Chapitre 9 : Sur la route
Helloooo ! Bon cette semaine je suis vraiment claquée, cette fois ça sera vraiment une intro courte haha!
Je le redis ici mais encore merci aux filles du Salon du livre d'être venue, c'était juste trop incroyable, on a bien rigolé ! Notamment en imageant les vacances au camping de Noah, Victoria et Simon haha !
Sinon pour le concours de Noël, il est toujours en cours, n'hésitez pas. Certain.es me redemandent quelle forme la "production artistique" peut prendre donc je remets des idées ici : aesthetics, playlist, visuels/images en tout genre, dessins/fanart, fanvideo, memes, montages photos, poèmes, textes analytiques, textes narratifs (one-shot), etc... Voilà voilà !
Sinon, juste un mot pour revenir sur le dernier chapitre. Les réactions vis-à-vis d'Aurélia sont mitigées, à juste titre. Ce n'est pas un personnage facile à cerner et on a toutes les raisons de lui en vouloir, même s'il faut se rappeler de plusieurs choses. Premièrement, on a eu toute l'histoire du point de vue de Julian. Ca fait un an narrativement et deux ans dans la vrai vie qu'on suit ses états d'âmes et émotions, c'est normal de "prendre son parti". Et deuxièmement il ne faut pas oublier tout ce que traverse Aurélia depuis son retour : son passé qui lui explose au visage, le lien tendu avec ses enfants ou du moins avec son fils aîné, retrouver sa famille qu'elle avait fui à tout prix et leur faire face etc... Il y a de quoi être dépassée. Voilà, c'était juste pour "défendre" Aurélia ou du moins rappeler des éléments de contexte autour d'elle ^^
Et sur ces bons mots, bonne lecture ! Je vous offre aujourd'hui un de mes chapitres préférés. Attention, on passe les 10 000 mots haha !
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Chapitre 9 : Sur la route
« Maman désolée, j'vais pas te mentir
C'est dur d'effacer tout ce qui m'attire
Un peu dépassée par tous mes désirs »
- Hoshi, Amour Censure -
// 15 juillet 1980 //
- Hey Jude, don't make it bad. Take a sad song and make it better. Remember to let her into your heart, then you can start to make it better.
La chanson, entre ballade et rock, résonnait dans la voiture par-dessus le vent de la fenêtre ouverte et Noah se surprit à la fredonner dès le deuxième refrain. Les yeux mi-clos à cause du soleil qui leur arrivait de face en tapant sur le pare-brise, il tourna la tête vers sa mère. Elle avait laissé ses boucles indéfinies détachées sur ses épaules et elles s'agitaient autour de son corps dans un désordre libre et tourbillonnant. Il lui trouvait l'air plus jeune comme ça.
- C'est quoi ? dit-il distraitement.
- Hum ?
- La chanson, c'est quoi ?
Les mains posées d'une prise lâche sur le volant, elle lui jeta un regard incrédule par-dessus ses lunettes de soleil carrées aux verres teintés d'un jaune foncé à la mode. Il aurait aimé lui piquer pour échapper à l'éclat du soleil, mais c'est elle qui conduisait et en avait donc certainement bien plus besoin.
- Morgane, on a loupé des choses dans ton éducation, commenta-t-elle sur un ton dramatique. Hey Jude, les Beatles ? Non ?
- Nope. Mais si ça t'avais échappé, Hilda passe assez peu de musiques moldus dans son café.
- Tu marques un point. Dans ce cas, on va faire ton éducation musicale pendant ce voyage. Ecoute et apprend, mon fils.
Elle monta alors le volume à fond et les « nah nah nah Hey Jude » résonnèrent plus fort que jamais. Sur sa droite, il vit un automobiliste leur jeter un regard curieux et il sourit en s'enfonçant un peu plus dans son siège. Il avait presque oublié le regard des gens quand il était avec sa mère : c'était un mélange de perplexité et de réprobation à peine voilé qui lui donnait envie de les provoquer un peu plus, eux et leur bien-pensance.
- Aucune nouvelle d'Hilda au fait ? demanda-t-il maintenant que son nom était mentionné.
- Non, mais c'est normal. J'ai envoyé le mot pour la prévenir que tu étais avec moi. Magiquement je veux dire, pas avec un hibou. Elle n'a aucun moyen de nous retrouver, ni elle ni les Aurors, pas tant qu'on voyage avec cette merveille.
Elle donna deux coups sur le volant, comme s'il s'agissait d'un animal vivant, et Noah ne chercha pas à insister. Il ne lui avait même pas demandé si elle avait son permis. Depuis dix jours à vrai dire, il se laissait porter ; il avait appris que c'était bien plus efficace avec sa mère. Elle avait été surprise de le voir débarquer aux aurores sur le pas de sa porte pourtant, mais très vite elle s'était faite à l'idée. Il n'avait pas eu à plaider sa cause longtemps. Bien sûr, elle avait d'abord émis des doutes en tentant de le convaincre de retourner chez Hilda, même si son cœur n'y était pas vraiment. Une heure plus tard, elle le faisait monter dans sa voiture couleur jaune estivale, un rire accroché aux lèvres, avec un seul mot d'ordre : partir le plus loin possible. Il entendait encore le discours qu'elle avait répété en boucle les premières heures du trajet, comme si elle essayait de se convaincre elle-même : « tu vas voir, on va s'amuser tous les deux ! On va aller voir un peu de pays, ça nous fera du bien, et Hilda pourra râler plus tard. De toute façon, t'es majeur, elle ne peut plus nous interdire de se voir, tu vas rester avec moi maintenant ». Ces mots, il les avait attendu depuis des années et il n'était pas encore sûr de les croire, mais plus ils avalaient les kilomètres et s'éloignaient de New York, plus sa crainte de voir les Aurors débarquer diminuait.
- Eh, t'en fais pas, lança Heather. Si c'est Hilda qui t'inquiète, elle ne peut rien faire pour nous retrouver. Si elle avait pu le faire, ça serait déjà le cas. Les Aurors n'ont même pas dû faire un avis de recherche grâce au mot que j'ai envoyé. Tu es majeur et parti de ton plein gré. On a l'été devant nous, d'accord ?
- Ouais, je sais...
- Bien ! On a déjà de la chance que mon patron m'ait laissé poser mes congés, il faut en profiter.
Noah sourit malgré lui. Il avait été là quand sa mère avait fait un saut au bar où elle travaillait pour annoncer à son patron qu'elle prenait des vacances. Il n'avait pas été ravi, mais il avait fini par donner son accord après trente minutes de négociations où sa mère avait promis de ne pas prendre de congés pour le reste de l'année. Elle n'aurait même pas pu de toute façon puisqu'elle avait tout plaqué jusqu'à fin août. Autant dire que le road trip promettait d'avoir encore plusieurs étapes et que la route serait encore longue. Au fond de lui, il espéra quand même que Hilda ne s'inquiétait pas trop maintenant qu'elle avait été prévenue.
A côté de lui, sa mère claqua soudain des doigts avec énergie.
- Eh ! Je viens de dire quoi ? fit-elle, autoritaire. On ne s'inquiète pas, on profite. On se préoccupera d'Hilda à notre retour.
- Je sais, je sais...
- Alors fais-le. A moins qu'il y ait autre chose ? Ça ne va toujours pas avec elle ?
- Si, ça va mieux... Enfin, elle fait des efforts, reconnut-il.
Il lui raconta l'anecdote du dessin griffonné sous sa porte pour lui souhaiter joyeux anniversaire. Comme Othilia, le visage de sa mère s'adoucit à la mention de cette intention si peu caractéristique d'Hilda.
- L'âge l'adoucit dis-moi ! A moins qu'elle veuille commencer à vraiment arranger les choses entre vous et alors c'est une bonne initiative. (Elle coula un regard dans sa direction). Mais je te connais, t'as pas l'air convaincu, ajouta-t-elle d'un air entendu. Alors crache le morceau, pourquoi ? Moi, je trouve ça sympa.
- C'était sympa, j'ai pas dit le contraire.
