Chapitre 22 - La revenante & La dominante

— Comment comptes-tu accomplir ce miracle ? s'enquit Aldea dans un murmure, de crainte que sa voix ne porte jusqu'au groupe d'arpenteur en amont. Même avec l'avantage du terrain, ils sont armés, nombreux, et nous sommes une et demi.

Le rire silencieux de son « autre » secoua la jeune reine. Elle pouvait voir sa silhouette s'étirer le long la balustrade pour disparaitre par delà la courbure, et manqua de s'esclaffer à son tour devant l'ironie d'avoir une ombre en guise d'éclaireur.

— Tu es peut-être une demi-portion, dit son double. Mais grâce à moi, tu n'es plus sans défense.

— J'aimerais avoir ta confiance, mais nous n'avons aucune arme, et vu que je ne sais pas me battre, toi non plus. Si le limier ne nous colle pas une longe de bois dans les boyaux dès qu'il nous verra, tu peux compter sur cette salope de baiseuse, ou ce malade de Recto pour nous tailler en pièces.

Ces noms remuaient une impression désagréable chez Aldéa. Comme une réalité dont elle se sentait à la fois proche, et totalement étrangère. La colère qui les accompagnait la faisait trembler d'anticipation contenue. Elle voulait agir, et vite, tout en ayant conscience de ce que la précipitation lui couterait.

— Je n'ai jamais prétendu que ce serait facile. Mais nous disposons de plusieurs atouts. La surprise, le fait que je suis capable de percevoir les brèches...

— La baiseuse peut les sentir elle aussi, l'interrompit Aldéa. Du moins, j'en ai eu l'impression.

— Elle est à peine plus qu'une unijambiste au milieu de cul-de-jatte, rétorqua l'ombre, un soupçon de fierté blessée dans la voix. Et puis, tu oublies notre plus grand avantage : aucun d'eux n'est éveillé.

— En quoi le fait qu'ils ne puissent pas se parler à eux même va nous aider concrètement ? demanda Aldéa un peu plus sèchement qu'elle ne l'avait voulu.

Les échos des voix du groupe d'arpenteur diminuaient. La jeune reine avait beau savoir qu'ils ne risquaient pas de s'échapper de la Gueule dans les prochains battements de cœur, perdre inutilement du temps l'agaçait.

— T'es tu déjà demandé qui de l'ombre, ou de son porteur, imite l'autre? demanda son double

— Le moment est-il bien choisi pour des devinettes mystico-philosophiques ?

— Laisse-moi ce plaisir. Tu ignores tout de la souffrance de n'avoir personne à qui parler pendant si longtemps. Et cesse donc de t'inquiéter. Ils ont encore six étages à remonter, et je ne perçois aucune autre présence.

— Dans ce cas, concéda Aldéa dans un soupir, il me parait évident que l'ombre imite son porteur, puisqu'il ne s'agit que d'une absence de lum...

— Les deux à la fois ! l'interrompit son ombre. La lumière n'a rien à voir à l'affaire. Ta manie de t'accrocher à tes certitudes et à refuser d'examiner les choses à l'aune de ta nouvelle réalité est des plus fatigantes.

— Et qu'est ce que cela change ? demanda Aldea, ennuyée à son tour.

Se parler à elle-même avait décidément don de générer un cercle vicieux de vexation

— Cela change que je peux contrôler les ombres inertes, or, comme l'ombre et son porteur sont intimement liés, contrôler physiquement une ombre revient à en contrôler son porteur, comme une marionnette.

À l'évocation de ce pouvoir, l'étau d'indécision relâcha les tripes d'Aldéa. Avec un tel atout dans sa manche, elle comprenait mieux la nonchalance amusée de son ombre. Les arpenteurs ne feraient pas le poids.

— Du calme, Raegor la conquérante, se moqua son « autre ». Je ne suis pas encore assez forte pour agir sur plus d'une ombre à la fois. De plus, la cible doit se trouver à un mât de distance, et me canaliser va t'épuiser très rapidement.

Un mât ? C'était très peu. Aldea avait espéré gérer les menaces à distance, bien à l'abri de tout risque direct.

— Les vengeances sont toujours personnelles, commenta son ombre. Tu ne pensais tout de même pas réaliser la nôtre sans mettre les mains dans le sang et la merde ?

— J'espérai avoir déjà payé mon dû sur ce point, mais tu as raison. (Aldéa sentit ses lèvres s'étirer en un large sourire.) Limitations ou pas, si nous frappons vite, et fort, nous avons nos chances.

Une vague de fierté récompensa sa détermination. Après tout ce temps passé à être balloté par les évènements, prendre enfin son destin en main la grisait plus efficacement qu'un digestif frelaté, quels que soient les risques encourus.

— Je sens que tu as un plan d'action, jubila son ombre.

— En quelque sorte. Nous allons nous rapprocher aussi prêt que possible sans être vu. Ensuite, tu feras ce que je te demanderai. Pour plus de discrétion, je visualiserais ce que j'attends de toi dans ma tête. Comme cela, ton envahissante curiosité trouvera enfin une utilité.

