L'EXPÉRIENCE
Il était une fois,
Deux chats qui marchaient dans un parc, sous le soleil chaud et lumineux d'une journée d'été. Leurs pattes couleur de jais et de marbre foulaient l'herbe verte et sous leurs coussinets que les brins les plus indisciplinés chatouillaient, il arrivait à de petits insectes stridulants de se nicher pour se tenir au chaud.
Le premier chat, blanc aux zébrures d'un gris léger qui ombrageaient son long pelage soyeux dont la brise faisait virevolter les extrémités comme autant de cheveux dans le vent, s'appelait Philadelphie. Il portait une casquette gavroche aux motifs écossais dont le bleu foncé était assorti à celui de la petite cravate qu'il arborait autour du cou, qui aplatissait quelque peu sa crinière blanche à cet endroit de son corps et était nouée juste assez haut pour ne pas traîner entre ses pattes.
Son compagnon, un majestueux matou noir arborant un haut de forme gris à l'allure distinguée et un nœud papillon blanc, avait un poil court qui le gênait bien moins que l'épais manteau chaud de son compagnon, étant donné la température de l'atmosphère. Il n'était cependant peint d'aucun motif d'aucune sorte, ni rayures ni mouchetures, sur le bout de son museau beige sombre tenait également une petite paire de lunettes rondes qui lui permettait de voir le monde à sa guise, et il s'appelait Londres.
Aujourd'hui était décidément une très belle journée, alors les deux matous décidèrent d'aller s'installer sur un joli banc blanc dont la peinture récente cachait les écailles de l'ancienne couche abîmée, à l'orée d'un sentier de terre sous une nuée d'arbustes aux joyeuses feuilles caduques qui, d'un vert plus profond que jamais, se balançaient et riaient en recevant le soleil. Elles ombrageaient la lumière qu'il jetait sur le banc de mouchetures foisonnantes qui se mouvaient avec calme au sol.
Une fois bien assis sur leur banc à l'ombre, les deux chats se mirent à se détendre l'un à côté de l'autre.
Puis enfin Philadelphie, le chat blanc, décida de questionner son ami : « Dis-moi, Londres, penses-tu que nous sommes assis là pour une raison ? Que nous sommes venus ici, dans ce parc, sur ce banc, aujourd'hui, à cette heure, pour une raison ? Une raison bien précise ?
— Que veux-tu dire, Philadelphie ? répondit Londres, le chat noir, en lançant à son compagnon un regard légèrement étonné par-dessus les verres circulaires de ses lunettes.
— Je veux dire, est-ce que quelqu'un nous aurait conduits ici à notre insu ? Est-ce qu'une personne plus grande que nous nous aurait demandé de venir nous promener dans ce parc et de nous asseoir sur ce banc, aujourd'hui et à cette heure, sans que nous le sachions ?
— Mon ami, je ne comprends pas ce que tu sous-entends par là. Comment est-ce que cette personne que tu suggères pourrait-elle nous avoir conduits ici sans que nous le sachions ? Si elle nous avait demandé de venir dans ce parc et de nous asseoir sur ce banc, aujourd'hui et à cette heure, nous l'aurions sûrement entendue.
— Pourquoi l'aurions-nous forcément entendue ? renchérit Philadelphie. Il y a certaines personnes qui, quelques fois, font des choses qu'elles ne semblent pas faire uniquement pour elles, et quand nous leur demandons dans ce cas qui les leur as demandées, elles nous répondent qu'elles ne l'ont pas entendu, mais qu'elles sa-vent malgré tout qu'elles doivent le faire quand-même.
— Ma foi, songea Londres en passant une patte près de son nœud papillon pour le remettre bien en place, peut-être font-elles ces choses parce qu'elles en ont tout simplement envie.
— Je ne pense pas, souffla le chat blanc. Quelques fois, certaines personnes font le contraire de ce qu'elles ont envie et pourtant, même si au plus profond de leur cœur elles ne les apprécient pas, elles se sentent tout de même obligées de faire ces choses.
— Peut-être qu'elles expérimentent seulement ces choses, réfléchit le chat noir, et qu'elles se sont arrêtées de les faire une fois qu'elles se sont rendues compte que cela ne leur plaisait pas.
— Et pourtant, se hâta de répondre Philadelphie, je t'assure que certaines personnes que je connais continuent de faire des choses qu'elles n'apprécient pas tous les jours, or si elles persévèrent à ce point, c'est sans doute pour une bonne raison. Elles trouvent du plaisir à faire des choses qui sont contraires à leurs désirs premiers.
