Chapitre 5 - La peur & Le déshonneur
Le monde d'Aldea se réduisait aux battements affolés de son cœur. Chacune de ses inspirations attisait des braises dans son flanc. Du barrage de sa main, elle tentait d'endiguer le flot de sang. Sans grand succès. Il s'écoulait entre ses doigts, le long de sa hanche, sur les peaux de loup, sur...
Aldea secoua faiblement la tête. Par le Dieu-Double, le froid qui l'envahissait glaçait jusqu'au fil de pensées. Rien ne semblait avoir de sens. Sa blessure. Le couteau. La personne debout au dessus d'elle. Il devait y avoir un lien. Pourquoi refusait-elle de le voir ? C'était presque aussi frustrant que d'être tenue en échec par un puzzle de deux pièces.
Au prix d'un nouvel effort, elle plissa les yeux. La réalisation déferla enfin, comme une lame de fond arrachant les digues de son incrédulité pour n'y laisser qu'un hoquet de surprise.
L'agresseur portait son visage.
Violine.
Sa jumelle la surplombait, un couteau dans une main, un chandelier dans l'autre. Tremblante, sa robe de bal constellée de sang, elle la fixait d'un regard capable de rendre amer le miel.
Aldea cligna des yeux pour chasser le voile de larmes. Elle ne se serait pas sentie plus trahie si sa propre main avait cherché à l'étrangler. Ce ne pouvait être qu'un cauchemar. Mais aucun cauchemar ne fait un tel mal de chien.
— Pourquoi ? croassa-t-elle, un goût de métal au fond de la gorge.
Peut-être n'avait-elle pas parlé assez fort, ou uniquement dans sa tête, mais sa jumelle resta muette. Après avoir lâché le chandelier, elle leva son poignard ; l'éclat des torches en affûtait le tranchant.
Violine comptait finir le travail.
Cette certitude fit à Aldea l'effet d'un coup de clairon en plein tympan. Dans un mouvement qui enflamma tout son corps, elle leva les mains pour parer l'attaque. L'acier ripa contre l'os de son poignet. Déviée, l'arme plongea dans la peau de son avant-bras, l'entaillant jusqu'au coude.
Aldea lâcha un cri et roula sur le côté. Loin du couteau. Loin de la douleur. Ce mouvement la fit tomber du lit avec l'élégance d'une brique. Malgré l'épais tapis, la chute comprima sa blessure au flanc, lui arrachant un second cri mêlé de larmes.
Le couteau levé, Violine s'apprêtait à frapper à nouveau. Autant de fois que nécessaire pour finir sa sale besogne. Pourquoi personne ne venait à son secours ? A cette pensée, Aldea réalisa ce qui se produirait si des gardes débarquaient et assistaient à la scène. Sœur de la reine ou non, l'histoire s'achèverait dans une bouillie sanguinolente. Aldea réalisa également autre chose. Une chose dont on ne peut être certains qu'une fois la main sur la poignée des portes de la mort : elle voulait vivre, quel qu'en soit les sacrifices.
— Gardes, gardes, hurla-t-elle, en agitant les jambes pour s'éloigner, centimètre par centimètre. Violine. Il est encore temps d'arrêter. Tu... tu n'es pas toi même.
Un coup de bottine transforma son plaidoyer en gargouillis. Aldea roula sur le ventre et se mit à ramper, sa volonté appuyée sur les béquilles de sa rage et sa frustration. Peu importe les élancements de son bras blessé. Au diable la plaie frottant contre le tapis.
— Non ! cria Caedmon alors que Violine abattait à nouveau son couteau.
Sa jumelle stoppa son geste, les yeux écarquillés. Le Magistère venait de se relever, une main pressée contre son crâne, du sang coulant de sa tempe. De toute évidence, il fallait plus qu'un vulgaire coup sur la tête pour le mettre hors d'état.
— Arrête, implora-t-il en titubant vers Violine. C'est de la folie.
Profitant de la diversion, Aldea se redressa sur ses jambes tremblantes. Elle s'éloigna de la lame, pliée en deux par sa blessure. Le Magistère agrippa le bras armé de Violine d'une main et lui saisit une épaule de l'autre.
— Lâche-moi espèce de salaud, jura sa jumelle sans pour autant chercher à repousser Caedmon.
— Je t'ai dit qu'on trouverait une solution, je te l'ai promis. Mais pas comme ça.
— C'est facile pour toi, explosa Violine.
Sa jumelle éloigna Caedmon d'une bourrade. Le Magistère se rattrapa de justesse au montant du lit pour ne pas tomber.
— La situation t'arrange bien avoue, poursuivit Violine en le menaçant de son arme. Tu as le beau rôle. Tu y prends du plaisir. Je doute que tu pensais à moi entre ses jambes.
La voix de sa jumelle se brisa sur ces derniers mots.
— Parce que tu crois que j'avais le choix ?
