L'EXPÉRIENCE
Personnages
PHILIPPE.
LOUP.
~
Un homme et une femme marchent dans un parc, sous le soleil chaud et lumineux d'une journée d'été. Ils décident d'aller s'installer sur un joli banc blanc à l'ombre d'une nuée d'arbustes et commencent à se détendre l'un à côté de l'autre.
PHILIPPE – Dites-moi, Loup, pensez-vous que nous sommes assis là pour une raison ? Que nous sommes venus ici, dans ce parc, sur ce banc, aujourd'hui, à cette heure, pour une raison ? Une raison bien précise ?
LOUP – Que voulez-vous dire, Philippe ?
PHILIPPE – Je veux dire, est-ce que quelqu'un nous aurait conduits ici à notre insu ? Est-ce qu'une personne plus grande que nous nous aurait demandé de venir nous promener dans ce parc et de nous asseoir sur ce banc, aujourd'hui et à cette heure, sans que nous le sachions ?
LOUP – Mon ami, je ne comprends pas ce que vous sous-entendez par là. Comment est-ce que cette personne que vous suggérez pourrait-elle nous avoir conduits ici sans que nous le sachions ? Si elle nous avait demandé de venir dans ce parc et de nous asseoir sur ce banc, aujourd'hui et à cette heure, nous l'aurions sûrement entendue.
PHILIPPE – Pourquoi l'aurions-nous forcément entendue ? Il y a certaines personnes qui, quelques fois, font des choses qu'elles ne semblent pas faire uniquement pour elles, et quand nous leur demandons dans ce cas qui les leur as demandées, elles nous répondent qu'elles ne l'ont pas entendu, mais qu'elles savent malgré tout qu'elles doivent le faire quand-même.
LOUP – Ma foi, peut-être font-elles ces choses parce qu'elles en ont tout simplement envie.
PHILIPPE – Je ne pense pas. Quelques fois, certaines personnes font le contraire de ce qu'elles ont envie et pourtant, même si au plus profond de leur cœur elles ne les apprécient pas, elles se sentent tout de même obligées de faire ces choses.
LOUP – Peut-être qu'elles expérimentent seulement ces choses et qu'elles se sont arrêtées de les faire une fois qu'elles se sont rendues compte que cela ne leur plaisait pas.
PHILIPPE – Et pourtant, je vous assure que certaines personnes que je connais continuent de faire des choses qu'elles n'apprécient pas tous les jours, or si elles persévèrent à ce point, c'est sans doute pour une bonne raison. Elles trouvent du plaisir à faire des choses qui sont contraires à leurs désirs premiers.
LOUP (riant) – Mais enfin, mon cher Philippe, c'est impossible ! Comment peut-on faire tous les jours des choses que nous n'aimons pas ?
PHILIPPE – Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, Loup. Je me suis mal exprimé. En fait, au départ, ces choses, elles ne les aiment pas, parce que ce ne sont pas des choses que leurs cœurs leur dictent, mais elles les font tout de même, pour une toute autre raison, et là seulement, elles apprennent à les aimer, non pas parce que c'est ce que leur cœur aime, mais parce que c'est finalement ce qui est bon pour leur esprit. Elles les font pour le Bien.
LOUP – Mais le Bien, c'est le Plaisir, cher Philippe. Faire ce qui est bien tout en allant à l'encontre de son propre plaisir, c'est un paradoxe. Ce n'est pas censé être possible et, si ça l'est, cela n'a pas de sens cohérent.
PHILIPPE – Chère Loup, je ne suis pas d'accord avec vous. Je pense que notre désir premier et notre plaisir personnel, le plaisir de notre cœur et donc de notre corps, ne sont pas quelque chose de bien. Ce qui est bon pour le corps ne l'est pas toujours pour l'esprit.
LOUP – Je pense que c'est plutôt l'inverse. Je pense plutôt que ce qui est bon pour l'esprit ne l'est pas toujours pour le corps. Trop manger, par exemple, peut être très agréable du point de vue des sens, mais peut aussi nous rendre malade et causer des dommages, certes passagers, mais tout de même indésirables dans notre corps.
PHILIPPE – Mais le seul moyen de purifier notre corps, c'est de purifier notre âme. Vous n'avez pas compris ce que j'ai voulu dire, Loup. Je pense que ce qui peut sembler désagréable pour notre corps, que nous décrétons donc que nous n'aimons pas, peut être en réalité bénéfique pour notre esprit, afin de le purifier. Et une fois l'esprit pur, le corps, malgré toute la retenue qu'il a dû supporter par rapport à son plaisir primaire, se sent beaucoup mieux, et nécessairement pur lui aussi. Je crois que c'est cela le Bien, Loup.