— Mais enfin, mon cher Philadelphie, s'exprima Londres en se mettant à rire, c'est impossible ! Comment peut-on faire tous les jours des choses que nous n'aimons pas ?
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, Londres. Je me suis mal exprimé. En fait, au départ, ces choses, elles ne les aiment pas, parce que ce ne sont pas des choses que leurs cœurs leur dictent, mais elles les font tout de même, pour une toute autre raison, et là seulement, elles apprennent à les aimer, non pas parce que c'est ce que leur cœur aime, mais parce que c'est finalement ce qui est bon pour leur esprit. Elles les font pour le Bien.
— Mais le Bien, c'est le Plaisir, cher Philadelphie. Faire ce qui est bien tout en allant à l'encontre de son propre plaisir, c'est un paradoxe. Ce n'est pas censé être possible et, si ça l'est, cela n'a pas de sens cohérent.
— Cher Londres, je ne suis pas d'accord avec toi. Je pense que notre désir premier et notre plaisir personnel, le plaisir de notre cœur et donc de notre corps, ne sont pas quelque chose de bien. Ce qui est bon pour le corps ne l'est pas toujours pour l'esprit.
— Je pense que c'est plutôt l'inverse, riposta Londres avant de se mettre à lécher sa patte avant gauche. Je pense plutôt que ce qui est bon pour l'esprit ne l'est pas toujours pour le corps. Trop manger, par exemple, peut être très agréable du point de vue des sens, mais peut aussi nous rendre malade et causer des dommages, certes passagers, mais tout de même indésirables dans notre corps.
— Mais le seul moyen de purifier notre corps, c'est de purifier notre âme. Tu n'as pas compris ce que j'ai voulu dire, Londres. Je pense que ce qui peut sembler désagréable pour notre corps, que nous décrétons donc que nous n'aimons pas, peut être en réalité bénéfique pour notre esprit, afin de le purifier. Et une fois l'esprit pur, le corps, malgré toute la retenue qu'il a dû supporter par rapport à son plaisir primaire, se sent beaucoup mieux, et nécessairement pur lui aussi. Je crois que c'est cela le Bien, Londres.
» Et pourquoi devons-nous faire ce qui est bien et que notre corps, pourtant, trouve pénible ? Parce qu'une personne plus grande que nous, un immense Oiseau qui nous observe depuis le ciel, veille sur nous et nous demande en retour d'abandonner notre corps pour lui consacrer notre esprit, qu'il couve de ses grandes ailes pour nous mener vers le chemin du Bien, un chemin sur lequel le Plaisir n'a pas sa place. Il faut choisir entre le plaisir du Plaisir et le plaisir du Bien, qui est de montrer sa gratitude au Grand Oiseau dans le ciel.
— Et bien moi, mon cher Philadelphie, je ne te crois pas, dit Londres en pliant sa patte arrière souple vers l'avant de son corps pour se gratter derrière l'oreille. Cette histoire de personne plus grande que nous, je n'y crois pas. Il y a bien des oiseaux dans le ciel, mais aucun qui ressemble à celui que tu décris. Tu penses que nous devrions nous priver de notre Plaisir pour lui faire plaisir ? Pour parvenir à ce que tu appelles le Bien, et pour le remercier, as-tu dit ? Mais le remercier de quoi ?
— De nous avoir tous créés, Londres ! Sans lui, nous ne serions pas là.
— Peut-être considères-tu que c'est ton cas, Philadelphie, mais moi, ce sont mes expériences qui m'ont créé, et non pas un immense Oiseau dans le ciel.
— Comment peux-tu affirmer cela ? Et qui, à ton avis, a créé les expériences que tu as faites et dont le fruit est devenu celui que tu es aujourd'hui ?
— Absolument personne. Les expériences naissent du hasard. Et puis, je te rappelle que je ne suis pas le fruit d'une expérience, Philadelphie. Je suis l'Expérience. Je change en permanence, tout en moi se désordonne et se réordonne tandis que le passage du temps métamorphose celui que j'étais il y a une seconde pour faire de moi celui que je suis maintenant, puis celui que je serai dans une seconde.
