Chapitre 4 - Le martyr & Le plaisir
Aldea sentait la chair de poule hérisser sa peau. Tête haute, elle s'obligeait à ne pas refermer l'échancrure de sa robe. Non qu'il y ait grand-chose à voir.
L'indécence de cette situation l'avait beaucoup excitée à l'époque où la réalité ne l'empêchait pas d'en rêver. Les regards désireux des membres les plus éminents du Haut-Peuple, la douce chaleur de l'anticipation au creux de son ventre... Quelle foutaise. Les œillades de l'assemblée frôlaient la concupiscence et elle anticipait l'étreinte avec autant d'enthousiasme qu'un séjour dans une vierge de fer.
— Ma Reine, annonça le maître des traditions avant de faire une révérence à en embrasser le dallage.
Le reste de la délégation l'imita avec plus de retenue, certains se contentant même de n'incliner que la tête. L'impopularité de son choix se lisait sur chaque visage.
Le Magistère, quant à lui, ne bougea pas d'un pouce. Non. Pas le Magistère, son époux. Aussi étrange que sonnait ce mot, Aldea devait s'y habituer au plus vite. Comme elle, Caedmon ne portait qu'une simple robe de coton tenue à la taille par une corde.
Le maître des traditions posa une main sur l'épaule du Mag... de son époux, et tous deux vinrent se placer devant Aldea. Impossible d'éviter son regard maintenant. En dépit de ses prières, il ne s'était pas arrangé depuis leur danse. Les tendons de son cou saillaient toujours sous sa peau balafrée et plusieurs lacérations apparaissaient en haut de son torse habituellement dissimulé par ses habits de Magistère. D'ailleurs, sans l'épais tissu, son corps sec paraissait tordu, comme la souche d'un arbre malade.
— Aldea Haut-Brimant et Caedmon Haut-Felmin, déclara le maître des traditions. Que le Dieu-Double soit témoin de votre union de chair et d'esprit.
L' homme leur tendit à chacun un petit couteau enchâssé dans un manche de bois, puis sortit de la pièce.
— Que l'intimité de la nuit annonce une aube unie.
D'un signe de la main, il indiqua à deux esclaves de refermer les lourdes portes. Celles-ci claquèrent avec l'inéluctabilité d'un couperet.
Les pas de la délégation s'évanouirent, ne laissant derrière eux qu'un silence gêné. Un de plus. Aldea fit de son mieux pour se tenir droite, mais tout en elle lui hurlait de se rouler en boule dans un coin. Loin, si possible.
Son époux la fixait intensément, sa lente respiration parfois ponctuée d'un sifflement de baudruche déchirée. Cherchait-il à lire ses pensées ? Peut-être le pouvait-il ? Elle déglutit et détourna le regard. Qui savait de quoi était capable un détenteur des mots du Dieu-Double ?
— Ma Reine, vous ne m'avez toujours pas expliqué. (Le silence de la pièce ne dissimulait aucun des craquements de la peau du Magistère. Aldea s'attendait presque à ce qu'elle se déchire et saigne.) Pourquoi moi ?
Depuis le bal, elle avait réfléchi à toute une série d'excuses. Parce que vous me plaisez ? Mensonge évident. Parce que l'alliance avec l'étage des Questions et la famille Haut-Felmin solidifiera mon règne ? Idiot, une alliance avec l'étage des Lames et la puissante famille Haut-Valois était politiquement plus censée. Les véritables raisons, la peur d'un complot ourdi par sa mère, son envie irréfléchie de la défier, semblaient trop ridicule pour être exprimées à voix haute.
— Vous ne comprendriez pas, dit-elle d'une voix faible, une voix d'enfant.
— Je... (Le Magistère ferma les yeux un battement de cœur avant de se reprendre.) Je vois. Si mon intellect est trop limité pour appréhender la sagesse de votre décision, je n'insisterais pas.
Aldea retint ses larmes. La confrontation avec Mère l'avait laissée plus à vif qu'un nerf dans une tenaille. Caedmon l'effrayait assez sans avoir besoin de son hostilité.
— Désolée, murmura-t-elle.
Un nouveau silence enveloppa les époux. Deux complets étrangers liés pour la vie, belle réussite.
Pour se donner du courage, Aldea décida de s'accrocher à l'unique constante de sa vie : les traditions. Si elle suivait les étapes de la cérémonie pas à pas, tout se passerait bien. Cette idée manqua de lui arracher un rire nerveux. Un bourreau qui coupe une tête centimètre par centimètre ne rend pas le supplice plus supportable. Mais peu importe. Une souveraine est soumise à autant, sinon plus de devoirs que son peuple. Elle ne comptait pas se défiler.