Mal à l'aise, il revit précisément le mot, écrit à la va vite sur un bout de parchemin. Elle l'avait peut-être griffonné sans prendre le temps de vraiment y penser avant d'aller travailler, mais elle l'avait fait... Elle avait pensé à lui. Et, dans le fond, il était d'accord avec sa mère et Othilia. Evidemment qu'Hilda avait voulu que ce geste symbolise une main tendue entre eux alors même que les choses étaient compliquées en ce moment. Pourtant, il n'arrivait pas à chasser cette sensation qui l'oppressait et dont il n'arrivait pas à se débarrasser malgré tous ses efforts. A croire que quelque chose résistait toujours, comme une barrière invisible entre lui et Hilda. Les rares moments où il s'autorisait à être honnête avec lui-même, il arrivait à mettre un mot sur cette barrière, ou plutôt un nom. Julian. Parce qu'il savait très bien qu'il aurait beau faire des compromis avec Hilda et vice-versa, il ne pourrait jamais lui parler vraiment, sans faux-semblants ni sans avoir l'impression de cacher une partie de lui-même. Cette fameuse partie qui lui avait explosé à la figure cette année...
En fait, c'était comme si tout avait été démultiplié. La différence qu'il avait toujours ressenti logée en lui – il ne savait même pas comment la nommer : curiosité, attirance, besoin de jouer avec les limites ? – était remontée à la surface de manière imprévisible dès l'arrivée de Julian. Avant lui, il n'avait pas eu à s'y pencher réellement. Le dérapage avec Zack avait été aussi bref que vite oublié et il était retourné auprès d'Othilia sans réfléchir davantage à ce que ça avait signifié. Le problème avec Jules, c'est qu'il n'arrivait pas à ne pas penser à lui. Ça aurait été comme se couper une main pour arrêter de dessiner : il n'avait aucune prise sur ce qu'il ressentait, ni aucune envie d'arrêter. La preuve, il y pensait encore à l'instant, à des centaines de kilomètres de New York en pleines vacances scolaires alors même qu'ils ne s'étaient pas revus depuis le dernier jour à Ilvermorny.
Il secoua la tête, énervé contre lui-même. Il aurait pu passer pour une de ses filles idiotes en train de se languir de leur copain et il se sentit soudain encore plus... décalé. Le terme n'était sans doute pas approprié, mais il n'arrivait pas à en trouver un autre pour désigner le poids étrange et désagréable dans sa poitrine. Mais encore une fois, il ne pouvait rien y faire. Les circonstances n'avaient pas aidé non plus : le retour d'Aurélia Shelton avait été un tel ouragan qu'il repensait souvent à la détresse de Jules cette nuit-là. Il se demandait comment se passait l'été pour lui et il aurait aimé qu'ils puissent se parler, se voir... Les lettres n'auraient pas suffi, même s'ils s'en étaient envoyés. Julian était passé maître dans l'art de l'esquive épistolaire et pour faire croire qu'il allait bien quand ce n'était pas le cas. Il le savait bien pour l'avoir vu faire tout le début d'année, penché par-dessus son épaule quand il écrivait à Hanna. L'ironie de la situation ne lui échappa soudain pas et il retint un rire amer. Est-ce qu'il était devenu Hanna dans cette analogie ? L'idée lui retourna l'estomac.
Non, souffla une voix orgueilleuse dans son esprit, toi tu connais Julian, tu sais lire entre les lignes de ses dessins. C'était vrai : il avait réussi à lire ses émotions au fil des moins en dessinant avec lui, en créant avec lui. Il l'espérait du moins... Peut-être qu'il avait juste tout inventé, peut-être qu'il avait voulu voir des signes et des significations là il n'y en avait jamais eu. Parfois, il se demandait sincèrement s'il pouvait faire confiance à son propre esprit et c'était une préoccupation dévorante. Après tout, il ne serait pas le premier Douzebranches à devoir se méfier de la façon dont fonctionnait son cerveau.
Mais il ne voulait même s'attarder sur la question. Il y avait déjà assez de choses bien réelles et tangibles qui le tourmentaient, dont Hilda et cette fameuse barrière, ou encore Jules qui avait refusé son baiser la fameuse nuit du retour d'Aurélia Shelton dans la salle de douches de l'infirmerie. Ça aussi, ça tournait dans son esprit en boucle depuis des semaines. Il avait seulement été blessé sur le coup, même s'il comprenait d'une certaine façon, mais aujourd'hui avec le recul l'embarras venait se mêler à tous ses sentiments conflictuels. La plupart du temps, il avait été celui qui avait initié les... contacts avec Jules : leurs mains qui s'étaient frôlées pendant le match de Quidditch, leurs mains nouées ensemble en entrant sous le rocher au lac, leur premier baiser dans l'eau et les nombreux autres qui avaient suivi, et même le moment que Charlotte avait interrompu pendant les vacances de noël où ils s'étaient retrouvés seuls dans un lit tous les deux. Alors en se faisant repousser ce soir-là, disons qu'il s'était demandé s'il n'avait pas poussé les choses trop loin.
Il aurait dû s'y attendre en vérité... Il y allait bien y avoir un moment où même Julian n'allait plus réussir à le supporter, où il allait se rendre compte qu'il ne valait pas toutes les peines qu'il lui infligeait ni tous les risques qu'il lui faisait prendre. Dans le fond, il sentait bien qu'Othilia aussi était sur le point de craquer et il n'y avait pas de raison pour que ça n'arrive pas également à Hilda avec qui la corde était déjà si tendue.
- Noah ?
Enfermé dans son silence et ses pensées, il se rendit soudain compte que sa mère lui parlait lorsqu'elle baissa le son de la radio.
- Quoi ? dit-il avec un temps de retard.
- Je disais, tu veux en parler ? D'Hilda ? C'est à cause de l'école d'art, c'est ça ?
L'école d'art... Encore un sujet auquel il essayait d'éviter de penser, mais il saisit la perche qu'elle lui tendait faute de mieux.
- Ouais, elle veut toujours pas en entendre parler, marmonna-t-il. Ça devient compliqué de simplement évoquer ce que je vais faire l'année prochaine.
- Je vois...
Elle fronça les sourcils, soucieuse, et il s'en voulut une seconde lui mentir avant de se raisonner. Ce n'était pas comme si tout était totalement faux, ni comme s'il pouvait vraiment lui dire la vérité.
- Tu sais, c'est juste comme ça qu'est Hilda, jugea-t-elle après quelques secondes, fataliste. Elle n'a jamais eu un grand sens artistique, même quand on était petites. Ça ne lui parle juste pas, c'est comme ça. Mais ce n'est pas forcément contre toi.
- Mais elle veut même pas discuter.
- Oui, bon, elle l'a sans doute pris de nos parents ça. Tu te souviens un peu d'eux ou pas ?
Alors qu'elle tournait le volant d'un geste un peu brusque pour sortir de la route principale, il tenta de convoquer ses souvenirs. Rien ne lui revint avec une grande clarté et il haussa les épaules.
- Pas beaucoup, non. Juste quelques trucs, leurs visages... Et puis la fois où...
Il s'interrompit lui-même, incertain. Il ne savait même pas si sa mère était au courant de cet épisode, celui où il se rappelait seulement le ton dur et froid de son grand-père maternel avant qu'Hilda ne le prenne dans ses bras pour l'emmener.
- Où ils t'ont traité de bâtard et où Hilda a claqué la porte ? compléta pourtant Heather.
Bien, donc elle savait. Hilda avait dû lui raconter, à moins qu'elle ne l'ait appris de ses parents eux-mêmes. Il savait qu'elle ne leur parlait plus vraiment ou seulement par intermittence. A l'époque, elle avait encore dû être à l'autre bout du pays, peut-être en vacances avec des amis, et Hilda avait géré la situation. Il avait arrêté de se soucier de ses grands-parents – et même de son père – il y a longtemps, peut-être autour de ses onze ans suite à l'enlèvement de sa mère. Aucun d'eux ne les avaient soutenus et il avait vite tiré un trait sur eux. De toute façon, il ne les avait pas connus réellement et n'avait donc jamais eu l'impression de perdre quelque chose, contrairement aux départs répétés de sa mère.
- Enfin, tout ça pour dire qu'Hilda n'a pas eu des modèles de chaleur et de compréhension non plus, reprit-elle en doublant une voiture devant eux avec une embardée un peu brusque. Et l'art n'a jamais eu sa place à la maison quand on était petites, je ne comprends même pas comment j'en suis venue à aimer peindre à mes heures perdues.
