Chapitre 14 : Premier vrai suspect
Une chance pour les détectives, Thierry était chez lui. Ils allaient pouvoir faire connaissance avec cet homme qu'ils ne connaissaient qu'au travers du discours de leurs collègues.
L'homme qui leur ouvrit la porte était très chiquement habillé. Quasi instantanément, ses yeux se posèrent sur Maggie. Une fugace moue de déception se dessina sur son visage lorsque son regard s'arrêta sans gêne sur la poitrine de la jeune femme, beaucoup moins fournie que celle de sa collègue passée la veille.
« —Combien de détectives vais-je devoir recevoir chez moi ? demanda-t-il sans lâcher des yeux la petite détective tout en ayant retrouvé un air de séducteur.
—Nous ne sommes que quatre, l'informa Ewen déjà passablement agacé par l'attitude du vieil homme. Vous ne devriez pas en rencontrer d'autres.
—C'est dommage que votre jolie collègue, la typée, ne soit pas revenue. Je l'aime bien. Et elle a un caractère de feu qui m'attire tout particulièrement.
—Vous nous faites entrer ou on mène l'interrogatoire sur votre pallier ? s'impatienta Maggie qui détestait déjà cet homme. »
Avec un immense sourire, Thierry s'écarta pour laisser entrer les détectives. Il les installa ensuite dans son salon, comme il l'avait fait avec les deux femmes la veille, sauf que cette fois, il ne leur proposa pas de boisson. Sa femme ne semblait pas non plus être présente dans l'appartement.
« —Avez-vous enfin un nom à me donner concernant ce maudit cadavre ? demanda-t-il sans préambule.
—Oui, lui répondit froidement Ewen, c'est justement la raison pour laquelle nous sommes revenus vous voir aujourd'hui.
—Je vous écoute, qui est cette créature ?
—Connaissiez-vous une certaine Isabel Rodriguez ? »
Sa réaction fut immédiate. Il se figea, le regard dans le vide, la bouche béante. Ses épaules s'affaissèrent et il perdit toute sa superbe. Le vieil homme était devenu un vieillard, une ombre sur le visage.
Ce n'est qu'au bout d'un certain temps qu'il se ressaisit et dit :
« —Êtes-vous sûrs de vous ?
—Quasiment, oui. Il s'agit d'une jeune hispanique d'une petite vingtaine d'années, tuée il y a entre 20 et 25 ans.
—Oui, ça ne peut être qu'elle... »
Les détectives laissèrent un instant Thierry dans ses pensées, le temps de le laisser recouvrer la mémoire concernant cette pauvre jeune femme. Lorsqu'il jugea le moment opportun, Ewen reprit son interrogatoire :
« —Que pouvez-vous nous dire d'elle ?
—C'était une adorable jeune femme. Fraîche et pleine de vie. Je ne pensais pas que quelqu'un aurait pu être capable de la tuer. Je ne pensais pas qu'elle pouvait avoir ne serait-ce qu'un ennemi.
—Vous souvenez-vous de sa disparition ?
—Maintenant que vous avez fait ressurgir mes souvenirs, oui, je m'en rappelle.
—Racontez-nous. »
Thierry fit une petite pause avant de se redresser dans son fauteuil et de reprendre :
« —C'était un soir de novembre ou décembre, je ne me rappelle plus très bien. Ses parents m'ont appelé pour savoir si Isa n'était pas chez moi. Non, elle ne l'était pas. J'ai tout de suite senti au son de leurs voix qu'il se passait quelque chose d'anormal. Alors je me suis immédiatement rendu sur place. Ses parents étaient effondrés. Leur petite fille n'était pas rentrée chez eux depuis la veille. Elle n'est plus jamais rentrée. Ils la pensaient repartie en Espagne, donc ils ont fini par faire leurs bagages, et ils sont retournés dans leur pays. Alors que depuis le début elle était juste sous nos pieds à tous, dans la cave de la maison familiale... »
Son récit s'arrêtait ici. Thierry avait un air mélancolique. Ewen poursuivit son interrogatoire après avoir laissé un peu de temps au vieil homme :
« —Pourquoi aurait-elle été chez vous ?
—Si ce n'est pas déjà fait, vous allez sûrement entendre dire que j'étais épris d'elle. Alors ils ont dû se dire qu'elle avait cédé à mes avances, et qu'elle était venue passer quelques jours avec moi.
—Et c'est vrai ? Enfin, je veux dire, vous l'aimiez ?
—Je n'aime pas. Je suis physiquement attiré par certaines femmes, mais je n'éprouve aucun amour pour elles. Peut-être suis-je malade. Mais je suis incapable d'aimer. Sauf elle, sauf cette catin ! »
Il avait commencé calmement sa phrase avant de la terminer en un hurlement, tout en envoyant un verre en cristal posé sur la petite table placée à ses côtés se briser contre le mur.
« —Elle, je l'ai plus que désirée. Je l'ai aimée. J'aimais sa façon de se déplacer, de parler, de bouger, de respirer, de vivre. J'aimais tout en elle. Je n'ai jamais aimé aucune autre femme qu'elle, ni avant, ni après. Et elle, elle m'a repoussé. Parce que j'étais trop vieux, parce que j'aurais pu être son père.
