Chapitre 7 : Du côté d'Ewen et Maggie - Partie 2

Odette Germain habitait dans un HLM d'un quartier pauvre et mal fréquenté de Fécamp, le Ramponneau. À son domicile vivaient encore ses fils Mike et Brandon, dont les prénoms étaient directement inspirés des séries américaines qui nourrissaient leur mère au quotidien, mais ils n'étaient pas présents au moment de la visite des deux détectives.

   Durant le court trajet de leur voiture à la porte de l'immeuble, Ewen et Maggie furent dévisagés à la fois par un groupe de jeunes méfiants installé un peu plus loin sur le parking, posés contre leurs scooteurs débridés, et par des personnes accoudées aux rebords de leurs fenêtres, l'air mauvais. Les inconnus n'étaient pas admis dans ce quartier évoluant en autarcie.

    Les détectives sonnèrent à l'interphone. Une voix de femme sans amabilité se fit entendre.

« —Madame Germain ? demanda poliment Maggie.

—Oui, répondit sèchement la voix.

—Bonjour, nous sommes détectives privés, nous souhaiterions vous parler.

—Quatrième étage, porte au fond à gauche. »

   Un déclic se fit entendre. Ewen poussa la porte d'entrée de l'immeuble qui s'ouvrit dans un grincement synonyme de manque d'entretien. Il s'y engouffra avec sa collègue et grimpèrent les marches – l'ascenseur étant interdit d'accès à cause des dégradations subies – et le jeune homme frappa autoritairement à la porte à gauche au fond du couloir.

    Un homme, la cinquantaine, en obésité morbide, le crâne dégarni sur le dessus et un collier de barbe mal taillé leur ouvrit.

« —C'est ça les détectives ? cracha-t-il.

—Bonjour monsieur Germain, dit Ewen poliment, mais toujours avec autorité. Je suis Ewen Mercier et voici ma collègue Maggie Annisterre. Nous sommes effectivement détectives privés.

—Entrez, mais frottez vos pompes sur le paillasson avant. Ma femme a fait le ménage, vous allez pas tout dégueulasser. »

    Il s'écarta pour les laisser passer. Chacun leur tour, les détectives entrèrent en frottant énergiquement leurs pieds sur le paillasson en question, portant la délicate inscription « J'espère que t'as pensé aux bières », et furent conduits par l'homme dans un salon pauvrement décoré où les attendait une femme, méfiante.

   Rien n'était assorti dans ce salon aux meubles récupérés ici et là, semblables à une vitrine Emmaüs. Le buffet, les murs et autres surfaces planes supportaient des dizaines de bibelots et de cadres bariolés exhibant fièrement toute une vie de photographies. En revanche, l'appartement semblait être dans un état de propreté irréprochable. Le sol carrelé était usé par les ans, mais brillait de mille feux. Pour achever ce tableau, une odeur à la fois lourde et douce de pot-au-feu régnait dans l'atmosphère.

    La femme, sans aucun doute Odette Germain, avait le visage grave et portait les stigmates de son ancienne vie de femme battue. Ses cheveux mal coiffés et largement grisonnants la vieillissaient prématurément. Sa tenue, à l'image de celle de son mari, était vieille, usée, et de mauvais goût.

« —Asseyez-vous sur le canap', leur ordonna l'homme. »

   Les détectives se serrèrent sur une partie du petit clic-clac recouvert d'un drap sûrement plus vieux qu'eux et tendu à l'extrême. L'autre partie était réservée à un gros chat banc avec des tâches noires et brunes qu'ils n'osèrent déranger, de peur de s'attirer les foudres de ses maîtres.

   Monsieur et Madame Germain s'installèrent quant à eux dans leurs fauteuils respectifs qui avaient, au fil des ans, imprimé leur silhouette dans les coussins bon marché.

« —C'est à propos du cadavre de ces enfoirés de Pullin c'est ça ? questionna monsieur Germain.

—Oui, lui répondit Ewen. Comment êtes-vous au courant ?

—C'est Cath, la sœur d'Odette qui vient de nous appeler. Elle a eu vos collègues.

—Pourquoi s'est-elle sentie obligée de vous appeler ?

—Parce qu'on est une famille soudée et qu'il était important qu'elle se confie. »

   C'était bien plus que suspect aux yeux des détectives. Visiblement, les individus qu'ils visitaient n'avaient pas ce niveau d'élaboration.

« —Nous garderons donc en tête que vous êtes déjà préparés à cet entretien, leur informa Ewen passablement agacé de la situation.

—Vous allez quand même pas nous dire qu'on est suspects ? demanda Jacques Germain sans attendre d'autre réponse que celle qui allait dans son sens.

—Nous n'accusons personne, nous menons simplement notre enquête.