Le surréalisme de l'échange anesthésiait presque les sens d'Aldea. Presque. Violine et Caedmon ? La même Violine qui se moquait sans vergogne de toute coiffure ratée et du moindre nez de travers ? Entichée d'un Magistère ? Cela paraissait aussi absurde que si elle découvrait que Père était en réalité une femme. Pourtant, malgré la dureté des mots, leurs regards ne laissaient planer aucun doute sur leur attachement.
Le choc de ces révélations consécutives menaçait de saturer le cerveau d'Aldea. Elle ne voulait plus y réfléchir. Arrêter la douleur, voilà la priorité. Elle réalisa alors que Violine l'ignorait, trop concentrée sur sa dispute. Seul problème, sa jumelle se tenait entre elle et la porte principale. Il fallait un autre accès.
Aldea parcourut la pièce du regard. Oui ! Le passage de service. Placé sur le mur opposé, il menait droit aux cuisines. De là, elle pouvait sortir de la suite royale, trouver des esclaves, des gardes, n'importe qui sans envies de meurtre.
— Je t'en prie, plaidait Caedmon. Tu n'as rien commis d'irréparable. On peut encore arranger les choses.
Aldea sentait le sol prendre de la gîte. Le tapis absorbait le goutte-à-goutte de son sang. Elle se mordit la langue, dans l'espoir qu'une douleur de plus lui affûterait l'esprit. Cela fonctionna, au moins juste assez pour retrouver la volonté de bouger.
Le regard rivé sur le dos de Violine, Aldea recula. Les mâchoires serrées, elle contenait les cris qui manquaient de lui échapper à chaque fois que son poids portait sur son côté blessé. Le tapis amortissait le bruit de ses pieds nus. Son cœur, en revanche, semblait vouloir avertir toute la pièce de sa tentative de fuite.
Aldea atteignit le mur du fond quasiment en apnée. A tâtons, elle souleva la tapisserie placée devant le passage de service.
— Elle m'a tout pris, cria Violine à Caedmon, en pointant le couteau droit sur elle.
Aldea se figea, la poitrine soudain comprimée. Faites qu'elle ne se retourne pas, faites qu'elle ne se retourne pas.
— Et tu voudrais que j'attende sans rien di... (Violine posa son regard sur Aldea et s'immobilisa un court instant.) Qu'est-ce-que ? (Sa jumelle fusilla Caedmon du regard.) Tu essayais de détourner mon attention ?
Plus le temps pour la discrétion. La peur chassa la douleur. Aldea se précipita dans le passage de service, ou plutôt, percuta la porte basse avant de ricocher contre les parois rugueuses du couloir dissimulé derrière. La faible hauteur de plafond l'obligea à se plier encore plus, ce qui déclencha de nouvelles souffrances dans son ventre. La lourde tapisserie se rabattit dans son dos, étouffant partiellement les cris de sa jumelle.
L'aïeul au dixième degrés d'Aldea avait sacrifié de nombreux esclaves pour creuser ce passage dans un des murs d'origine de la Tour, tout ça pour permettre à ses maîtresses de le visiter discrètement. Plus jeune, Aldea l'utilisait pour se soustraire à la surveillance de ses nourrices et les faire tourner en bourrique. Qui aurait cru qu'un jour elle y fuirait sa sœur, uniquement habillée de son propre sang. Cette bouffée inattendue de nostalgie manqua de la faire craquer et elle dû serrer plus fort les dents pour la refouler. Pas le temps pour ça.
Après une vingtaine de foulées, chacune puisant toujours plus dans ses maigres forces, Aldea déboula dans la cuisine. Seules les odeurs de légume et de viande froide l'accueillirent. Non, non, non. Des esclaves auraient dû être là, prêts en cas de fringale nocturne.
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Aldea refusa de se retourner, comme si cela risquait de rendre ses peurs réelles. Pour ne pas s'effondrer, elle se rattrapa à la table centrale chargée de casseroles de cuivres. A tâtons, elle attrapa la première arme qui lui tombait sous la main : un hachoir à légumes. Crispée sur le manche comme à un radeau par grand vent, Aldea clopina vers la porte de bois placée au fond de la cuisine.
Aiguillonnée par les bruits de plus en plus proche, elle lâcha la blessure à son flanc, appuya sur la lourde poignée et poussa.
Le battant ne bougea pas d'un pouce.
Par le Dieu-Double, non. Aldea fit volte-face, son dos plaqué contre la voie sans issue. Ce mouvement brusque déclencha l'apparition de points blancs à la périphérie de sa vision.
Sa sœur s'extirpait du passage de service, Caedmon sur les talons. Tête basse, le Magistère refusait de soutenir le regard de quiconque. Aldea était prise au piège.
— N'approche pas plus, cria-t-elle en agitant son hachoir. Les gardes vont arriver d'une minute à l'autre.
Du moins, elle l'espérait. Le silence de l'autre côté de la porte n'augurait rien de bon.
Sa jumelle s'arrêta à seulement quelques pas d'elle.
— On peut arranger ça Violine, je t'en supplies. Si tu me tues, tu subiras l'Envol.