« Alors que je savais qu'elle avait envie de moi. Ça se voyait quand elle me regardait. J'avais peut-être trente ans de plus qu'elle, mais j'ai toujours été bel homme. Je lui plaisais, c'était évident. Mais elle m'a toujours repoussé. Cette petite prude voulait se préserver pour son grand amour qui l'attendait encore en Espagne.
« Mes fesses il l'attendait ouais ! Je suis sûre qu'à peine partie, il s'envoyait déjà en l'air avec la moindre femme qui passait un peu trop près de lui. Sauf qu'elle, Isabel, elle ne me croyait pas. Elle préférait croire au prince charmant. Jamais elle n'a voulu de moi. J'aurais été le premier, et le dernier. Parce que je l'aurais épousée. J'aurais eu des enfants avec elle que j'aurais élevés et aimés. Je ne serais pas aujourd'hui à me pavaner avec des pétasses avides d'argent. Je la hais ! Je suis heureux que quelqu'un lui ait réglé son compte ! C'est tout ce qu'elle méritait cette traînée ! »
Thierry Pullin écumait de rage. Il serrait les accoudoirs de son fauteuil tellement forts que ses doigts blanchissaient sous l'effort. Ewen et Maggie décidèrent de prendre congés.
Avant d'ouvrir la porte d'entrée pour partir, Thierry, qui s'était calmé en un temps record, leur lança avec un air désespéré :
« —N'allez pas croire que je suis suspect. Je l'ai aimée tellement fort, j'aurais été incapable de lui faire du mal. Et je l'aime encore tellement... Mieux vaut pour son meurtrier que je ne sache jamais qui il est. Je n'ai plus grand-chose qui me rattache à la vie, ça ne me dérangerait pas de lui faire subir le même sort qu'à ma douce Isabel, avant d'en finir et d'aller la rejoindre. »
Puis il s'effondra en larmes, secoué par des sanglots incontrôlables. C'est ainsi que les détectives le quittèrent.
Une fois dans la voiture, Ewen souffla :
« —Il est complètement dérangé ce type ! On l'a vu passer d'une émotion extrême à une autre en un rien de temps ! Je le mets directement en haut de ma liste des suspects. Sur un coup de tête, ça ne m'étonnerait même pas qu'il ait pété un câble et qu'il l'ait tuée.
—Mouais, lança Maggie dubitative. J'ai surtout vu un homme torturé par le choc d'apprendre que la seule femme qu'il a jamais aimée soit morte et ait passé toutes ces années dans la cave de la maison de ses parents.
—Tu t'es laissée embobinée par son bagout. Je suis sûr qu'il n'est pas innocent dans cette affaire. Il est trop fou pour être tout blanc. Ça fait bien longtemps qu'il aurait dû voir un psy, crois-moi. »
Un psy. Combien Maggie en avait-elle croisés tout au long de sa courte vie chaotique ? Au mois une demi-douzaine de psychologues, sans compter les psychiatres. Et c'était toujours le même discours : « Un Œdipe non résolu. Une période de latence trop courte. Un système de pare-excitation défaillant. Un sur-moi anéanti par un ça primitif trop envahissant. Etc, etc. » Un ramassis de conneries en somme.
Jusqu'au jour où elle était tombée sur LA bonne psy. Elle ne lui avait jamais parlé avec des termes appartenant à la psychanalyse. Parce qu'elle n'était pas psychanalyste. Elle était aussi clinicienne, mais développementaliste. Et visiblement, ça changeait tout.
Enfin Maggie s'était sentie comprise. Enfin elle avait entendu que le problème ce n'était pas elle. Enfin on lui avait permis de légitimer sa colère et sa tristesse. Enfin elle s'était sentie écoutée, ce qui lui avait permis de s'apaiser.
Maggie n'avait jamais pu la remercier de tout ce qu'elle lui avait apporté. Parce que sur le moment, elle ne s'était pas aperçue que cette jeune professionnelle, tout juste sortie de l'université, lui avait changé la vie. Peut-être qu'un jour leurs chemins se recroiseront, ou peut-être pas.
« —Allô Maggie, ici la Terre. »
La jeune femme sursauta. Elle était partie trop loin dans ses pensées, au point d'en oublier l'instant présent. Rien d'inquiétant, ça lui arrivait souvent. Habitué à ces évasions de l'esprit, Ewen l'avait doucement ramenée à la réalité, sans se vexer qu'elle ait arrêté de l'écouter un instant.
« —Donc je disais, reprit patiemment le jeune homme, on ferait mieux d'aller interroger les autres Pullin avant qu'ils aient le temps de tous se passer le message concernant l'identité du cadavre.
—Honnêtement je pense qu'il est déjà trop tard, lui répondit Maggie très terre-à-terre. Mais ce qui m'intéressait le plus, c'était de prendre sur le vif la réaction de Thierry. C'est chose faite, et je ne suis pas déçue.
—Moi non plus ! Bon, on va où maintenant ?
—Chez Odette ? »
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