Chapitre 9 - Le stratagème & La gêne

Aldea tournait dans la cabine comme un lion en cage. Enfin, plutôt comme une poule égarée dans un terrier de renards au vu des circonstances.

— Vous êtes sûre de ne pas vouloir vous allonger un peu, maitresse votre grâce ? demanda Erkal pour la centième fois.

Le jeune esclave était revenu juste après le départ du capitaine. Officiellement pour s'assurer qu'elle ne manquait de rien. Officieusement pour s'assurer qu'il lui manque la seule chose qu'elle désirait vraiment : débarrasser les lieux.

— J'en suis certaine et j'en serais toujours certaine lorsque tu me le redemanderas dans dix battements de cœur. Continue de surveiller dehors.

Erkal recolla son front contre la vitre et soupira. La buée se répandit sur les carreaux colorés. Aldea aurait dû le reprendre sur son attitude, mais elle avait des soucis autrement plus importants que le respect de l'étiquette.

— Pourquoi vous voulez savoir quand le capitaine se rendra à la Tour ? s'enquit l'esclave.

— Parce que plus vite il se renseignera à mon propos, plus vite je partirais de ce rafiot puant.

Aldea se gardait bien de lui exposer la véritable raison de ce guet. Elle était pourtant fort simple. Pour que son plan tordu ait une chance de fonctionner, elle ne pouvait pas se permettre d'y inclure un fou au comportement imprévisible. Elle agirait donc dès que Barlos quitterait le navire.

Aldea avait estimé qu'elle disposerait alors de plusieurs heures. Si le capitaine voulait démêler sa fausse histoire, il se rendrait au 27e étage - l'étage Notariale - avant de monter au 32e, celui des archives publiques. Comme il faisait partie du bas-peuple, il lui faudrait franchir plusieurs postes de garde pour y parvenir. Avec son permis officiel d'esclavagiste, cela ne serait qu'une formalité, mais une formalité longue, très longue. Car, s'il y avait bien une chose plus écrasante à la Tour que la Tour elle-même, c'était la lenteur bureaucratique de ses scribes. Et dans le cas où Barlos souhaiterait rencontrer directement Maitre Ebenon, il serait coincé la journée complète. Si ce n'est plus.

Pendant ce temps, Aldea espérait s'enfuir. Ce qu'elle ferait une fois extirpée de cette nasse restait encore flou. Il lui était impossible de savoir à quel point Violine avait la mainmise sur les rouages de la Tour. Après seulement quelques semaines de règne, son influence devait être faible, même avec l'appui de Mère. Sa meilleure chance serait donc de se rendre directement à un poste des Lames pour y demander assistance. Le bras armé du Dieu-Double garantirait sa sécurité comme l'imposaient les préceptes des tomes de la Justice. Du moins, en théorie... Aldea commençait à réaliser que la pratique différait grandement sur le terrain. Cela lui donnait la sale impression d'être en train d'essayer d'échapper à des requins en se jetant dans un bassin de piranhas.

— Maitresse, vous entendez ? demanda Erkal alors que le silence s'éternisait.

Intriguée, Aldea stoppa un instant ses va-et-vient pour tendre l'oreille. Les cris des dockers se mêlaient au sifflement du vent dans les cordages. L'étreinte des flots faisait craquer la coque. Mais rien ne sortait de l'ordinaire.

— Que suis-je supposée remarquer ?

— Rien, maitresse votre grâce, justement. Dans tous les ports, on entend des oiseaux. Le piaillement des mouettes et des cormorans. Mais pas ici. Je me demande pourquoi.

— C'est à cause des blizzards-rouges, marmonna Aldea aussi honteuse que si elle était directement responsable de cet état de fait.

Les conséquences du fléau écarlate étaient aussi immuables que n'importe quelle loi de la nature – et bien plus dangereuses. N'importe quelle créature vivante touchée par ses vents franchissait instantanément la porte des morts. Aucun survivant. Aucune exception. Pour attirer les fidèles et leurs oboles, de faux prophètes prétendaient de temps à autre s'être promenés en plein Blizzard sans mourir. En réaction, les Magistères avaient érigé une colonnade de pierre sur le seuil de la porte des hurlements. Ils y enchainaient les fanfarons à l'approche d'une tempête. Personne n'avait jamais survécu à cette épreuve. Depuis, peu se risquaient à affirmer le contraire. Du moins, pas à portée des oreilles d'un habitant de l'étage des Questions.