—Ouais ouais, prenez-nous pour des lapins de trois semaines, c'est ça ouais.

—Pouvons-nous commencer notre interrogatoire s'il vous plaît monsieur Germain ? »

   Le gros homme le leur autorisa et il s'avachit dans son fauteuil, qui soupira douloureusement, en attendant les questions.

« —Pour commencer, fit Maggie qui prit en main l'interrogatoire en sentant que son collègue était au bord des limites de sa patience, pouvez-vous nous parler de la maison familiale des Pullin s'il vous plaît ?

—La belle baraque qu'ils nous ont volée, cracha Jacques avant de s'empêtrer dans une inquiétante quinte de toux.

—Vous étiez déjà présent dans la vie de votre femme au moment de toute cette histoire ? demanda la détective une fois que Jacques eut difficilement retrouvé son souffle.

—Oh non, elle était encore avec l'autre fils de...

—Très bien, le coupa Maggie déjà exaspérée par la vulgarité de cet homme. Dans ce cas, j'aimerais plutôt entendre la version de votre femme si ça ne vous dérange pas. »

   Jacques bougonna.

« —J'vais m'fumer une clope, se chuchota-t-il plus à lui-même qu'aux détectives. »

   Il se releva avec beaucoup de difficultés de son fauteuil et sortit s'installer sur son minuscule balcon qu'il remplissait largement afin de fumer tout en gardant un œil sur ce qu'il se passait dans son salon.

« —Je vous écoute madame Germain, fit gentiment Maggie à l'adresse de la femme qui n'avait pas dit un mot depuis leur arrivée. Que pouvez-vous nous dire de la maison familiale ?

—Pareil que mon mari, répondit Odette sans aucune once de politesse dans sa voix aigrie. Ils nous l'ont volée.

—Qui entendez-vous par « ils » ?

—Mon frère, ma belle-sœur, mon neveu et sa femme !

—Pouvez-vous nous expliquer votre version de l'histoire ?

—Ah ça oui qu'je vais vous la raconter. Parce que j'imagine qu'ils ont bien dû vous jouer de la flûte si vous les avez déjà entendus. Une jolie version qui les met bien sur un piédestal à mon avis.

—Peu importe ce qu'ils nous ont dit. Ce qui nous intéresse en ce moment, c'est ce que vous allez nous dire. »

  Odette se racla la gorge avant de tout déballer :

« —Mes pauvres parents, paix à leurs âmes, ont commencé à avoir des difficultés à entretenir leur grande et belle maison avec tout le jardin autour. Alors ils ont commencé à nous dire qu'ils voudraient nous la céder, et gratuitement pour ne rien donner à cet État de voleurs. Forcément, on a tous les cinq été assez intéressés. Sauf Thierry en fait, la grande maison pourrie des parents ne l'a pas botté.

   « Moi j'ai tout de suite été très intéressée. Mais mon ex-mari, Hadrien, il a pas voulu se faire chier avec les travaux alors il m'a dit de laisser tomber. C'est dommage parce que ça m'aurait bien plu d'habiter ailleurs que dans un appartement bien trop p'tit avec les gosses. Mais monsieur a décrété qu'il voulait pas d'la baraque alors j'ai laissé tomber.

   « Mais je la voulais aussi ma part du gâteau. Et c'est quand Hadrien a vu les superbes rénovations de Martial qu'il a dit ok. Alors j'me suis pas gênée pour lui dire c'que j'en pensais moi d'son vol d'héritage. C'est pas parce que la maison elle était de nouveau belle que j'en ai voulu. Je la voulais déjà avant. J'suis née dans cette maison, j'y suis attachée. Mais c'est Hadrien qui m'opprimait.

   « Sauf que Martial, ce voleur, il a jamais voulu qu'on partage. C'est dégueulasse. Et mes parents, évidemment, ils lui ont donné raison. Ils ont dit qu'fallait qu'on s'réveille avant. Mais quand Marie-Agnès et Cath l'ont demandée avant nous, les parents ils avaient déjà dit non. Parce que ce voleur de Martial a chouiné et a réussi à leur faire croire que seul un homme pouvait avoir les épaules pour les travaux. Un voleur et manipulateur, il leur a retourné le cerveau à mes pauvres parents, paix à leurs âmes. »

   Maggie laissa le temps à Odette de se remettre de ses émotions.

« —Vous ne trouvez pas ça normal qu'il garde la maison qu'il a entièrement retapée ? demanda prudemment la jeune détective.

—J'lui ai proposé d'nous faire un chèque à la place. Même ça il a pas voulu le rat.

—Un chèque ?

—Ouais, d'nous dédommager. Pas d'beaucoup. On voulait qu'il fasse estimer la baraque et le jardin par un notaire et qu'il nous donne pas grand-chose, 15% de la somme totale. On est même descendus à 10%. Mais zéro effort de sa part. Ça me dégoûte.