— Commençons, chuchota-t-elle.
A ces mots, elle avança dans l'ombre de Caedmon. Inclinant la nuque, elle fit basculer sa tresse par-dessus son épaule. Le Magistère savait quoi faire. De ses doigts sans ongle, il dénoua le ruban pour libérer ses cheveux. Il se pencha à son tour, le ruban d'Aldea toujours dans sa coiffure. Les mains agitées de tremblements, elle le retira.
Aucun titre ni symbole ne doit entraver l'étreinte, pensa-t-elle.
Comme Aldea le craignait, bien que ce premier pas soit franchit, cela n'en simplifiait pas les suivants. Après une courte inspiration, elle attrapa le nœud de corde servant de ceinture à son époux. Celui-ci fit de même avec le sien, leurs bras emmêlés en une toile d'araignée maladroite.
Le temps s'étira, comme si l'air de la pièce entière trempait dans de la mélasse. Aldea se gifla mentalement et tira sur la corde. Après tout, l'attente est aussi douloureuse que la punition disait le philosophe Dastrani. Le Magistère l'imita puis, dans un mouvement d'épaule synchronisé, les époux laissèrent tomber leurs robes au sol.
Les époux ne se dissimulent pas, comme ils ne se dissimulent pas au regard du Dieu-Double.
L'air frais de la pièce glissa sur la nudité d'Aldea, aiguisant la conscience de son corps ridicule. Elle lutta contre tous ses instincts pour ne pas cacher sa poitrine et son sexe. Sans même avoir à lever la tête, elle sentait Caedmon fixer ses seins rendus douloureux par le froid, parcourir ses hanches, s'attarder entre ses maigres cuisses.
Non, non, non, elle devait chasser ces pensées. Ses esclaves l'avaient vue nue des milliers de fois. Un simple regard n'effraie pas une reine.
Aldea remarqua qu'elle fixait ses pieds et releva la tête, pleine d'appréhension. Elle avait déjà vu des corps d'hommes. Les gravures des ouvrages anatomiques de l'étage des Lettres n'avaient aucun secret pour elle et le pagne de certains esclaves crachait sur le concept même d'imagination. Mais un Magistère était-il encore un homme ?
Aldea laissa son regard remonter le long des jambes arquées de son époux. Elle sentit le rouge monter à ses joues en constatant avec un étrange soulagement que son sexe avait été épargné par les sévices infligés au reste de son corps. Une horreur de moins pour hanter ses cauchemars.
Priant pour que le Magistère n'ait pas noté son intérêt subit pour son intimité, Aldea reprit ses observations. Logé au centre du torse de Caedmon se tenait ce qui ne pouvait être décrit que comme une araignée aux pattes tordues. Des pulsations animaient sa surface nacrée, crispant ou détendant ses appendices engloutis entre des plis de peau, comme submergé par les vagues d'une tempête de chair. Une sphère parcourue de reflets bleutés palpitait en son coeur. Sans bien comprendre pourquoi, Aldea tendit la main pour toucher l'étrange objet ? Créature ? Chose ? Le Magistère l'arrêta en toussant.
Mince, oui, la cérémonie.
Caedmon s'entailla la paume à l'aide de la lame laissée par le maitre des traditions. Aldea fit de même. Le malaise d'être dévorée du regard anesthésiait toute douleur.
— L'esprit, dirent les époux à l'unisson en appliquant leur paume sur le front de l'autre. Le corps. (Aldea frissonna quand le Magistère effleura son ventre, bien trop bas à son goût.) L'âme.
Aldea profita de l'opportunité pour toucher l'araignée logée dans le torse du Magistère. Une douce chaleur accompagnée de fourmillements remonta jusqu'à son coude.
Perdue dans sa contemplation, elle manqua de lâcher un cri de surprise lorsque Caedmon la saisit par les hanches pour la pousser sur le lit, l'écorchant de ses mains calleuses. La bordure de bois lui heurta l'arrière des jambes, et elle s'écroula sur les peaux de loup qui recouvraient le matelas.
Oh non ! Les époux unissent leurs corps sous le regard du Dieu-Double.
Par réflexe, Aldea se débattit. La poigne de Caedmon se renforça sur ses hanches, stoppant net sa lutte. Une main passée sous ses fesses, il la fit glisser en haut de la couche. Incapable de soutenir le regard froid et déterminé du Magistère, Aldea se tourna vers celui inanimé du Dieu-Double sculpté dans la tête de lit.
Elle était seule. Elle n'avait pas le choix et, même si elle l'avait, Caedmon était bien plus fort.