Peindre était un bien grand mot la concernant, mais il n'osa pas lui dire. Pas qu'elle n'avait pas de talent, seulement elle était plus du genre à prendre un pinceau et à jeter de la peinture sur une toile vierge pour voir le résultat, sans penser ni réfléchir à la technique. L'horreur absolue de Julian, songea-t-il en se retenant de rire. Immédiatement, la pointe de douleur au niveau de son sternum, juste au-dessus du ventre, lui rappela pourquoi il avait essayé d'éviter de penser à Julian pendant l'été. Imperturbable, sa mère ne parut rien remarquer et continua sur sa lancée à propos d'Hilda.
- Tu sais qu'un jour – vraiment une seule fois, je ne l'ai plus jamais refait – je l'ai emmené dans une galerie d'art ? Quelqu'un que je connaissais y bossait et je m'étais dit que ça nous ferait une sortie entre sœurs à New York. Quelque chose de sympa pour parler un peu d'art, une sortie culturelle quoi.
- Morgane, je vois le mur arriver.
Heather éclata de rire.
- Ah ça, je me le suis pris le mur ! Elle a observé toutes les toiles sans broncher pendant près d'une heure avec son fameux œil critique, tu sais celui qu'elle fait toujours ?
Il voyait très bien, il l'avait assez senti peser sur lui, et il tourna la tête avec elle en plissant les yeux.
- Celui-là tu veux dire ? fit-il en tentant d'imiter le regard jugeur d'Hilda, réhaussé d'un simple sourcil courbé avec condescendance.
A nouveau, sa mère s'esclaffa.
- Voilà, parfait ! approuva-t-elle. Donc elle a fait le tour de la galerie avec cette tête et quand on est ressorties, je lui ai demandé ce qu'elle en avait pensé. Et bien elle s'est contentée de déclarer qu'elle ne voyait pas l'intérêt de peinture immobile et que de toute façon elle n'avait ressenti aucune émotion !
- Pauvre artiste... Le sentence était irrévocable !
- Elle était prévisible, oui. Je ne sais pas même pas pourquoi j'ai essayé ! On pourrait lui montrer un Picasso ou un Monet qu'elle lèverait les yeux au ciel.
Noah approuva d'un « hum » mi amusé mi dépité. Il n'en voulait pas vraiment à Hilda, tout le monde n'était pas forcé d'avoir un œil artistique, et même sa mère aimait plus jeter au vent des noms connus que passer des heures à réfléchir sur des œuvres. Il savait pertinemment qu'elle n'aimait même pas Picasso en tant que tel, elle lui avait une fois quand il l'avait interrogé sur ses connaissances de l'art moldu.
- Et ton école d'art alors, continua-t-elle, toujours imperturbable avec entrain. Quand est-ce que tu dois déposer le dossier d'inscription ?
- En avril prochain. Enfin, faut envoyer une lettre de motivation et un book, et si mon dossier est retenu, ils font passer un entretien.
- Tu vas le faire ?
- Je vais tenter au moins, je pense... juste pour voir si j'en suis capable, tu sais ?
Elle eut un sourire ironique.
- Evidemment que t'en es capable, tu es mon fils ! proclama-t-elle. Et si t'as besoin que je t'aide, tu me le diras. Bon, je n'y connais pas grand-chose, mais...
- Merci, mais Jules va m'aider, t'inquiète pas.
Habité par sa conviction, il ne prit conscience de ce qu'il venait de dire à voix haute qu'une seconde trop tard et la pointe amère dans son ventre le piqua une fois de plus. Il ne savait même plus si la proposition de Julian tenait toujours. Il s'était proposé de l'aider à mettre au point un book assez impressionnant pour passer la sélection de l'école d'art, mais ça avait été avant leur... rupture ? Il ne pouvait pas même pas qualifier leur éloignement de « rupture », il l'avait dit lui-même : « on n'est pas ensemble ».
- Ah oui, le fils d'Aurélia Grims, c'est ça ? se souvint Heather.
Son ton venait de se faire plus réservé et ses pensées dérivèrent d'un coup vers tout ce qu'il avait appris dernièrement. Jules ne leur avait pas confirmé si son hypothèse du conte s'était avérée exacte, même s'il se doutait au fond de lui qu'elle l'était. Il tenta de formuler une façon d'amener le sujet avec sa mère, mais les mots se brouillèrent dans son esprit avant d'avoir pu prendre forme sur ses lèvres et il garda le silence, indécis. Il se contenta d'hocher la tête pour répondre à sa question.
- Shelton, pas Grims, corrigea-t-il malgré tout par mécanisme.
- Hum, oui, peu importe...
Elle releva ses lunettes de soleil pour les coincer dans son épaisse chevelure maintenant que les rayons aveuglants se couchaient derrière la ligne d'horizon. Brusquement fatigué, il remonta sa vitre pour y poser sa tête et le bruit diminua d'un coup. En fond, la radio continuait à jouer une musique au sonorité plus disco, mais il aurait été bien incapable d'identifier la chanson. Il ne redemanda pas cette fois et se contenta de se laisser bercer par le roulis de la voiture.
Ils continuèrent à cette allure pendant encore une heure, jusqu'à ce que le ciel se pare de couleurs plus sombres et que le soleil ne disparaisse totalement, remplacé par un mince croissant de lune. Sa mère commença à regarder autour d'eux et ralentie.
- Y'a un motel là, repéra-t-elle. On va peut-être s'arrêter pour la nuit, non ?
- Ouais, bonne idée.
Il en avait marre de la voiture et une pause ne leur ferait sûrement pas de mal. Elle dû s'y reprendre à trois fois pour réussir son créneau, mais elle finit par y parvenir sous le regard moqueur et les railleries de trois hommes assis sur les marches d'un immeuble à quelques mètres. Il ne distinguait pas exactement ce qu'ils disaient, mais l'idée était assez claire. Agacée, sa mère sortit de la voiture, tête haute, et claqua la portière avec un peu trop de force.
- Connards... marmonna-t-elle. Allez, viens.
D'un geste, elle lui fit signe de le suivre et il lui emboita le pas vers le motel. Situé sur ce qui semblait être la rue principal, son insigne en néon lumineux tranchait par rapport aux réverbères, même si une lettre n'arrêtait pas de clignoter par intermittence. Le bâtiment avait l'air de se diviser en deux : les chambres en hauteur, accessibles par une passerelle sur le côté, et un bar au niveau de la rue. L'hôtesse d'accueil ne leur demanda même pas leurs papiers, elle se contenta d'encaisser l'argent en liquide que sa mère déposa sur le comptoir. Deux minutes plus tard, il déposait ses affaires dans sa chambre.
- Tu veux redescendre boire un verre ? lança sa mère dans son dos.
Il se retourna. Elle se tenait dans l'embrasure de sa chambre après avoir déposé sa valise dans la sienne juste à côté et la journée de voiture n'avait pas l'air d'avoir suffi à la fatiguer.
- Y'a aussi de la musique, je me disais qu'on pouvait continuer ton éducation musicale, ajouta-t-elle en riant.
Il n'avait jamais été dans un bar Non-Maj' au milieu de la campagne américaine, mais il pouvait bien commencer ce soir. Morgane, c'était pour ça qu'il était parti avec sa mère : ce genre d'expérience, il n'y avait qu'elle pour les provoquer et, poussé par la curiosité, il accepta.
- Ouais, vas-y on y va.
L'air satisfaite comme une adolescente à qui on venait de permettre de faire le mur, elle frappa dans ses mains avant de faire volte-face dans un tourbillon de longues boucles. Il la suivit aussitôt.
A l'intérieur du bar, la musique était encore plus forte qu'à l'extérieur. Ce fut la première sensation que Noah ressenti : les vibrations intenses des sonos traversèrent son corps et il marqua un temps d'arrêt pour observer autour de lui. Le bar était plongé dans la semi-pénombre, simplement éclairé par des spots aux lueurs criardes à l'image du néon dehors. Des dizaines de personnes se pressaient les unes contre les autres sur la piste de danse, certaines hurlaient même les paroles de la chanson en train de passer à en cracher leurs poumons. Sur la gauche, près d'un pilier, il vit un couple visiblement en train de se disputer, mais la musique couvrait leurs cris. Encore un peu plus loin, d'autres personnes étaient attablées et riaient autour d'un cimetière de pintes de bière vides. Si Hilda avait été là, elle se serait étouffée d'indignation devant pareil établissement, bien loin de la réputation de son café tranquille et familial.