— Mais le hasard, je t'assure, n'existe pas, mon cher Londres. Aucun événement n'est jamais dû au hasard : tout est organisé par le Grand Oiseau dans le ciel. Et tu es le fruit de ses expériences : tu es sa créature. Il t'a créé, exactement comme il m'a créé moi, ces arbustes, ce banc, cette terre, les petits insectes qui viennent se nicher au chaud sous nos pattes, et tout le reste.
— Je te répète, Philadelphie, que je ne suis pas un fruit. Quand je t'ai dit tout à l'heure que c'étaient mes expériences qui m'avaient créé, j'aurais dû te dire que c'étaient mes expériences qui me créaient. Tu aurais peut-être mieux compris. Je ne suis la créature de personne et, encore une fois, je ne suis pas le fruit de mes expériences, du moins pas encore : je suis l'Expérience elle-même, car la vie est une expérience, Philadelphie.
» Je ne deviendrai le fruit de toute cette Expérience qu'une fois que je serai mort et que je ne pourrai plus rien expérimenter du tout. Là, j'aurai déjà expérimenté tout ce que j'aurai pu, l'Expérience sera alors finie, et j'en serai donc le fruit.
— Ah oui ? Et sais-tu donc pourquoi tu mourras un jour, Londres ?
— Parce que l'Expérience sera finie, je suppose.
— Si ce que tu appelles l'Expérience se réfère bien à la vie, alors non, elle ne sera pas finie. Tu meurs pour retourner auprès du Grand Oiseau dans le ciel et pour continuer éternellement de vivre à ses côtés. Mais, et voilà pourquoi il est important de te contraindre à faire le Bien même si ton corps n'apprécie pas cela : c'est là le seul moyen qu'il t'accepte auprès de lui.
» Sinon, au lieu de monter dans le ciel pour le rejoindre, tu t'enfonceras sous terre avec les vers dévoreurs qui creusent leurs tunnels sinueux et les racines crochues des plantes qui t'écorcheront, et tu seras malheureux à jamais.
— Je ne crois pas un seul mot de ce que tu viens de dire, Philadelphie, continua Londres, toujours convaincu de sa vérité. Elle ne sera pas finie ? enfin, bien sûr qu'elle le sera ! Encore heureux que l'Expérience ait une fin ! Une expérience qui ne se finit jamais est nécessairement une mauvaise expérience, puisqu'elle n'engendrera jamais de fruit définitif.
— L'Expérience que tu vivras auprès du Grand Oiseau dans le ciel sera un tout autre type d'expérience, renchérit Philadelphie, toujours convaincu de sa vérité. Tu seras le fruit de ta première Expérience, certes, mais si le Grand Oiseau estime que tu as suffisamment fait le Bien au cours de ton existence, il te prendra sous son aile et fera de ce résultat un fruit encore meilleur qu'il ne l'était déjà grâce à cette nouvelle Expérience qui, cette fois-ci, sera éternelle.
— Les expériences qui ne s'arrêtent jamais n'engendrent pas de fruit, répéta Londres en se léchant les coussinets pour faire partir en douceur les insectes qui s'étaient abrités dessous. Comment peux-tu affirmer que ce fruit sera meilleur que le précédent si cette seconde Expérience qui vise à l'améliorer est éternelle ?
— Le Grand Oiseau n'a pas besoin de finir ses expériences pour que les fruits en soient meilleurs. Il n'a qu'à les toucher autant de fois qu'il le souhaite pour les embellir et les illuminer autant qu'il le souhaite. Nous dépendons tous de sa bonne volonté, mais, si nous faisons le Bien, il n'y a pas de raison qu'il refuse de nous embellir et de nous illuminer.
— Nous embellir ? s'exclama Londres avec un rire amer. Philadelphie, je ne sais pas si tu te rends compte qu'à la fin d'une Expérience, le temps que cette Expérience a pris a grandement marqué et amoché le résultat qu'elle visait à donner. Alors, certes, ce résultat sera là et il sera authentique, mais certainement pas beau. Le fruit ne peut pas être aussi beau que l'Expérience elle-même.
— Le temps marque et amoche notre corps, certes, réfléchit Philadelphie, mais pas notre esprit. Plus notre corps s'enlaidit, plus notre esprit s'embellit. Et quand l'esprit est beau et assez pur pour être digne du Grand Oiseau qui le rendra plus sublime encore, le corps est certes devenu laid, mais n'en reste pas moins pur et peut reposer en paix.