Le Magistère s'allongea sur elle, ou plutôt, l'écrasa sous lui. Sa respiration rauque chargée de l'odeur du vin épicé lui réchauffa la nuque. D'une main, il lui agrippa un sein qu'il pinça, de l'autre, il caressa ses cuisses, remontant vers son entrejambe. Aldea ferma les yeux et se mordit la langue pour emprisonner ses cris. Tu es un roc, la fondation de la tour, tu es un roc, psalmodia-t-elle intérieurement, ce qui la rassurait autant qu'une tape dans le dos soigne une plaie purulente.
Le Magistère lui écarta les cuisses sans ménagement. Ce geste lui arracha une plainte qu'elle étouffa bien vite en serrant encore plus les mâchoires. Malgré la brûlure de la douleur, Aldea se sentait froide, presque extérieure à son corps. D'autres souffrances allaient suivre, elle le savait.
Et puis, plus rien.
Non, pas plus rien, des sanglots.
Aldea ouvrit les yeux. Le Magistère venait de rouler sur le côté pour s'assoir au bord du lit. Elle ne voyait que son dos, mais les secousses de ses épaules ne laissaient aucun doute. Avait-elle fait quelque chose de mal ? Était-elle si repoussante que ça ?
— Je... je ne peux pas, bafouilla Caedmon. Notre ordre nous apprend à ne pas nous soucier des réactions, de la peur, des cris. Ils nous disent de passer outre, de... de prendre ce que l'on veut. Je ne veux pas. Pas comme ça.
A cet instant, les souvenirs de Caedmon jeune, des souvenirs qu'Aldea peinait à retrouver dans le visage détruit du Magistère, lui apparurent plus clairement que jamais. Comme maintenant, il pleurait. Le pauvre s'était écorché les genoux en tombant d'un arbre de l'étage des Jardins. Aldea lui avait demandé d'y cueillir une pomme. Il aurait pu en attraper une sur les branches basses, mais avait préféré tenter de grimper jusqu'au sommet. Seul le plus haut fruit est digne d'une princesse, lui avait-il dit.
Comme à cette époque devenue trop lointaine, Aldea l'enlaça.
— Est-ce que ça fait mal ? chuchota-t-elle au creux de son oreille coupée. Ton corps je veux dire.
Le Magistère marqua une pause, ravalant un dernier sanglot.
— Est-ce que tu penses à remplir tes poumons chaque fois que tu veux respirer ? La douleur, c'est pareil. Elle n'est présente que si on y pense, dit-il comme s'il récitait une leçon répétée jusqu'à l'écœurement. Je suis désolé, de ne pas pouvoir. (Il se tourna vers elle, les yeux encore humides.) Et si on ne faisait rien, tout simplement ? Il suffirait de mentir.
— Non, trancha Aldea d'une voix dont la dureté la surprit, un ton que Mère approuverait. Je suis reine, les traditions ont plus d'importance pour moi que pour quiconque. (Elle fixa la sculpture du lit.) Je ne me déroberais pas au regard du Dieu-Double.
Même si elle en mourait d'envie.
— Et c'est moi qui suis désolée, poursuivit-elle. Une épouse ne devrait pas craindre son mari.
Aldea prit une grande inspiration, qu'elle espérait discrète. Se raccrochant au souvenir de Caedmon jeune, elle dissimula son dégoût derrière un masque souriant.
Tu es un roc et un roc n'a peur que de l'érosion des vagues, se dit-elle.
Tenant toujours Caedmon dans ses bras, elle embrassa la peau crayeuse de sa nuque avant de faire lentement glisser sa main entre ses cuisses torturées. Le souffle du Magistère s'accéléra. Aldea s'allongea sur le dos, entrainant contre elle son époux dont elle emprisonna le bassin entre ses jambes. Les yeux clos, concentrée sur la chaleur de son ventre contre le sien, elle pouvait faire abstraction de la situation.
Les gestes du Magistère se firent plus doux, presque agréables. Les mains en coupe autour de sa poitrine, Caedmon lui embrassa les seins, puis le ventre, descendant toujours plus bas. Aldea laissa échapper un gémissement qu'elle ne chercha pas à contenir. La respiration chaude contre sa peau s'accéléra d'autant plus.
Un craquement sourd la força à ouvrir les yeux.
La tempe en sang, le Magistère s'écroulait au pied du lit. Avant qu'Aldea ne puisse donner un sens à ce qu'elle voyait, un reflet accrocha son regard. Une lame !
En panique, elle agita les jambes pour s'éloigner, mais ne parvint qu'à se cogner l'arrière du crâne contre la tête de lit. La douleur détourna son esprit un court instant de celle, atroce, de l'acier qui la transperçait.
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