Immergé dans l'atmosphère bourdonnante, Noah perdit sa mère de vue en quelques minutes alors qu'ils traversaient la foule, mais il finit par la retrouver en arrivant au bar. Elle avait déjà deux verres posés devant elle.
- Tiens, pour toi, lui cria-t-elle par-dessus la musique avant de lui mettre un des verres dans les mains. Et à notre voyage !
Elle leva le sien et il mit une seconde à imiter son geste. Le tintement du verre fut presque inaudible, puis il le porta à ses lèvres. Il manqua de s'étrangler sous le coup de la surprise quand de l'alcool fort vint lui brûler la gorge à la première gorgée. Avec une grimace, il l'avala malgré tout.
- Qu'est-ce que c'est ? toussa-t-il en regardant le fond de son verre.
- Je sais pas trop, quelque chose avec de la tequila, c'est ce que m'a dit le barman ! Mais on n'est pas dans le meilleur bar de l'Etat, je te l'accorde.
Elle prit quand même une autre gorgée de son cocktail, enthousiaste. Il secoua la tête, un rire incrédule au bord des lèvres. Il n'avait jamais rien vraiment bu d'aussi fort et le fait que ça soit sa mère qui lui donne en toute connaissance de cause le faisait toujours autant délirer. A Ilvermorny, la plupart des fêtes n'avait qu'un type d'alcool, les fameuses boissons Monster's au nom associant des créatures avec des boissons, mais tout le monde savait qu'elles avaient un degré très faible, même les Vodka Vélane ou les Tequila Troll. Il s'en rendait bien compte à l'instant. Derrière le comptoir, il vit que le barman le regardait d'un œil suspicieux et il s'empressa de prendre une nouvelle gorgée comme si de rien était. Là encore, ils ne devaient pas être le style à demander une carte d'identité pour servir de l'alcool, mais il ne voulait pas attirer davantage l'attention.
Près de lui, sa mère fouilla soudain dans les poches de sa veste, et en sortit son paquet de cigarette.
- Je reviens, je vais juste fumer dehors, lui cria-t-elle. Tu restes là ?
Il acquiesça. Il ne voulait pas ressortir tout de suite, pas alors qu'il venait juste d'entrer. Il la regarda donc s'engouffrer dans la foule pour retourner vers la sortie, son verre pressé contre elle et sa cigarette éteinte entre les lèvres.
Dès qu'elle fut hors de vue, il s'éloigna un peu du bar. Pas besoin de tenter le diable avec le barman à l'affut. La musique venait de changer et résonnait presque encore plus fort à travers le sol en lino et contre les murs. Le couple qui se disputait tout à l'heure près du pilier était maintenant en train de s'embrasser au milieu de la foule avec si peu de retenu qu'ils auraient sûrement pris une retenu pour « atteinte à la pudeur » à Ilvermorny. Il les observa de loin et préféra rester sur place à danser avec des gestes minimalistes.
C'était presque fascinant de se dire à quel point la scène était considéré comme banal. Juste un couple en train de s'embrasser après une dispute au milieu de la piste de danse. Est-ce que les gens auraient montré autant d'insouciance si le couple avait été deux hommes ? Il ne savait pas vraiment pourquoi l'idée lui venait maintenant, mais elle le frappa en tout cas avec brusquerie : la société faisait des différences énormes pour des choses si semblables et il n'arrivait pas à comprendre pourquoi. Il voyait bien que ce n'était pas la même chose, certes, ce n'était pas normal ; mais qui l'avait décrété ?
- Eh, tu danses ? l'apostropha soudain une voix.
Tiré de ses pensées philosophiques, il mit une seconde à mettre un visage sur ladite voix. Une fille venait de se planter devant lui en dansant, un verre à la main, et il admira son aplomb. Elle avait tout de la fille qui aimait faire la fête : du jean évasé aux chaussures à talons en passant par le haut blanc qui dévoilait son ventre, elle avait maquillé ses yeux d'un lourd fard à paupières violet et avait tiré ses cheveux en une queue de cheval pratique mais élaborée. Trois colliers ornaient son décolleté et étaient en train de s'emmêler à force de danser.
Comme sa mère ne revenait toujours pas, il décida de se laisser prendre au jeu et se rapprocha en guise de réponse. Elle lui fit un sourire aguicheur.
- Je m'appelle Rachel, se présenta-t-elle. Mais tu peux m'appeler Rae !
- Noah. Mais tu peux m'appeler Noah.
Elle éclata de rire, sûrement avec un peu trop d'entrain pour une blague qui n'était pas si incroyable.
- En fait, personne m'appelle Rae, avoua-t-elle, j'essaye de lancer le surnom depuis des années, rien à faire.
- Donne même plus ton prénom alors, ils seront bien obligés d'utiliser Rae comme ça !
Il forçait sur sa voix pour être entendu et elle se pencha un peu plus vers lui.
- Bonne idée, faut que je sois moins honnête ! (Elle le détailla soudain du regard). Juste, t'as quel âge ?
- Vingt-et-un, mentit-il.
Il n'avait pas besoin d'être honnête, lui. Rachel parut rassurée et ondula des hanches avec plus d'entrain en rythme avec la musique.
- Moi, vingt-deux ! T'es du coin ? Je t'ai jamais vu ?
- Non, juste de passage pour la nuit. Je viens de... New York.
Il avait hésité sur le nom de la ville, mais c'était sans doute mieux de donner New York que le Village, exclusivement sorcier et surtout paumé au milieu du Massachussetts. Rachel ouvrit de grands yeux impressionnés.
- Sérieux ? Tellement bien ! J'aimerais tout plaquer pour partir à New York, mais j'ai pas un rond et je connais personne là-bas. (Elle pencha la tête sur le côté, amusé). Enfin, si, je te connais toi maintenant ! C'est déjà pas mal !
- Parce que tu vas venir me voir à New York ? Alors que tu me connais depuis cinq minutes ?
- C'est ce qui s'appelle prendre sa vie en main ou vivre son rêve ou une autre connerie du même genre.
Il voyait bien qu'elle n'était pas sérieuse et il éclata de rire simplement. Rachel sembla prendre ça comme un encouragement, car elle se rapprocha encore un plus jusqu'à se retrouver presque collée contre lui. Il pouvait sentir ses bras le frôler à chacun de ses mouvements. Il tenta de reculer au moins d'un pas, histoire de remettre un peu d'espace entre eux, mais elle se réavança aussitôt. Ils continuèrent à danser comme ça pendant encore plusieurs minutes et sa mère n'était toujours pas revenue. Proche, Rachel était de plus en plus entreprenante dans ses démonstrations de danse : elle se penchait pour laisser entrevoir la naissance de son décolleté et il dût poser les mains sur ses hanches pour la faire ralentir quand elle les colla presque contre les siennes, ne laissant plus aucun espace entre leurs deux corps. Elle parut interpréter le message autrement.
- Eh, ça te dit pas qu'on bouge ? A un endroit plus... discret ?
Elle assortie sa proposition d'un sourire enjôleur et il resta figé, déstabilisé par son approche aussi frontale. Il dû rester silencieux trop longtemps car elle haussa un sourcil dessiné au crayon, amusé.
- Qu'est-ce qui y'a ? C'est la première fois qu'une fille te propose ça ?
- J'ai une copine...
- Et alors ? Elle est pas là ce soir, non ? répliqua-t-elle en remontant sa main le long de son torse. Allez, je l'ai déjà fait plusieurs fois ici, c'est rapide, je connais le barman.
D'un coup de menton, elle désigna une porte à l'arrière du bar où devait se trouver une petite réserve et fit un geste équivoque en gonflant sa joue avec sa langue. Elle ne pouvait pas être plus claire. Et même s'il n'avait plus douze ans et qu'il comprenait parfaitement ce qu'elle lui proposait, il se retrouva soudain glacé par le tour qu'avait pris la conversation. Toute l'ambiance étouffante du bar lui parut d'un coup glauque et il se dégagea d'un pas ferme pour s'éloigner d'elle. Rachel, loin de se démonter, reprit une gorgée de son verre qu'elle tenait toujours.