» Et pourquoi devons-nous faire ce qui est bien et que notre corps, pourtant, trouve pénible ? Parce qu'une personne plus grande que nous, Dieu Lui-même qui nous observe depuis le ciel, veille sur nous et nous demande en retour d'abandonner notre corps pour Lui consacrer notre esprit, qu'Il couve de ses grandes ailes pour nous mener vers le chemin du Bien, un chemin sur lequel le Plaisir n'a pas sa place. Il faut choisir entre le plaisir du Plaisir et le plaisir du Bien, qui est de montrer sa gratitude à Dieu.
LOUP – Et bien moi, mon cher Philippe, je ne vous crois pas. Cette histoire de personne plus grande que nous, je n'y crois pas. Il y a bien de belles choses dans le ciel, mais aucune qui ressemble à ce que vous décrivez. Vous pensez que nous devrions nous priver de notre Plaisir pour faire plaisir à Dieu ? Pour parvenir à ce que vous appelez le Bien, et pour Le remercier, avez-vous dit ? Mais Le remercier de quoi ?
PHILIPPE – De nous avoir tous créés, Loup ! Sans Lui, nous ne serions pas là.
LOUP – Peut-être considérez-vous que c'est votre cas, Philippe, mais moi, ce sont mes expériences qui m'ont créée, et non pas Dieu.
PHILIPPE – Comment pouvez-vous affirmer cela ? Et qui, à votre avis, a créé les expériences que vous avez faites et dont le fruit est devenu celle que vous êtes aujourd'hui ?
LOUP – Absolument personne. Les expériences naissent du hasard. Et puis, je vous rappelle que je ne suis pas le fruit d'une expérience, Philippe. Je suis l'Expérience. Je change en permanence, tout en moi se désordonne et se réordonne tandis que le passage du temps métamorphose celle que j'étais il y a une seconde pour faire de moi celle que je suis maintenant, puis celle que je serai dans une seconde.
PHILIPPE – Mais le hasard, je vous assure, n'existe pas, ma chère Loup. Aucun événement n'est jamais dû au hasard : tout est organisé par Dieu. Et vous êtes le fruit de Ses expériences : vous êtes Sa créature. Il vous a créée, exactement comme Il m'a créé moi, ces arbustes, ce banc, cette terre, les petits insectes qui viennent par curiosité striduler dans nos cheveux, et tout le reste.
LOUP – Je vous répète, Philippe, que je ne suis pas un fruit. Quand je vous ai dit tout à l'heure que c'étaient mes expériences qui m'avaient créée, j'aurais dû vous dire que c'étaient mes expériences qui me créaient. Vous auriez peut-être mieux compris. Je ne suis la créature de personne et, encore une fois, je ne suis pas le fruit de mes expériences, du moins pas encore : je suis l'Expérience elle-même, car la vie est une expérience, Philippe.
» Je ne deviendrai le fruit de toute cette Expérience qu'une fois que je serai morte et que je ne pourrai plus rien expérimenter du tout. Là, j'aurai déjà expérimenté tout ce que j'aurais pu, l'Expérience sera alors finie, et j'en serai donc le fruit.
PHILIPPE – Ah oui ? Et savez-vous donc pourquoi vous mourrez un jour, Loup ?
LOUP – Parce que l'Expérience sera finie, je suppose.
PHILIPPE – Si ce que vous appelez l'Expérience se réfère bien à la vie, alors non, elle ne sera pas finie. Vous mourez pour retourner auprès de Dieu et pour continuer éternellement de vivre à Ses côtés. Mais, et voilà pourquoi il est important de vous contraindre à faire le Bien même si votre corps n'apprécie pas cela : c'est là le seul moyen qu'Il vous accepte auprès de Lui. Sinon, au lieu de monter dans le ciel pour Le rejoindre, vous vous enfoncerez sous terre avec le diable sournois qui arpente ses dédales sinueux et les géhennes atroces qui vous tourmenteront, et vous serez malheureuse à jamais.
LOUP – Je ne crois pas un seul mot de ce que vous venez de dire, Philippe. Elle ne sera pas finie ? enfin, bien sûr qu'elle le sera ! Encore heureux que l'Expérience ait une fin ! Une expérience qui ne se finit jamais est nécessairement une mauvaise expérience, puisqu'elle n'engendrera jamais de fruit définitif.
PHILIPPE – L'Expérience que vous vivrez auprès de Dieu sera un tout autre type d'expérience. Vous serez le fruit de votre première Expérience, certes, mais si Dieu estime que vous avez suffisamment fait le Bien au cours de votre existence, Il vous prendra sous son aile et fera de ce résultat un fruit encore meilleur qu'il ne l'était déjà grâce à cette nouvelle Expérience qui, cette fois-ci, sera éternelle.
LOUP – Les expériences qui ne s'arrêtent jamais n'engendrent pas de fruit. Comment pouvez-vous affirmer que ce fruit sera meilleur que le précédent si cette seconde Expérience qui vise à l'améliorer est éternelle ?
