelle.

Perdue dans ses pensées, elle faillit rentrer dans quelqu'un et se décala au dernier moment. Julian fit un pas de côté sur la gauche. A cette heure-ci, ils n'étaient pas les seuls à faire le trajet inverse pour rentrer à Ilvermorny et plusieurs élèves encombraient le chemin. Des chuchotements enthousiastes pour le bal des fantômes lui revinrent aux oreilles. Julian dut les entendre aussi car il redressa la tête, intéressé.

- Tu vas me dire ce que c'est, ce bal ? Demanda-t-il.

- En vrai, c'est juste une coutume de l'école... Othilia est plus calée en histoire que moi, elle pourra sans doute t'expliquer. Je me demande où elle est...

Sur la pointe des pieds, elle tendit le cou pour essayer de la trouver dans la foule, mais elle ne repéra aucun carré blond parmi les têtes autour d'elle.

- Je crois qu'elle était avec Noah, indiqua Julian, tête baissée.

- Quand est-ce qu'elle ne l'est pas...

- Hilda a dit la même chose.

Théa fronça le nez.

- Rah, ne me compare pas à Hilda, s'indigna-t-elle.

- Pourquoi ? Tu ne l'aimes pas ?

- Ses cafés sont à tomber par terre, concéda-t-elle, mais alors ne la contrarie jamais. A côté, ma mère est un modèle de chaleur et de patience.

- A ce point ?

En voyant que Julian avait l'air sincèrement intéressé, elle se décida à raconter et fit remonter ses souvenirs d'il y a quelques années.

- Comment t'expliquer ? Se demanda-t-elle à voix haute. Hilda est quelqu'un... d'intransigeant. Elle a des exigences et elle le fait savoir. D'une certaine façon, elle est courageuse. Les Douzebranches ont une réputation sur le dos évidemment et en tant que femme, elle n'était pas promise à un grand avenir. Elle a décidé qu'elle y arriverait au mérite. Elle ne s'est jamais mariée, elle a racheté les Deux Souafles avec le peu d'économie qu'elle avait contre l'avis de ses parents et elle a aidé toute sa famille. Elle a un sens des affaires incroyable. Ce n'est pas sa sœur en somme...

- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle a sa sœur ?

Théa ralentit et manqua de s'arrêter, surprise. C'étaient dans ces moments-là qu'elle oubliait que Julian ne savait pas ce que toute la communauté sorcière savait en général. Il dut surprendre son regard et l'interpréter pour du jugement car ses épaules se raidirent.

- Désolé de ne pas savoir, dit-il, presque amer. Mais les Etats-Unis ne sont pas le centre du monde, je ne connais pas l'histoire de chaque famille. Si je te parle des Black, tu connais chaque anecdote peut-être ?

- Eh, te braque pas ! S'hérissa-t-elle. Je n'ai rien dit !

Un court silence s'étira entre eux, puis Julian se détendit. Il fit un vague geste de la main qu'elle interpréta comme une excuse et elle continua :

- La sœur d'Hilda, Heather, est son opposé. Je ne l'ai vu qu'une seule fois et crois-moi je m'en souviens encore aujourd'hui. Elle accompagnait Noah pour sa rentrée. Imagine une femme qui ressemble à Hilda, mais une Hilda qui aurait fait la fête jusqu'à 3h du matin et qui serait coincée dans sa période adolescente.

- Ah...

- C'était assez étrange. Mais bref, pour en revenir à Hilda elle-même, elle plaque un peu les exigences qu'elle s'est imposée sur ses neveux. Elle veut qu'ils soient bien élevés, doués en cours, obéissants... Pour Raphaël, ça va. Pour Noah, c'est plus compliqué. Et elle n'aime pas trop Othilia pour ça aussi, elle pense qu'elle distrait Noah. Si elle savait qu'elle est sûrement une des élèves les plus sérieuses de l'école... Enfin voilà, tout ça pour dire que Hilda n'est pas la personne la plus aimante. Ça reste leur tante, mais ça doit être compliqué.

- Ils vivent avec elle, c'est ça ?

- Oui... Depuis qu'ils sont petits. C'était un peu compliqué, Hilda n'avait pas vraiment leur garde jusqu'à quelques années.

- Un rapport avec l'accident pendant votre première année ?