- Laisse-moi deviner, t'as pas vingt-et-un an c'est ça ? devina-t-elle après l'avoir scruté à travers ses longs cils. Tu sais quoi, je m'en fiche, faut bien vivre une première fois ! Alors ?
Malgré lui, il se sentit piqué. Il était loin de sa première fois, il sortait avec Othilia depuis un peu moins de deux ans, mais il n'avait jamais vu une fille être aussi crue sur le sujet. Et au-delà du fait qu'il n'en avait absolument pas envie, il prit soudain conscience du décalage entre lui et tous les gens dans ce bar. Il se sentit comme un gamin pris en faute et la sensation le brûla de l'intérieur. C'était une chose de venir ici avec sa mère, de boire un peu d'alcool, voire de danser sans prise de tête, mais il ne voulait pas aller plus loin. L'idée même le mettait mal à l'aise, aussi bien pour lui que pour Othilia. Il aurait dû envoyer balader Rachel bien avant et il l'aurait sans doute déjà fait s'il avait compris plus tôt ses intentions.
Au fond de lui, il se moqua avec cynisme de sa propre hypocrisie : il avait eu beaucoup de moins de scrupule avec Julian. Mais le fait que Rachel soit une fille rendait les choses complètement différente, surtout qu'il ne la connaissait pas. Il ne voulait pas être ce genre de gars. C'est sans doute ce qui s'appelait avoir une morale à double tranchant...
Néanmoins, sa réprobation dû quand même se lire sur ses traits et Rachel soupira.
- Ok, compris, j'ai perdu mon temps, c'est ça ?
- Désolé...
Il ne savait même pas de quoi il s'excusait.
- Bah, c'est le jeu, dit-elle, fataliste. Mais un conseil : comme on dit par chez moi, évite d'avoir plus de convoitise que d'appétit pour la prochaine fois, hum ?
Et sur ces bons mots, elle le planta là en faisant claquer ses talons sur le sol et disparut aussi rapidement qu'elle était apparue. Il resta immobile une seconde à contempler là où elle s'était tenue. C'était la première fois qu'il entendait cette expression, mais il la comprit trop bien, embarrassé. Si Liam ou Théa pouvait le voir à cet instant, ils se moqueraient de lui jusqu'à la fin de sa vie.
Sans attendre davantage, il retraversa la foule vers la sortie. Tous les corps pressés contre lui le crispèrent et la musique était devenue infernale pour son début de mal de tête. Heureusement, le bar n'était vraiment pas grand et il réussit à sortir une minute plus tard. La première goulée d'air frais qu'il inspira fut salvatrice. Ses idées s'éclaircirent d'un coup. Encore agité par ce qui venait de se passer, il s'adosser au mur en briques près de la porte et chercha sa mère du regard. Il la repéra rapidement sous un réverbère, en train de fumer et de discuter avec un homme et une femme, détendue. Elle avait dû juste perdre la notion du temps. Pas de chance pour elle, il avait épuisé tout son quota de patience et il se détacha du mur pour aller la retrouver sans attendre qu'elle termine.
- ... dans la région et..., disait l'homme d'une voix grave quand il arriva à leur hauteur.
Il s'interrompit en le voyant, perplexe.
- Ah Noah ! s'exclama Heather avec enthousiasme. Désolée, j'allais revenir, je discutais avec Robb et... ?
- Sally.
- Robb et Sally, voilà ! Tout va bien, toi ?
Il tenta de maîtriser son expression pour ne pas l'inquiéter et plongea ses mains dans ses poches, épaules voûtées. La fatigue lui tomba dessus d'un coup.
- Ouais, je voulais juste te prévenir que je remontais. La route m'a fatigué, c'est tout.
- Déjà ? T'es sûr ?
- Hum... A demain.
Il s'éloigna aussi sec, pressé de mettre de la distance entre le bar, Rachel, la musique et lui. Il entendit simplement la femme – Sally – demander qui il était à sa mère d'un ton surpris, mais il n'arriva pas à capter sa réponse. Dès qu'il referma la porte de sa chambre, il se sentit mieux respirer à nouveau.
Avec empressement, il attrapa son carnet à dessins dans son sac et un crayon. Sa main se mue ensuite toute seule dans un lâcher prise familier. Il traça des formes abstraites à coups de traits secs à travers la page, comme pour représenter le rythme lourd de la musique qui avait résonné en écho dans son corps il y a encore dix minutes. C'était un exutoire libérateur. Au bout d'une demi-heure, il commença à avoir mal au dos à force de rester en tailleur, courbé au-dessus de la feuille, et il étendit les jambes devant lui. La gêne brûlante dans sa poitrine s'était évaporée, même s'il avait détesté l'expérience. Jusqu'à présent, rien ne l'avait fait ressentir cette impression, protégé comme il l'avait été au café d'Hilda ou à Ilvermorny.
Distraitement, il se mit à faire défiler les pages de son carnet pour s'occuper les mains. Sous ses yeux, de vieux dessins défilèrent, certains dataient même de l'année dernière, voire d'il y a deux ans. Son style s'était vraiment précisé cette année, réalisa-t-il. Puis, il arriva aux dessins faits depuis septembre dernier. Ils étaient plus nombreux, plus resserrés sur les pages. Il avait fait beaucoup plus de séances de dessins cette année avec Julian. Son influence sautait d'ailleurs aux yeux. Au tournant d'une page, il retomba sur le premier qu'il avait fait de lui, celui de sa main en train de tenir un crayon avec force. Il ne l'avait même pas dessiné directement dans le carnet, juste glissé sur une feuille volante de parchemin à l'intérieur. Et alors qu'il avançait, l'évidence le frappa.
Julian était partout.
Quand ce n'était pas sa silhouette esquissée à la va-vite, c'était un morceau de son visage – ses yeux, son nez, la courbe de ses lèvres, même les épis de ses cheveux – ou alors une tentative de reproduire son style si précis, si naturel. Il y avait son nom même parfois, simplement griffonné dans les coins ou dans la marge. Jules. Julian. Ju'. Les lettres pouvaient être stylisées, voire calligraphiées, mais surtout il ne s'était pas rendu compte à quel point il l'avait écrit à de nombreuses reprises. Le pire correspondait sans doute au moment de leur premier baiser. Il n'avait pratiquement plus rien dessiné d'autres que Julian pendant des jours.
L'embarras qu'il avait ressenti dans le bar face à Rachel fut soudain éclipsé en force par celui qui explosa en lui à ce moment précis. Morgane, l'évidence était là, criante. De toute l'année, il ne devait y avoir que trois dessins sur Othilia, tout au plus. Il y avait quelques caricatures des autres membres du groupe aussi évidemment, dont une de Théa aux cheveux piquants comme des stalactites de glace et une autre d'Albert le chaudron, un thermomètre dans la bouche en train d'agoniser dans ces derniers instants. Le reste tournait autour de Jules ou était relié à un souvenir le concernant. C'est bien simple, on aurait dit le journal intime d'une gamine de quatorze ans et il se sentit tellement stupide qu'il manqua de balancer le carnet à travers la pièce. Il le savait pourtant, il l'avait vu venir tout au long de l'année. Il s'était... attaché à Julian, mais là il en avait la preuve noir sur blanc. Ce qui s'agitait à l'intérieur de sa poitrine était figé à coups de crayons sur des dizaines de pages. L'ampleur en était presque vertigineuse.
Il repensa alors à ce matin et à ce qu'il avait dit à sa mère. Il ne pouvait pas parler à Hilda, ça aurait été impossible. Mais là, tout de suite, il ne voyait même pas comment il pouvait garder pour lui quelque chose d'aussi évident. Il avait envie – besoin – que quelqu'un lui explique ce que toutes ces pages signifiaient. Il devait en parler à quelqu'un.