— Entendu, répondit l'ombre. Mais je ne suis pas une servante ni je ne sais quel larbin que tu commandes au gré de tes lubies. Si je t'obéis, c'est parce que j'ai tout autant envie que toi de les faire payer, est-ce clair ?

— Aussi clair que puisse l'être une ombre, ricana Aldea.

— Et épargne-moi tous ces traits d'esprits ridicules, c'est agaçant.

— D'accord, d'accord, inutile de te montrer si ombrageuse.

Le silence vexé qui lui répondit faillit faire exploser la jeune reine de rire. Elle se retint de justesse, bien consciente que les échos de son hilarité alerteraient les arpenteurs. Par le Dieu-Double, sa renaissance miraculeuse la rendait plus joviale qu'une gamine le jour des dons.

Après avoir mis la bride sur sa jubilation, Aldea reprit son ascension dans les traces de son ombre, voutées derrière la haute rambarde de marbre. Pas après pas, les éclats de voix des arpenteurs s'agglomérèrent en murmures, puis, en bribes de conversation.

— Débâcle ou pas, disait le limier. On peut au moins se consoler avec tout ce butin. On a quoi ? Presque le triple du quota ? En un abattage en plus !

— Concentre-toi sur le retour, répliqua la baiseuse dont la voix habituellement assurée se teintait de trémolos angoissés. Le voile n'a jamais été aussi intense, et personne ne profitera de ce pactole si on perd tous la boule.

— Ouais, ouais, patronne, pigé. Je voudrais surtout pas ruiner votre ticket de sortie.

— Serait-ce des reproches ?

Aldea s'arrêta, les sens aux aguets. L'arrière garde des arpenteurs devait être toute proche maintenant, mais elle ne pouvait pas se décaler de la rambarde pour s'en assurer. Si son ouïe la trompait - hypothèse crédible au vu de la distorsion des échos répercutés par la spirale du colimaçon – elle ne ferait qu'offrir une belle cible d'entrainement au tir a ce fumier de limier.

— Plus qu'un mât, et tu seras à portée du serre-file, commenta son ombre à cette pensée.

Oh. C'est vrai. La jeune reine oubliait les atouts offerts par son « autre »

— Comment se présente leur groupe ? demanda-t-elle.

— Le limier ferme la marche, la baiseuse le précède, puis Pommeau qui surveille Recto. Mais cela semble inutile, sa blessure à l'épaule est en train de le tuer à petit feu.

Merde. Cette enflure n'allait quand même pas claquer avant de subir son jugement ?

— Qu'un-Œil et Sybill sont en tête, continua son ombre.

— D'accord. Dans ce cas, tu te sens prête ?

Pour toute réponse, une bouffée de joie sauvage envahit la jeune reine.

En une série de pas rapides, elle réduisit son écart avant de surgir de l'abri de la rambarde. Comme prévu, la grande silhouette dégingandée du limier se tenait à quelques pas, inconscient de sa présence. Il pointait son arbalète en direction du dos de Recto, que Pommeau poussait devant lui avec la nonchalance du boucher menant une bête à l'abattoir.

La baiseuse réagit la première. Elle se retourna, une main posée sur l'arrière de sa nuque comme si elle venait de sentir le regard brûlant d'Aldea posé dessus. Par le Dieu-Double, elle percevait trop de choses! Il fallait agir, et vite !

La jeune reine se concentra à s'en faire saigner la cervelle; elle visualisa les contours de son ombre, et les projeta en direction du limier. Avec un instant de retard, son « autre » reproduisit ses instructions mentales. Sa surface huileuse s'étendit droit devant pour se mêler à l'ombre du sbire de la baiseuse qui ondoyait au rythme des flammes des torchères blanches.

Il se figea, comme un insecte prit dans de l'ambre.

— Vous pensiez qu'une simple chute suffirait à briser la reine de la Tour? tonna Aldéa, sa voix réverbérée par le vaste espace du colimaçon.

— Aldea ?! hurla Sybill incrédule au loin. Je rêve pas ! Dites-moi que je ne rêve pas ?

Qu'un-Œil lâcha une série de borborygmes dans une langue inconnue, mais vu son visage défait, il ne s'agissait pas de félicitations. Recto tourna la tête du côté indemne de son faciès, retroussa ses narines, comme aux prises avec un flot d'effluves nauséabondes, avant d'exploser de rire. Un rire fou. Un rire dont le caquètement faisait grincer les os.

— C'était bien elle ! Je vous l'avais dit ! Vous me croyez maintenant ?

Sybill se rapprochait à grandes foulées. Son visage ravagé tordu en un rictus supposé joyeux, mais que ses chicots jaunis s'échinaient à rendre inquiétant.

— Tu n'es pas morte ! Tu n'es pas morte !