PHILIPPE – Dieu n'a pas besoin de finir ses expériences pour que les fruits en soient meilleurs. Il n'a qu'à les toucher autant de fois qu'Il le souhaite pour les embellir et les illuminer autant qu'Il le souhaite. Nous dépendons tous de Sa bonne volonté, mais, si nous faisons le Bien, il n'y a pas de raison qu'Il refuse de nous embellir et de nous illuminer.
LOUP (avec un rire amer) – Nous embellir ? Philippe, je ne sais pas si vous vous rendez compte qu'à la fin d'une Expérience, le temps que cette Expérience a pris a grandement marqué et amoché le résultat qu'elle visait à donner. Alors, certes, ce résultat sera là et il sera authentique, mais certainement pas beau. Le fruit ne peut pas être aussi beau que l'Expérience elle-même.
PHILIPPE – Le temps marque et amoche notre corps, certes, mais pas notre es-prit. Plus notre corps s'enlaidit, plus notre esprit s'embellit. Et quand l'esprit est beau et assez pur pour être digne de Dieu qui le rendra plus sublime encore, le corps est certes devenu laid, mais n'en reste pas moins pur et peut reposer en paix.
LOUP – Que tout repose donc en paix, l'esprit et le corps ! Inutile de scinder le fruit de l'Expérience en deux. L'Expérience est la plus belle chose qui puisse nous arriver. Si quoi que ce soit avait lieu après, cela ne ferait que la gâcher et lui faire perdre tout son intérêt : quel sens une expérience a-t-elle si par la suite elle ne fait que se répéter à n'en plus finir ?
» Je vous ai déjà dit qu'une expérience qui s'éternisait en durée ne pouvait pas donner de fruit définitif. Pourquoi vouloir gâcher le fruit en renouvelant l'Expérience ? Ce serait le malmener et le faire terriblement souffrir, et puis ce serait aussi terriblement irrespectueux envers l'Expérience.
PHILIPPE – Vous qui sous-entendez qu'il n'existe rien après la vie et que le Bien n'a de sens qu'enfermé dans l'influence mauvaise du Plaisir, c'est vous qui êtes terriblement irrespectueuse envers Dieu. Vous affirmeriez donc que tous Ses efforts pour nous guider dans l'unique but de nous conduire à Lui à la fin seraient inutiles ?
LOUP – Inutiles ? mais assurément. De toute évidence, l'Expérience elle-même est inutile, à part à donner un fruit fini et authentique, et c'est cela qui fait toute sa beauté et tout son intérêt. Puis votre Dieu, je vous signale que je n'y crois toujours pas.
PHILIPPE (avec davantage de curiosité que de colère) – Et pourquoi refusez-vous de me croire ? De croire en Lui ?
LOUP – Parce que vous ne pouvez pas me forcer à croire en quelque chose en lequel je n'ai pas envie de croire.
PHILIPPE – Et vous non plus ne pouvez pas me forcer à ne pas croire en quelque chose en lequel j'ai envie de croire.
LOUP – Non, bien sûr. Voulez-vous que je vous dise, mon ami ? et bien, justement, même après tout ce que vous avez dit, je vous considère encore comme mon ami, alors que j'ai pourtant eu de nombreuses discussions de cette sorte avec d'autres personnes, à qui je servais exactement les mêmes arguments, durant lesquelles je me suis beaucoup emportée, et à cause desquelles j'ai perdu de nombreux amis.
» Mais vous êtes un ami formidable, et vos théories, même si je les trouve ridicules, sont tout à fait fondées dans vos croyances et sont tout de même très intéressantes. Vous avez aussi une bonne argumentation. Évidemment, je ne suis pas d'accord avec vous mais je ne compte nullement vous contraindre à abandonner votre Dieu que vous aimez tant.
PHILIPPE – Moi non plus, mon amie, ne vais pas vous obliger à le vénérer avec moi. Vos propres théories, même si je les trouve insensées, sont tout à fait fondées dans vos croyances et sont tout de même très intéressantes. Moi aussi, j'ai déjà eu le regret de perdre des amis au cours de débats similaires à celui-ci, mais je n'ai pas envie d'en perdre une telle que vous.
» Jamais je n'avais rencontré une personne qui débattait pendant aussi longtemps sans s'emporter et qui, même une fois ses passions dévergondées, arrivait tout de même à les retenir pour ne pas blesser frontalement son interlocuteur.
LOUP (riant) – Je vous avoue que moi non plus n'avais jamais eu l'occasion de discourir avec une personne aussi patiente que vous en terme de Dieu. Même si vous avez été persévérant, vous êtes tout de même resté respectueux. Je ne peux que vous remercier en l'étant en retour. Croyez donc en Dieu, Philippe, si cela vous rend heureux.
PHILIPPE – Et vous, croyez donc en l'Expérience Unique, si cela vous rend heureuse.
Ils cessent de converser pour lever la tête vers le ciel et se rendre compte que le soir tombe. Les lumières s'éteignent.
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