Sans réfléchir, il se leva de son lit et traversa la pièce en quelques enjambées, la tête embrouillée. Il n'eut qu'à aller sur le palier d'à côté pour être devant la chambre de sa mère. Il donna plusieurs coups sourds contre la porte avant de se dire que c'était une mauvaise idée. Peut-être qu'elle n'était même pas encore rentrée du bar... Pourtant, plusieurs secondes plus tard, le battant s'ouvrit et elle se tint devant lui, vêtue d'un peignoir blanc de l'hôtel et les cheveux humides. Ils lui tombaient sur les épaules en traits sombres et trempés.
- Noah, tu m'as fait peur ! s'exclama-t-elle. J'ai cru que c'était quelqu'un d'étrange qui venait traîner là... Qu'est-ce qu'il y a ?
Il se retrouva une seconde à court de mots alors qu'une terreur rampante s'insinuait en lui.
- Je... je voulais te voir...
- A cette heure-ci ? Je croyais qu'on devait se reposer pour reprendre la route demain matin ?
- Ouais mais... Tu te souviens de ce qu'on disait tout à l'heure ? Dans la voiture ?
- Sur quoi ?
- Sur pourquoi j'arrivais pas à parler à Hilda, sur l'art...
Une ombre traversa le visage de sa mère et elle croisa les bras, l'air agacé.
- Noah, il est presque minuit, on peut en parler demain, non ?
- Non, non, tu comprends pas. Tiens, regarde.
D'un geste brusque, il lui mit son carnet dans les mains sans lui laisser la possibilité de refuser. Elle l'attrapa maladroitement, sourcils froncés. Ses cheveux commençaient à goûter sur le sol et à marquer la moquette à leurs pieds.
- Pourquoi tu veux que... ? commença-t-elle en ouvrant la première page.
- Non ! l'arrêta-t-il. Juste... regarde-le, d'accord ?
Il savait qu'il devait avoir l'air de délirer et elle le contempla, perplexe. Pendant une seconde, il soutint son regard – la même couleur que le sien – puis il tourna les talons pour retourner dans sa chambre. La porte claqua dans son dos tellement ses mains tremblaient quand il voulut la refermer.
Et l'attente débuta, interminable. Il ne savait pas combien de temps elle allait avoir besoin pour tout regarder et réfléchir, mais les minutes semblèrent se distendre comme si quelqu'un avait jeté un sort au réveil posé sur le bureau près de la fenêtre. Il se laissa glisser à même le sol, le dos calé son lit, et attendit. Peut-être que c'était une mauvaise idée, peut-être qu'elle ne verrait rien... Il avait juste trop l'habitude de déchiffrer l'art et d'inventer des choses. Peut-être que sa mère n'était pas différente d'Hilda qui était incapable de voir les émotions derrière les gestes d'un artiste. Seulement, là, c'était différent. Il n'était pas un artiste, il était son fils. Et le nom de Julian s'étalait sur chacune des pages de ce foutu carnet.
La nervosité lui dévorait tellement le corps et l'esprit qu'il tendit le bras pour récupérer sa baguette. Il se mit à faire des mini brûlures entre ses pieds sur la vieille moquette de l'hôtel. Il y avait quelque chose de réconfortant dans la précision du geste et dans l'idée que la matière se consumait autant que lui. Magnifique, songea-t-il avec ironie, en plus d'être dérangé, t'es pyromane. Vraiment, tout était parfait !
Occupé à angoisser, il faillit louper le bruit soudain contre sa porte et il ne releva la tête qu'au second coup. Le réveil lui appris que ça faisait presque une demi-heure qu'il attendait. Les épaules tendues, il déglutit avant que ses cordes vocales ne veuillent bien refonctionner.
- Entre ! cria-t-il à travers la pièce.
Sa mère s'exécuta. Elle s'était à nouveau changée et avait remis ses vêtements de la journée, comme si elle avait décidé qu'elle ne pouvait pas avoir cette conversation en peignoir. Dans sa main qui pendait le long de son corps, elle tenait son carnet. L'appréhension explosa un peu plus au fond de lui et il n'arriva pas à rencontrer son regard tandis qu'elle refermait la porte avant de venir s'assoir à côté de lui par terre. Le silence qui les enveloppa n'avait jamais paru aussi lourd.
- Ok... commença Heather dans un souffle. J'avoue que je ne sais pas trop quoi dire, ni si j'ai bien compris... Pourquoi le carnet en particulier ?
Elle l'avait déposé à leurs pieds, comme s'il devenait le juge de leur échange, et il serra les doigts autour de sa baguette pour se calmer.
- Je sais pas, je me suis rappelé ce que t'avais dit sur Hilda dans la voiture. Qu'elle voyait rien dans les tableaux. Mais je trouve que parfois, tu vois mieux les émotions dans l'art, ça fonctionne mieux que les mots...
Il était sincère. Il avait même donné ce conseil à Julian quand il n'arrivait pas à écrire à Hanna les premiers mois après son arrivée à Ilvermorny. O combien ironique aujourd'hui.
- Et tu trouves que tes émotions sont visibles là-dedans alors ? lui demanda-t-elle avec prudence.
Elle marchait autant sur des œufs que lui. C'était au moins réconfortant.
- Ouais, je crois... dit-il dans un filet de voix.
- D'accord... bien...
Elle hocha la tête, l'air de ressembler ses pensées. Il se demanda si les siennes tourbillonnaient autant que celles dans son propre esprit, teintées d'angoisse et de colère dont il ne savait pas quoi faire.
- Maman, allez, dis quelque chose... s'étrangla-t-il.
- Attends, j'essaye de trouver quoi. Je n'ai jamais été douée pour... ce genre de conversation. Hilda...
- Je veux pas Hilda là... je veux ma mère.
Il eut une seconde conscience de la supplique dans sa voix, mais il ne chercha pas à ravaler ses mots. Vaincue, Heather prit une grand inspiration, puis se tourna de trois quart pour lui faire face et venir planter son regard dans le sien. Il ne chercha pas à se dérober cette fois-ci, même si son cœur paraissait sur le point de dévaler dans sa poitrine.
- Est-ce que j'ai bien compris ? murmura-t-elle. Sur ce qui se passe avec Julian Shelton ? Entre Julian et toi plutôt ?
Julian et toi. Les mots le percutèrent avec force. En écho, ils en entendit d'autres, prononcés par leurs deux voix mêlées : toi et moi. Il les avait prononcés le premier, sur le toit d'Ilvermorny avec les étoiles pour seules témoins, puis Julian les avait repris après l'avoir embrassé sur le rebord d'un lavabo en pleine nuit. Les entendre prononcer par quelqu'un d'autre fut comme une confirmation : il y avait bien quelque chose, il y avait bien un « eux ».
- Oui... avoua-t-il, la gorge prise dans un étau. Enfin, c'est compliqué, mais oui...
- Explique-moi alors.
Il ne lui en fallut pas plus. Le barrage parut céder et il se mit à tout lui raconter : les mots coulèrent à flots, impossible à endiguer, et formèrent des vagues qui déferlèrent sur leur histoire. Tout le long, elle l'écouta sans interruption, les traits figés par la concentration. Il n'arrivait pas à interpréter ce qu'elle pensait et quand sa voix s'éteignit, il n'arriva pas à la lâcher du regard, en attente du verdict... ou de la sentence. Elle garda le silence encore un instant.
- Compliqué est un euphémisme, se contenta-t-elle finalement de commenter, songeuse.
Il ne put s'empêcher d'émettre un rire étouffé, en accord avec elle. Oui, ça résumait assez bien la situation.
- Hum, c'est ça...
- Et Othilia ?
- Je ne sais pas, maman, soupira-t-il honnêtement. J'ai retourné le problème dans tous les sens, mais... je tiens à elle, vraiment. Et je sais que ça en donne pas l'air, mais c'est vrai.
- Tenir à elle ne veut pas dire l'aimer, fit-elle remarquer.
- Mais...
Sa protestation mourut sur ses lèvres et il tenta de traduire ne mots la complexité de ce qu'il ressentait. Ce fut une question qui émergea finalement.
- Est-ce que tu crois qu'on peut aimer deux personnes en même temps ? demanda-t-il.
- Oh... Hum, c'est compliqué aussi. (Elle fronça à nouveau les sourcils, l'air de peser ses mots à son tour). Je pense que oui, mais il faut savoir faire la différence entre les types d'amour. Tous ne se valent pas, tous ne sont pas pareils. Le temps peut jouer aussi. Aimer Julian ne veut pas dire que tu n'as jamais aimé Othilia.