— Que tout repose donc en paix, l'esprit et le corps ! songea Londres. Inutile de scinder le fruit de l'Expérience en deux. L'Expérience est la plus belle chose qui puisse nous arriver. Si quoi que ce soit avait lieu après, cela ne ferait que la gâcher et lui faire perdre tout son intérêt : quel sens une expérience a-t-elle si par la suite elle ne fait que se répéter à n'en plus finir ?
» Je t'ai déjà dit qu'une expérience qui s'éternisait en durée ne pouvait pas donner de fruit définitif. Pourquoi vouloir gâcher le fruit en renouvelant l'Expérience ? Ce serait le malmener et le faire terriblement souffrir, et puis ce serait aussi terriblement irrespectueux envers l'Expérience.
— Toi qui sous-entends qu'il n'existe rien après la vie et que le Bien n'a de sens qu'enfermé dans l'influence mauvaise du Plaisir, c'est toi qui es terriblement irrespectueux envers le Grand Oiseau. Tu affirmerais donc que tous ses efforts pour nous guider dans l'unique but de nous conduire à lui à la fin seraient inutiles ?
— Inutiles ? mais assurément. De toute évidence, l'Expérience elle-même est inutile, à part à donner un fruit fini et authentique, et c'est cela qui fait toute sa beauté et tout son intérêt. Puis ton Grand Oiseau, je te signale que je n'y crois toujours pas.
— Et pourquoi refuses-tu de me croire ? De croire en lui ? interrogea Philadelphie avec davantage de curiosité que de colère.
— Parce que tu ne peux pas me forcer à croire en quelque chose en lequel je n'ai pas envie de croire.
— Et toi non plus ne peux pas me forcer à ne pas croire en quelque chose en lequel j'ai envie de croire.
— Non, bien sûr. Veux-tu que je te dise, mon ami ? et bien, justement, même après tout ce que tu as dit, je te considère encore comme mon ami, alors que j'ai pourtant eu de nombreuses discussions de cette sorte avec d'autres personnes, à qui je servais exactement les mêmes arguments, durant lesquelles je me suis beaucoup emporté, et à cause desquelles j'ai perdu de nombreux amis.
» Mais tu es un ami formidable, et tes théories, même si je les trouve ridicules, sont tout à fait fondées dans tes croyances et sont tout de même très intéressantes. Tu as aussi une bonne argumentation. Évidemment, je ne suis pas d'accord avec toi mais je ne compte nullement te contraindre à abandonner ton Grand Oiseau que tu aimes tant.
— Moi non plus, mon ami, ne vais pas t'obliger à le vénérer avec moi. Tes propres théories, même si je les trouve insensées, sont tout à fait fondées dans tes croyances et sont tout de même très intéressantes. Moi aussi, j'ai déjà eu le regret de perdre des amis au cours de débats similaires à celui-ci, mais je n'ai pas envie d'en perdre un tel que toi.
» Jamais je n'avais rencontré une personne qui débattait pendant aussi longtemps sans s'emporter et qui, même une fois ses passions dévergondées, arrivait tout de même à les retenir pour ne pas blesser frontalement son interlocuteur.
— Je t'avoue, rit Londres, que moi non plus n'avais jamais eu l'occasion de discourir avec une personne aussi patiente que toi en terme de Grand Oiseau. Même si tu as été persévérant, tu es tout de même resté respectueux. Je ne peux que te remercier en l'étant en retour. Crois donc en ton Grand Oiseau, Philadelphie, si cela te rend heureux.
— Et toi, crois donc en ton Expérience Unique, sourit Philadelphie, si cela te rend heureux. »
Les deux chats cessèrent de converser pour lever la tête vers le ciel et se rendirent compte qu'ils avaient dialogué toute l'après-midi et que désormais la claire lueur du soleil qui avait éclairé leur banc, constellée des feuillages des arbustes qui la masquaient quelque peu, avait commencé à décliner pour laisser à cette même ombre le loisir de prendre possession entière du crépuscule qui annonçait l'heure de rentrer chez soi pour bénéficier des conseils d'une bonne nuit de sommeil.
Dans le ciel Philadelphie voyait un Grand Oiseau bienveillant qui demeurait invisible aux yeux perçants de Londres qui, de leur côté, ne voyaient qu'autour de lui la beauté absolue de l'Expérience.
Et pourtant, malgré cette différence, ils rentrèrent chez eux côte à côte et heureux, guidés par la lumière de leur propre Volonté.
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