Etonnée, elle réussit cette fois à continuer à marcher au même rythme, mais elle se garda bien de répondre avant d'aviser l'expression de son cousin. Il regardait droit devant lui, les yeux plissés à cause du soleil couchant qui lui faisait face. Une sorte d'halo doré faisait ressortir ses cheveux blonds foncés et elle prit quelques secondes à contempler les reflets mordorés et ambrés qui jouaient sur les contours de son visage. Le spectacle aurait pu la distraire, mais elle ne manqua pas l'air fuyant de Julian et elle vit soudain à travers son coup de bluff.

- Tu ne sais pas ce qui s'est passé, pas vrai ? Devina-t-elle.

Il émit un grognement dépité et jeta ses mains vers le ciel. Les tâches de fusain qu'elle avait déjà remarqué tout à l'heure se parèrent d'or sous le soleil.

- Est-ce que quelqu'un va finir par m'expliquer ce qui s'est passé ? On dirait que c'est un secret d'état !

- Ce n'est pas ça... C'est Noah, expliqua-t-elle. Il a bien fait comprendre qu'il ne voulait plus que quelqu'un en parle. La dernière fois, il s'est tellement disputé avec Liam qu'ils ne se parlent plus et Wilde a fini avec le nez cassé.

- Quoi ? C'est Noah qui a... le nez de Wilde, c'est lui ?

- Je sais, on dirait pas comme ça à cause de la carrure de Wilde. Mais Noah a bien frappé. Il a manqué l'exclusion. Le père de Wilde était furieux. Il est ministre, je ne sais pas si tu le sais...

- Je crois que Liam me l'avait dit, oui... (Il la regarda à travers ses cils, presque incandescents). Et donc ? Tu ne vas pas me dire ce qui s'est passé, c'est ça ?

- Et risquer la colère de Noah ? Non, je ne suis pas suicidaire. Il ne m'aide déjà pas assez comme ça.

- Pourquoi ? Ou ça aussi c'est un secret d'état ?

Théa secoua la tête en laissant échapper un rire étouffé.

- Non, ça c'est juste parce qu'on est un peu pareils tous les deux. On ne sait pas se taire et on se braque facilement. Et on n'aime pas que l'autre nous prenne Othilia.

- Je ne sais pas comment elle fait pour vous supporter...

- Parfois, moi non plus, admit-elle.

Elle avisa le chemin à flanc de montagne qui venait de surgir devant eux et chercha à nouveau sa meilleure amie du regard sans la trouver. Elle retint un soupir. Si Leonidas avait été celui qui lui avait tenu la main enfant, Othilia avait été celle qui l'avait porté en arrivant à Ilvermorny. Et même si rationnellement elle savait que Noah Douzebranches avait besoin plus que quiconque d'une main tendue, elle ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir d'accaparer Othilia.

- Je voulais juste te dire... marmonna Julian brusquement. Merci pour aujourd'hui.

- Merci ? Répéta-t-elle, sourcils froncés.

- D'avoir insisté pour que Leonidas nous parle de ma mère... explicita-t-il. Je n'aurais jamais réussi à le pousser comme tu l'a fait...

- Oh... De rien, je suppose, répondit-elle avec gêne. Je pense que j'en avais juste marre qu'on refuse de nous répondre. Tu m'as plus servi d'excuse qu'autre chose. Ne crois pas que j'agissais par altruisme.

Un sourire fin fit frémir la commissure de la bouche de Julian, mais il ne prit pas la peine de la contredire. Au lieu de cela, ils continuèrent à marcher côte et côte et Théa se fit la réflexion que Julian n'était peut-être pas ce qu'elle avait imaginé. Il n'était pas un secret de plus dans cette famille repliée sur elle-même ; il était peut-être même justement la pointe qui allait faire éclater la bulle créée par des années de rancœur.

Et alors que le soleil sombrait derrière la ligne d'horizon, Théa continua son ascension vers Ilvermorny, Julian à ses côtés. 

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Et voilà pour le chapitre tant attendu ! Alors les réponses ne sont pas encore toutes là, mais ça commence. J'espère que vous avez trouvé ça intéressant ^^

Juste un petit rappel que je case ici : j'ai vu dans les commentaires beaucoup de personnes s'emballer pour les références à Ombre et Poussière. Ca me fait très plaisir parce que vraiment j'adore en faire, mais n'oubliez pas de ne pas spoiler je vous en supplie. Le nom d'un personnage (vous savez lequel, nous le sachons tous haha) revient particulièrement mais dans le contexte c'est clairement un spoile si d'autres tombent dessus sans avoir lu au moins la moitié du tome 2 de O&P. Donc gardez bien ça en tête s'il vous plait ^^ 

Eléments tirés de Pottermore :

- Rien pour cette fois ^^

Prochain post : Chapitre 17 - 12 avril 

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