- Je n'ai jamais dit que j'aimais...
Il se coupa lui-même. Il n'était pas prêt à mettre un mot aussi fort ce qu'il était en train de vivre avec Jules, mais ça n'avait pas grand intérêt à cet instant. Il s'appesanti plutôt sur la deuxième partie de la phrase : il avait aimé Othilia, il en était presque sûr. Il aurait aimé pouvoir faire un test comme en potion pour confirmer parce que honnêtement... comment on savait ce qu'était l'amour les premières fois qu'on le vivait ? Mais il pensait vraiment avoir aimé Othilia, il l'avait aimé comme un adolescent de quinze ans qui découvrait ce qu'était censé être un couple... Aujourd'hui, il en avait dix-huit et il avait l'impression d'avoir changé, tout simplement.
- Tu crois que je devrais la quitter ?
- Est-ce que tu veux la quitter ? rétorqua-t-elle.
Je veux Jules, souffla une voix à l'intérieur de lui. Et il ne voulait pas perdre Othilia. Il ne savait juste pas comment concilier les deux.
- Julian a parlé à sa copine, tu sais, dit-il plutôt. Enfin, son ex, je suppose. Hanna. Elle l'a hyper mal pris, ils ne se parlent même plus...
- Oh...
Une nouvelle ombre tomba sur le visage de sa mère et elle ramena ses genoux contre elle, soucieuse.
- Et Hilda, si je lui dis...
- Non, ne lui dis pas pour l'instant, coupa-t-elle. Enfin, je ne pense pas que ça serait une bonne idée.
Il l'avait senti au fond de lui, mais il ne prit conscience de la violence de la réalité qu'à cet instant. Une boule se logea dans sa gorge et il détourna la tête en sentant ses yeux le brûler brusquement.
- Oh Noah... souffla sa mère.
- C'est bon, c'est bon, s'étrangla-t-il à nouveau. Je le savais de toute façon... C'est pour ça que je suis parti. Valait mieux ça que d'attendre qu'elle me foute à la porte.
- C'est pour ça que tu... ? Mais... ? Enfin, je n'ai pas posé de questions quand tu es venu chez moi, j'ai accepté qu'on parte, mais tu ne m'avais pas dit pourquoi et j'ai cru que... (elle agita la main, perplexe). On a encore reparlé de l'école d'art ce matin ?
- Ca n'avait rien à voir avec l'école d'art, d'accord ? dit-il avec colère, luttant pour retenir ses larmes. Mais comme justement tu m'as pas demandé pourquoi je m'étais barré, j'ai rien dit.
- Oh...
- C'est juste que... plus le temps passait et plus je me disais qu'elle comprendrait pas. Elle comprendra jamais qui je suis, elle l'acceptera jamais en fait ! Parce que pour elle, je reste le gamin dont elle ne sait pas quoi faire. Et... et je trouvais ça insupportable d'attendre qu'elle me dise de partir quand je serai majeur un jour...
- Calme-moi...
Elle tendit le bras pour l'attirer contre elle et il se laissa aller contre son épaule. Un sanglot restait toujours coincé dans sa gorge, douloureux, et il ferma les yeux pour tenter de retenir les larmes toujours plus brûlantes derrière ses paupières. Avec douceur, sa mère déposa un baiser sur le haut de son front, une main enfouie dans ses boucles.
- Je supportais pas qu'elle me juge pour Julian... murmura-t-il en guise de dernière explication sur sa fugue. Tout mais pas lui, maman.
- Je comprends, je comprends. Ça va aller...
Elle lui mentait, il le savait. Mais au moins, elle resserra sa prise autour de lui.
- Tu sais, c'est le risque, admit-elle après quelques secondes. En fait, ça sera même sûrement une réaction assez courante. J'ai des amis qui ne veulent même plus me voir maintenant que je travaille au Marie's Crisis. Par idéologie et par jugement, oui, mais physiquement aussi. Ils ont peur de la maladie, celle dont tout le monde parle. Le SIDA ? Ou le VIH, je n'ai pas bien compris la différence... je crois qu'on peut dire les deux.
- Je connais pas trop...
- Oui, je me doute qu'ils en parlent pas à Ilvermorny. De toute façon, c'est stupide. Tu penses bien que je me suis renseignée avant d'accepter le travail, ça n'affecte pas les sorciers. C'est ce que disent les guérimages d'après les premières études, même s'ils ne comprennent pas bien pourquoi. Mais certains sorciers sont déjà persuadés qu'il suffit qu'on les touche pour être contaminés.
Elle secoua la tête, puis se tendit brusquement comme si elle venait de penser à quelque chose.
- En fait, tu ferais mieux de rester avec Othilia pour le moment... ça t'évitera des problèmes. On ne sait jamais, le bruit autour de la maladie prend de l'ampleur, même chez nous.
Il leva un regard surpris vers elle. Il ne s'était pas attendu à un tel conseil, pas de la part de sa mère ni d'un adulte, mais il acquiesça. Elle n'avait peut-être pas tort. Il voyait bien comment les autres s'en étaient pris à Zack Ledwell, mais si les choses empiraient, il ne donnait pas cher de sa peau...
- Et Noah ? reprit-elle d'une voix au timbre étrange. J'ai dit que les médicomages affirment que les sorciers ne peuvent contracter la maladie, mais... fais attention quand même. Ils ne savent pas encore tout, ni si ça change quelque chose avec un Non-Maj... je veux dire, si tu... pas avec Julian, mais...
Elle s'emmêla dans sa phrase et il la dévisagea, heurté par le sens de ce qu'elle essayait de dire avec quelques secondes de retard. Une flambée brûlante lui monta au visage et il s'écarta brusquement. Comment ils en étaient venus à ce sujet aussi vite ? Il n'était pas du tout prêt pour ce virage à 180° degrés.
- Maman !
- Non mais c'est important, écoute-moi ! se défendit-elle. Parce que j'en ai parlé avec des clients au bar, je te dis tout le monde ne parle que de ça. Des gens sont vraiment malades, des gens en meurent. Et le moyen de transmission... enfin... c'est une maladie contagieuse et certains disent que ça à voir avec le sexe, même si ça semble bizarre et ils se foutent peut-être de moi mais...
- Maman, sérieux, je suis aussi proche de ça que d'être admis à l'école d'art, c'est-à-dire super loin. A l'autre bout de la planète en fait ! Je viens de te dire que Jules ne veut même plus me parler.
- Mais ça ne vaut pas que pour Julian... ça peut être pour d'autres aussi...
Il enfouit une main dans ses cheveux, désespéré. Il sentait bien qu'elle tentait – pour une fois – de jouer au parent responsable mais il aurait aimé qu'elle s'abstienne. Après, valait sans doute mieux elle que Hilda, même s'il maintenait sa position. Pour l'instant, le sujet ne l'intéressait pas pour la simple et bonne raison que sa mère avait tort : il n'y en avait pas d'autre, il n'y avait que Julian. Et vu comment la situation était déjà compliquée, c'était largement suffisant.
- C'est bon, c'est bon, j'ai dit ce que j'avais à dire, décréta-t-elle en levant les mains. Mais si tu veux en reparler...
- Jamais !
- ... je peux me renseigner.
- Non, vraiment.
Ça le mettait assez mal à l'aise de se dire que sa mère savait autant de choses sur... l'homosexualité, pas besoin d'en rajouter sur ce sujet en particulier. Soudain, il ressentit le besoin d'établir une nuance.
- Et tu sais... enfin, oui y'a tout ça en ce moment avec Jules, mais ça veut pas dire... y'a toujours Othilia, et y'a toujours les filles en général, hum...
C'était la pire explication qui soit. Sa mère ne paraissait pas très à l'aise non plus malgré la façade nonchalante qu'elle s'efforçait de maintenir et elle repoussa ses cheveux derrière ses épaules pour se donner une contenance.
- J'avoue que j'ai encore un peu de mal à comprendre, confessa-t-elle. Je veux dire, j'ai parlé avec les clients comme je te dis, mais l'idée est toujours floue par moment. Ça va venir, d'accord ?
- Alors quoi, tu trouves que je suis bizarre ?