La seule chose capable de protéger du blizzard-rouge était les murs de la Tour eux-mêmes. Certains bannis avaient tenté de bâtir des abris de pierre sur les rares rochers entourant la cité-monument, en vain. Les vents écarlates traversaient toute matière comme s'il s'agissait d'air.

— C'est dommage, dit Erkal. J'aime le bruit des oiseaux. Ça me rappelle chez moi.

— D'où viens-tu ?

Le jeune esclave ferma les yeux et prit une longue inspiration, comme s'il s'apprêtait à plonger à la recherche d'un souvenir échoué au fond d'un abysse.

— De Mindos, une petite île au sud de la Médonie, maitresse. Les oies nacrées passaient au dessus de mon village chaque année. Le soleil les faisait briller comme des bijoux. Je n'en ai jamais revu depuis.

— Oh, oui, elles sont superbes ! s'exclama Aldea emportée par un soudain élan d'enthousiasme. La volière des jardins de la Tour en abrite un couple. Elle abrite aussi des faucons aboyeurs du Krynvald et des grives pourpres de l'Aegyr. Leur chant ne s'écoute pas avec les oreilles, mais avec la bouche. Quand elles sont heureuses, leur mélodie silencieuse a un goût de fraises. Quand elles sont tristes, l'amertume du chocolat noir. Tu devrais découvrir ça un jour, c'est incroyable.

Un voile sombre passa sur le visage du jeune esclave. Il se recroquevilla encore plus contre la vitre.

Aldea se fustigea mentalement. Quelle imbécile elle faisait. L'étage des jardins était conçu comme un sanctuaire pour toutes les créatures du Dieu-Double. Les traditions y exigeaient la présence d'un couple de chaque espèce pour symboliser l'œuvre protectrice de la Tour. En pratique, et bien que l'endroit soit vaste, cela s'avérait irréalisable. On y conservait donc uniquement les espèces les plus exotiques. Cela offrait l'occasion parfaite aux Hautes-Familles de s'affronter au jeu de qui serait capable de se procurer les animaux les plus rares.

Au vu du caractère précieux de son contenu, seuls les nobles pouvaient accéder librement à cette ménagerie. Erkal ne pourrait probablement jamais voir toutes ces merveilles. Alors pourquoi lui avait-elle dit ça ? Par mesquinerie ? Pour le torturer avec ce qu'il ne pourrait jamais avoir ? Aldea se mordit la lèvre inférieure. Non, elle devait arrêter de sans cesse se rabaisser. La Tour lui manquait. Elle avait parlé sans réfléchir. Rien de plus.

Aldea réalisa autre chose. Une évidence aussi simple et impossible à ignorer une fois entraperçue qu'un bout de salade coincé dans un sourire. Rien dans les traditions ne justifiait les limitations du jardin au Haut-Peuple. La beauté des créations du Dieu-Double aurait dû bénéficier à tout le monde. Après tout, le dieu de la Tour n'était-il pas censé aimer et protéger tous les habitants de son sanctuaire ?

Aldea se promit d'essayer de faire changer cela. Elle manqua de rire nerveusement à cette pensée. Elle n'était même pas capable de rejoindre le rez-de-chaussée de sa propre cité-monument, alors en modifier les mœurs, quelle présomption. Malgré tout, cette résolution lui mettait un peu de baume au cœur. Penser à autre chose qu'à ses problèmes personnels était étrangement satisfaisant.

Alors qu'elle s'apprêtait à s'excuser auprès du jeune esclave pour son manque de tact, celui-ci lança :

— Le maitre vient de partir, maitresse votre grâce. Là-bas, sur le quai.

Aldea le rejoignit d'une foulée. Elle aperçut l'infâme tenue bigarrée de Barlos alors qu'il disparaissait au milieu d'un groupe de marins. Elle poussa un long soupir de soulagement. Un soulagement très vite remplacé par l'étreinte glacé du stress à l'idée de ce qu'elle allait devoir faire.

— Le maitre n'est pas si méchant, vous savez, dit Erkal. Il me laisse même parfois monter à la vigie.

Le regard du jeune esclave s'illumina comme un enfant le jour du don.