—Vous n'avez rien eu d'autre en héritage ?

—Si, mes parents avaient pas mal d'argent. Mais lui aussi il en a touché, on peut pas déshériter ses enfants en France. Et c'est bien dommage. Vous vous rendez compte ? J'ai dû élever mes trois gamins dans un tout petit appartement merdique et insalubre pendant que Martial vivait la belle vie dans sa grande maison avec son fils unique.

   « Mike et Brandon dormaient dans la même chambre et nous on dormait avec Gwenn. J'vous raconte pas l'intimité. J'suis sûre qu'à cause de cette vie, les gars ils ont développé des troubles psychologiques. Ils ont pété un câble. J'les ai encore à la maison. Ils arrivent pas à se poser. Ils font des p'tits boulots mais restent pas bien longtemps. Et j'vous parle pas des copines. Ça défile ici, c'est ridicule. Mais y'en a pas une qui me plaît. Et on rentre pas dans la famille sans me plaire.

   « Heureusement, ma Gwenn elle s'en est sortie. Elle habite dans l'immeuble en face. On s'voit presque tous les jours avec les gamins. Elle est belle ma fille. Et elle a fait un bon mariage. William il est mécanicien et il gagne bien sa vie. Ils ont quatre beaux gamins.

   « J'ai mon premier p'tit fils, Max. Il est en CAP menuiserie. Très prometteur. Puis y'a sa sœur Stacy. Elle est en 3ème, elle passe le brevet à la fin. Elle est très intelligente. Elle veut être coiffeuse. Pour coiffer sa mamie. Puis y'a Liyah. Elle vient d'entrer en 6ème, très intelligente elle aussi. Trop mignonne. Et enfin y'a Antoine, le p'tit dernier. Le bébé à sa mamie. Grand bébé, il a 10 ans. Le collège l'année prochaine pour lui aussi.

    « Ma fille voulait d'autres enfants. Une grande famille, une équipe de foot. Mais quand Antoine est né ça s'est mal passé. Elle a failli mourir vous savez. Alors ils ont tout retiré l'utérus. Maintenant c'est fini. C'était dur pour elle. Elle m'a fait d'la peine. Mais bon, quatre c'est déjà pas mal. J'aimerais bien que ses grands-frères s'y mettent aussi. »

   Ewen et Maggie écoutaient poliment Odette Germain, espérant qu'elle leur donnerait, malgré elle, des informations capitales pour leur enquête. Mais ils attendaient surtout avec impatience de pouvoir partir et de ne plus l'entendre déballer sa pauvre vie.

« —Pourquoi vous en voulez aussi à votre neveu ? questionna la détective. Il n'y est pour rien lui, vous ne pensez pas ?

—J'lui ai demandé un geste quand il a récupéré la maison. J'lui ai dit de partager avec ses cousins et cousines. Il a pas voulu. Alors que Magali elle voulait même pas y vivre apparemment. C'est un gros rat comme son père lui aussi. Ils me dégoûtent.

—Vous avez une hypothèse quant au cadavre retrouvé chez eux ?

—C'est Martial qu'a monté le coup pour nous faire accuser et nous faire chier jusqu'au bout. C'est sûr. Manipulateur, voleur, enfoiré ! »

  Ils ne tireraient plus rien d'elle. Sa rancœur était une obsession. Avant de partir, Maggie posa toutefois une dernière question :

« —Où pouvons-nous rencontrer votre ex-mari ?

—Au cimetière. Vous arrivez trois mois trop tard. Il a crevé tôt, bien fait pour lui. Il était torché alors il a pris l'autoroute à pied cet imbécile. Il a été fauché à 130km/h. J'aurais pas aimé voir son corps après ça. Bien fait pour sa gueule. »

  Les détectives remercièrent Odette pour sa participation et quittèrent avec autant de précipitation que de soulagement l'appartement qui les étouffait. À peine eurent-ils refermé la porte d'entrée qu'ils entendirent la baie-vitrée du salon s'ouvrir et se refermer.

« —Ça y est, entendirent-ils Jacques Germain lancer, ils sont partis les deux fouilles-merde ?

—Oui, lui répondit Odette. Ils sont partis.

—Tant mieux, j'aime pas avoir des flics chez moi. On sait jamais c'que les voisins peuvent penser. »

  Ewen et Maggie levèrent les yeux au ciel et retournèrent à leur voiture.

« —J'en peux plus d'eux ! soupira Ewen. Ils m'ont épuisé !

—J'espère qu'on n'aura pas à les interroger de nouveau ceux-là, renchérit Maggie.

—Tu parles, à tous les coups ce sont ceux qu'on va le plus avoir sur le dos, tu verras. »

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