- Non ! Je n'ai pas dit ça, Noah.
- Mais... ?
- J'ai dit que je ne comprenais pas, je n'ai jamais... je ne me suis jamais posé toutes ces questions moi-même, tu vois le genre de mes parents, on abordait jamais ces sujets. A vrai dire, je crois que je savais à peine que ça existait avant de sortir d'Ilvermorny.
Le choix de mot le piqua malgré lui.
- « Ça » ? répéta-t-il.
- Les homos, se corrigea-t-elle.
- Je ne suis pas...
- Je sais, j'ai entendu. Pardon, je ne connais pas non plus encore tous les termes. J'en entends des différents tous les jours à Greenwich ! Queer, gay, bi, homo, lesbienne, pédé ! Il me faudrait un dictionnaire.
Elle leva les mains au plafond, agacée, et il se mura dans le silence. Il se demanda si un de ces mots lui correspondaient sans qu'il le sache. Il n'était même pas sûr de le vouloir. Ce qu'il ressentait avait l'air trop complexe pour être décrit par un seul terme, mais en même temps en trouver un lui aurait prouvé qu'il existait. De manière inattendue, il fut presque déçu de se dire que sa mère ne comprenait pas et n'avait jamais ressenti ce que lui-même était en train d'expérimenter.
- Bon, allez, assez de sujets déprimants, enchaîna Heather sans se départir de sa volonté. Parle-moi plutôt de Julian.
- Je viens de t'en parler...
- Non, pas les choses compliquées on a dit. Parle-moi juste de lui, je veux tout savoir !
Elle se tourna plus franchement vers lui, intriguée, et il se surprit à sourire entre gêne et amusement. Il joua avec ses mains sur ses genoux, les yeux baissés, mais il se prêta au jeu. A croire que le flot des mots n'était pas encore tari.
- Il est à Serpent Cornu, il a un an de moins que moi, énuméra-t-il un peu mécaniquement. Et il est doué en tout ou plutôt il voudrait le faire croire, mais il est toujours vexé quand Théa le bat en duels.
- Théa ?
- C'est sa cousine, précisa-t-il.
- Ah ! Et il est doué en tout donc ?
Elle avait appuyé sa tête contre son poing, un coude posé sur le lit derrière elle, et il sentit qu'elle l'écoutait avec attention. Rien que ce détail le poussa à continuer.
- Les autres l'appellent « l'intello », ouais. Mais il aime pas trop.
- Oh, je vois. T'as succombé au côté « gentil garçon », s'amusa-t-elle.
Il rougit.
- Même pas. Il est trop buté pour ça ! Et il peut être de mauvaise foi aussi, même s'il ne veut pas l'admettre. (Il roula des yeux pour faire bonne mesure). Mais je sais pas... j'aime bien sa vision des choses. Il a toujours besoin de comprendre les choses, il a pas peur de se confronter à certains trucs...
Il repensa au Rituel d'Ancrage, à l'aplomb et l'investissement dont Julian avait fait preuve. Il le revit venir lui demander des explications après leur premier baiser et il lui demander des comptes avant leur « rupture ». Jules avait peut-être peur du regard des autres et de décevoir les attentes, mais il ne reculait pas devant quelque chose qui lui échappait. Il l'admirait pour ça, lui qui était tout le contraire.
- Et puis il dessine bien, continua-t-il, porté par son élan. Non, pas bien en fait, super bien. Il m'as appris plein de choses en art, des techniques !
- C'est pour ça qu'il va t'aider avec ton book ?
- S'il veut toujours bien, ouais...
- Je suis sûre que oui. Quoi d'autre ?
Il ferma brièvement les yeux pour mettre de l'ordre dans ses idées. C'était étonnement difficile d'expliquer ce qu'il aimait chez Jules tant le sentiment lui paraissait instinctif.
- Il aime sa famille, dit-il. Il est proche de sa sœur, même si ça a été compliqué avec elle cette année à cause de leur mère... mais je ne sais pas, j'ai jamais eu ça avec Raphaël je crois, alors je trouve ça impressionnant. J'aime son humour aussi ! C'est pas lourd comme Liam, c'est plus... subtil ou anglais ? Aucune idée, mais il est souvent drôle sans faire exprès parce qu'il pense trop vite et qu'il a pas le temps de se mettre un filtre. J'ai remarqué ça aussi. Il arrive plus à être lui-même quand il est spontané, j'aime bien.
Il se rendit compte qu'il en dévoilait sans doute un peu trop et tourna la tête vers sa mère. Elle l'observait en souriant.
- Autre chose ? se moqua-t-elle.
D'accord, donc il avait définitivement l'air d'une gamine de quatorze ans avec un béguin stupide et, pourtant, il n'arriva pas à s'empêcher d'avouer un dernier point sur Julian Shelton.
- Morgane, maman, son accent, dit-il en renversant la tête an arrière contre le lit. Son putain d'accent anglais, là. Je crois qu'il pourrait me réciter tous les sommaires des livres de la bibliothèque et je trouverais ça...
... sexy, n'arriva-t-il pas à dire voix haute, mais son air dramatique et son geste vague parurent suffisant pour faire rire sa mère. Un éclat amusé pétillait dans ses yeux et il se demanda s'ils auraient déjà dû avoir cette conversation bien plus tôt. Le fait même qu'ils ne l'aient jamais eu au sujet d'Othilia en disait peut-être bien plus que tout ce que son cerveau fatigué l'avait poussé à avouer. Il sentit son regard peser sur lui, lourd de sens, puis elle secoua la tête. Il n'osa pas lui demander ce qu'elle pensait. Il se contenta de la regarder fouiller dans ses poches pour en sortir une cigarette et la porter à ses lèvres avant qu'elle ne reprenne la parole.
- Tu sais, je suis désolée... souffla-t-elle.
Une pierre lui tomba dans l'estomac. Elle avait perdu son sourire d'un coup et il craignit qu'elle ait soudain changé d'avis sur toute cette histoire.
- Pourquoi ? osa-t-il demander sans vouloir la réponse.
Elle haussa les épaules, nonchalante. Sa fumée les enveloppa une seconde, puis remonta vers le plafond jusqu'à s'évanouir.
- Parce que je crois que cette façon d'aimer, tu la tiens de moi malheureusement... T'es mordu, mon fils. Et ça veut dire que tu vis les choses avec intensité. Je trouve que c'est la plus belle façon de ressentir, mais ça peut aussi être la plus douloureuse.
Elle planta ses yeux dans les siens, soudain grave, comme si elle hésitait sur ses prochains mots. Elle finit par céder au bout de quelques secondes.
- Ne te fais pas mal, Noah, d'accord ? murmura-t-elle, même si sa voix était habitée par une touche de résignation. Fais attention à toi...
Il déglutit. Dans un sens, il comprenait ce qu'elle tentait de lui dire. Il l'avait vu assez souffrir à cause de son père et de tous les autres hommes qui étaient passés dans sa vie pour le savoir ; mais la vérité c'était qu'il savait déjà qu'il était perdu. Jules était entré dans sa vie – dans sa tête – et il était trop tard pour reculer. Il ne pouvait plus ne pas avoir envie de lui dans tous les sens du terme. Ce n'était pas juste physique, c'était un tout : c'était sa vision des choses, sa personnalité, son humour, son art. Oui, sa mère avait raison : si les choses tournaient mal – encore plus mal que maintenant du moins – il allait avoir très mal. Seulement, il ne pouvait plus rien faire pour l'empêcher.
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Ta da ! Verdict ? ^^
Vous l'aviez vu venir ce coming out ? Ca peut presque paraitre paradoxal tant Noah l'est lui-même, toujours entre l'expression intense de ses émotions et la fuite, mais c'est ce qui le caractérise à cette époque de sa vie. La scène du bar, notamment, je la voulais presque malaisante pour qu'il se rende compte lui-même que jouer avec les limites peut avoir des conséquences ou se retourner contre lui. Ca ne veut pas dire qu'il n'est pas sincère dans ses sentiments, aussi bien envers Othilia que Julian ou Hilda. Noah est juste une boule de contradictions !
J'espère que ce chapitre vous a plu en tout cas et on se retrouve dans deux semaines ! Mais avant de se quitter, les memes de Lina !
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