— Il ne doit pas être très doué pour les premières impressions dans ce cas. Enfin, au moins, maintenant que j'ai la confirmation qu'il compte tenir sa promesse, je peux me reposer l'esprit tranquille. Mais avant, va me chercher de quoi me laver.

Erkal hésita, puis il se dirigea vers la porte. Aldea l'entendit baragouiner des mots dans un dialecte qu'elle ne comprit pas. Elle avait espéré qu'il s'éclipserait, mais visiblement, il avait pour ordre de ne jamais la laisser seule dans la cabine. Cela compliquait les choses.

Quelques instants plus tard, un seau en bois rempli d'une eau marron dans laquelle trempait un vieux torchon attendait sur le seuil. L'esclave le récupéra et le posa aux pieds d'Aldea avant de l'observer en silence. Ne sachant pas quoi faire de ses mains, il se fourra un doigt dans le nez et y fouilla avec l'enthousiasme d'un chasseur de trésors.

La jeune femme hésita. Le comportement presque insouciant d'Erkal avait quelque chose de contagieux. Elle se surprit à vouloir lui révéler son plan. S'il l'aidait, les choses seraient beaucoup plus simples. Mais préjuger de la fidélité d'un esclave envers son maitre pouvait s'avérer dangereux. Même chez les plus maltraités. Surtout chez les plus maltraités. Un vieil adage des galériens du Krynvald disait : « Tu connais ton maître, jamais le suivant ». Le risque était trop grand.

— Tu ne comptes pas profiter de la situation pour te rincer l'œil j'espère ? demanda-t-elle. Tu l'as déjà assez fait tout à l'heure.

Erkal vira pivoine et s'agita d'un pied sur l'autre.

— Non, maitresse, je... euh. Le maitre m'a dit de ne pas vous lâcher du regard, et... euh, si vous vous mettez toute nue, je... euh, serais obligé de voir, vos, euh, enfin voilà.

Aldea le laissa mariner dans sa gêne un instant.

— Je ne te demande pas de sortir de la cabine, juste de te retourner.

Sans attendre la décision du jeune esclave, elle fit glisser les sangles de sa robe-sac-à-patate de ses épaules. Erkal se crispa. Sa lutte intérieure se lisait sur chaque ride de son front. Lorsque le vêtement tomba au sol, il n'y tint plus et se retourna, très mal à l'aise.

Aldea esquissa un sourire. Elle se fichait d'être vue nue par un esclave. Son intimité ne lui appartenait plus depuis des années. Mais quelle meilleure excuse pour agir dans son dos ?

Les yeux rivés sur Erkal pour s'assurer qu'il ne jouait pas les voyeurs, elle essora le bout de tissus tout en sifflotant l'air des « Trois sirènes partant en guerre ». Si elle faisait assez de bruit, il ne devinerait pas ce qu'elle faisait. D'une main, elle frotta son corps, de l'autre, elle agrippa une des plumes du faisan empaillé – une des petites qui formait une crinière sur le sommet de son crâne. Elle tira dessus de toutes ses forces.

Rien.

Saleté ! Aldea n'avait jamais plumé d'animal. Elle ne s'attendait pas à ce que cela soit si compliqué. Une preuve supplémentaire que la masse de connaissances acquise au cours de ses innombrables lectures offrait une bien piètre béquille à l'expérience.

Que les dieux du bon goût me pardonnent pour ce que je vais faire. Aldea se mit à chanter. Si elle prêtait crédit à l'avis de Mère, ses talents dans le domaine de la musique tenaient de la « cacophonie d'animaux qu'on égorge ». Les crispations de la nuque d'Erkal tendaient à lui donner raison.

Sans cesser ses vocalises, Aldea renversa le faisan à terre et pressa un genou sur son socle. Ainsi en appui, elle pouvait déployer plus de force. Les muscles contractés, elle tira, tira, tira. La petite plume s'arracha sans prévenir. Elle manqua de pousser un cri alors qu'elle tombait à la renverse. Elle se rattrapa de justesse au bureau.

— Tout va bien, maitresse ? demanda Erkal.

Le jeune esclave trépignait sur place, mais il ne s'était pas retourné.

— Oui, c'est juste la gite du navire, je ne suis pas habituée.