Sa sœur la jaugea un instant avant de lui adresser un sourire, un sourire qui n'atteignait pas ses yeux. Son couteau pendait au bout de son bras tel un accessoire de mode obscène.
— Qui te l'a dit ? demanda Violine
— Tout le monde le sait, c'est dans les tomes de la Justice.
— Pas ça, pour nous, dit-elle en désignant de la tête Caedmon agrippé au plan de travail. On a forcément dû te mettre au courant pour que tu le choisisses. Après l'étage des Questions, tu aurais préféré avaler un bol de glaire que d'avoir à l'approcher à moins de cent mètres.
Aldea aurait pu lui rétorquer la même chose, du moins, c'est ce qu'elle avait toujours cru, mais provoquer Violine semblait une très mauvaise idée.
— Personne. Je n'ai pas fait ça pour te le prendre. Je n'avais pas la moindre idée pour vous deux. Comment voulais-tu que je devine si tu ne me dis rien.
Aldea sentit sa voix trembler sur ces derniers mots. Que sa jumelle ait pu lui dissimuler ce genre de choses la blessait presque autant que le reste. Comment en étaient-elles arrivées là ?
— Je n'ai rien dit pour éviter ça, justement. (Un début de rire s'étrangla dans la gorge de Violine.) Une franche réussite.
— Mais je n'ai jamais voulu que les choses se passent comme ça, murmura Aldea, le hachoir de plus en plus lourd au bout de son bras. Si tu m'en avais parlé, je...
Aldea s'interrompit. Aurait-elle agi différemment ? Elle n'en était pas certaine. La peur est la plus grande des motivations.
— Évidemment que tu ne l'as pas voulu. Tu n'as jamais rien voulu. A quoi bon ? Tu as déjà tout. Tu n'as pas la moindre idée de ce que l'on éprouve lorsqu'on a l'impression chaque jour de participer à une course et que, quels que soient les efforts ou sa place sur la ligne d'arrivée, la récompense est remise à quelqu'un d'autre. Caedmon était la seule chose sincère au milieu de toute cette mascarade, le seul qui m'aimait pour autre chose que le pouvoir, la seule chose qui n'appartenait qu'à moi. Si j'avais fait mine d'être trop satisfaite de mon sort, quelqu'un aurait fait en sorte de tout ruiner, de me l'enlever. Quand on ne te donne rien, tu apprends vite à faire semblant de ne jamais rien vouloir.
— Violine, intervint Caedmon d'une voix faible. Je comprends ta colère, Aldea aussi, j'en suis sûr. Les choses peuvent encore s'arranger.
— Caedmon dit vrai, tenta Aldea en lançant un bref coup d'œil au sang qui continuait de s'écouler le long de sa jambe. La passion t'aveugle, je... (Aldea réfléchit aussi vite que son cerveau nageant dans le brouillard le pouvait.) Je dirais aux gardes que le coupable était un assassin masqué, qu'il a fui lorsque tu es arrivée en m'entendant crier. Tu n'as pas à faire ça. Je ne m'imposerais pas entre votre amour. Nous nous afficherons ensemble uniquement pour... pour la mascarade.
Aldea sentait sa prise sur le hachoir se relâcher. Pourquoi les murs de la pièce se rapprochaient progressivement ?
Le regard perdu, Violine semblait réfléchir. Les larges sillons humides là où ses larmes avaient lavé son fard soulignaient sa détresse.
— Tu es bien plus que ma moitié, poursuivit Aldea qui voyait sa jumelle hésiter. Je t'ai toujours enviée, tu sais. Si j'avais su que tu souffrais à ce point, je... je suis désolée. Je veux tout partager avec toi, pas te voler. Maintenant que je suis reine, je vais faire mon possible pour réparer tout ça. Tu dois me faire confiance.
Violine ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, la fatigue avait remplacé la colère au fond de son regard. Lentement, elle écarta les doigts. Le couteau claqua au sol. Aldea soupira et s'autorisa, elle aussi, à lâcher le hachoir bien trop lourd.
Violine s'avança et enlaça Aldea, lui arrachant un grognement lorsque sa robe frotta contre sa plaie.
— Je te fais confiance, murmura sa jumelle.
Ces quelques mots firent à Aldea l'effet d'un verre d'eau fraîche après une traversée du désert. Dans un long soupir, elle se lova au creux de cette étreinte. Elle avait laissé les traditions et son statut l'éloigner de sa jumelle. Cette douce chaleur lui rappelait à quel point elle lui avait manqué. Des larmes de soulagements s'ajoutèrent à celles de sa peine.
— C'est te pardonner dont je suis incapable.
L'étreinte devint un étranglement. La pression soudaine envoya des lames brûlantes de douleur dans tout le corps d'Aldea. Le souffle presque coupé, elle se débattit. En vain. Ses pieds dérapaient dans son propre sang. Violine la trainait, l'éloignait de la porte, l'amenait vers...
Aldea laissa échapper deux cris d'horreurs. Un premier lorsqu'elle comprit les intentions de sa sœur, un second quand elle bascula dans l'ouverture béante du vide-déchet creusé dans le mur.
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