Sans perdre un instant, elle dissimula la plume sous le drap élimé de la paillasse. Puis elle se débarbouilla rapidement le visage, les bras et les jambes avant d'enfiler à nouveau sa « robe ».

— C'est bon, tu peux te retourner. Merci pour ton comportement de parfait gentilhomme.

Erkal bafouilla un merci tandis qu'elle s'installait dans la couchette. Du coin de l'œil, elle le vit s'installer par terre au pied du lit, encore rougissant du compliment inattendu.

Aldea récupéra la plume à tâtons. Elle prit bien soin d'être dissimulée par le drap avant de glisser la pointe entre les mailles de ses bandages. Sa plaie devait avoir l'air de s'être rouverte naturellement. Et il lui fallait réussir cela sans émettre un seul cri.

A cette pensée, sa respiration s'accélérera. Elle s'obligea à respirer par le nez, lentement, pour recouvrer son calme. Par les gros testicules poilus de tous les Dieux du monde ! Elle avait supporté les coups de poignard, les égouts et les vers. Elle n'était pas à une vulgaire plume de piaf près.

Aldea enfonça brutalement la pointe. La chair fragile du tissu cicatriciel se déchira et la douleur explosa dans son ventre. Le Magistère Caedmon lui avait menti. On ne s'habitue jamais vraiment à la souffrance. Un hurlement enfla dans ses tripes, se fraya un chemin dans sa gorge avant de s'écraser durement contre le barrage de sa mâchoire serrée. Seul un faible souffle franchit ses lèvres.

Tout son corps irradiait. Aldea craignait presque de voir la paillasse s'enflammer. Mais elle devait rester silencieuse encore un peu. Elle enfila la plume dans le matelas de paille. Personne ne l'y retrouverait sans découper le tissu.

Recroquevillée sur elle-même, elle attendit. Son sang poissait lentement les bandages et le drap. Encore un peu. Encore un peu. N'y tenant plus, Aldea s'agita faiblement avant de pousser un gémissement, puis un autre.

Aucune réaction.

Bon sang. Qu'attendait donc Erkal pour s'inquiéter ? Elle entrouvrit une paupière pour en avoir le cœur net. L'esclave l'observait du coin de l'œil, mais sa tête restait baissée vers ses pieds. Il rougissait. Que... pourquoi ? Non ! Il ne pensait tout de même pas qu'elle était en train de... L'obsédé !

Aux enfers l'ambiguïté. Aldea poussa un cri de douleur.

Erkal ne se serait pas redressé plus vite s'il s'était assis sur une pique.

— Que se passe-t-il maitresse votre grâce ? Vous allez bie...

Il ne termina pas sa phrase. Il venait de remarquer la tache qui s'élargissait sur le drap.

— Ma... blessure, gémit Aldea aussi pathétiquement que possible.

Les yeux rivés sur le sang, Erkal plia et déplia ses longs bras maigres comme s'il espérait la soigner avec une incantation en langage sémaphore. Il n'allait quand même pas rester figé là !

— Aide... moi.

L'esclave secoua enfin la tête et courut à la porte pour réclamer de l'aide.

Quelques instants plus tard, des pas précipités firent grincer les lames du plancher. L'énorme second entra dans la cabine. Ou, pour être plus exact, il la remplit.

— Se passe quoi ? tonna-t-il sans préambule.

— Je ne sais pas, répondit Erkal. Elle... elle... saigne et, euh... c'est rouge.

Avec la délicatesse du boucher qui attendrit la viande, Aimable arracha la couverture puis la robe d'Aldea. Les larmes aux yeux, elle se retint de crier de douleur. Erkal se détourna pour ne pas la voir nue.

— L'a fait exprès ? demanda le second en parcourant du regard la blessure et la paillasse.

— Je ne pense pas, monsieur Aimable, répondit le jeune esclave. Je l'aurais remarqué. Je l'ai jamais quittée des yeux, comme l'a demandé le maitre.

— Ok. Va chercher une lampe à huile et une tige de fer sur le pont. Et ramène aussi Qu'un-Oeil et Trois-doigts. (Le second se fendit d'un sourire qui aurait eu plus sa place sur une hyène.) Faudra la tenir quand je la cautériserais.

Aldea déglutit avec difficulté. Tout bien réfléchi, l'auto mutilation n'était pas la partie la plus insensée de son plan.

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