— Ne brisez pas la formation, hurla la baiseuse ! Le voile nous joue des tours ! Ce n'est rien de plus qu'une illusion. Réfléchissez un peu bande d'idiots ! Personne ne peut survivre à une telle chute.

— Personne à part l'élue du Dieu-Double, cria Aldea pour couvrir l'hystérie collective qui se propageait.

Théâtrale, la jeune reine leva un bras en direction du limier, et transmit ses intentions à son ombre. Le sbire de la baiseuse orienta son arbalète, droit sur sa patronne. Ce geste infime déclencha une vague de fatigue qui draina la jeune reine telle une sangsue attachée à son crâne. Par le Dieu-Double, son « autre » n'avait pas exagéré. Elle ne pourrait pas jouer à la marionnettiste bien longtemps sans s'évanouir.

Le limier luttait de tout son être contre la force qui s'amusait avec lui. Mais Aldea ne comptait pas laisser cet enfoiré prendre le dessus. Hurlant presque intérieurement, elle concentra tous ses efforts sur son doigt.

Plie-le ! Allez, plie-le !

Le carreau atteignit la baiseuse en plein dans l'aine.

— Espèce de...

L'insulte s'étouffa dans sa gorge. Brisée en deux, elle s'effondra en arrière, une main agrippée par réflexe à l'hampe du carreau qui dépassait de son corps. Du sang imbibait déjà son gambison.

L'ombre relâcha son emprise sur le limier qui tituba en avant. Aldea eut l'impression de pouvoir reprendre un souffle quelle ne se souvenait pas avoir retenu. Une sueur froide coulait le long de sa tempe.

— Non ! hurla le limier en se précipitant vers la baiseuse blessée. Non ! Non ! Non ! Ce n'était pas moi ! Patronne, vous devez me croire ! Je n'ai jamais voulu ça ! Mon corps, elle... elle le contrôlait, je vous le jure.

— Il dit vrai, lança Aldea qui faisait son possible pour dissimuler sa respiration sifflante comme une flûte bouchée. Nul ne peut désobéir à la véritable souveraine de la Tour !

— J'peux pas mourir bordel, gémit la baiseuse. Pas maintenant ! Pas si prêt du but. Mindra, je suis désolée.

Ses yeux s'emplirent de larmes. Le goutte-à-goutte de sa blessure tachait le marbre blanc. Le limier la saisit entre ses bras, presque amoureusement.

— Bougez surtout pas patronne, touchez à rien. Cette blessure n'est pas fatale. Si on vous remonte rapidement, vous vous en sortirez. Je vous le promets.

— Voyez ce qu'il en coute de lever la main sur votre souveraine, hurla Aldea pour être entendue de l'ensemble des arpenteurs qui n'osait plus esquisser le moindre geste.

Telle une magicienne de troupe d'amuseurs publics, elle leva une main, paume tendue en direction de la baiseuse. Il lui fallait achever d'assoir la terreur qu'elle leur inspirait avant qu'ils ne trouvent le courage de riposter.

Mentalement, elle projeta son ombre, prête à y jeter ses dernières forces. La chef des arpenteurs se tétanisa. Aldea serra alors le poing, et le leva en l'air ! La baiseuse se releva à gestes lents, comme un automate Aldyrien au mécanisme rouillé.

— Quelle est la sentence pour l'agression d'un membre de la lignée royale? cria-t-elle

Affaiblie par sa blessure, la chef des arpenteuses luttait à peine contre le pouvoir de l'ombre. Malgré tout, Aldea sentait son cœur battre de plus en plus fort, comme si chacune de ses pulsations voulait la faire imploser. Qu'importe ! La salope devait payer pour l'avoir jetée en pâture aux moelles.

Un pas après l'autre, elle approchait de la rambarde. Le limier tirait sur son bras pour la retenir, en vain.

— Tu n'as pas à faire ça ! hurla Sybill qui s'était ressaisie la première et approchait à pas lents.

— Recule ! lui ordonna Aldea. Elle doit payer pour ses crimes, pas toi. Tu as tenté de me protéger, et je t'en suis reconnaissante. (Elle haussa la voix). Aucun de mes fidèles n'a à me craindre !

La baiseuse atteignit le pied de la rambarde. Le limier s'arc-boutait toujours dans son dos pour stopper son inéluctable marche vers l'Envol.

— Je comprends que tu veuilles te venger, plaida Sybill. Crois-moi. Mais cela n'entraine que le malheur des survivants.

Aldea ignora le plaidoyer de l'ex-magistère. Elle comprenait ? Vraiment ? Quelle farce ! Personne ne pouvait comprendre l'ampleur de ce qu'elle avait subi, et encore moins perdu.

La baiseuse se hissait maintenant sur la rambarde. La hampe du carreau frottait contre le marbre et déchirait encore plus sa blessure, tachant la surface immaculée d'un flot écarlate.

Par le Dieux-Double. L'effort requis pour la forcer à accomplir ces derniers gestes devenait presque insoutenable. Le sol tanguait sous ses pieds, son champ de vision réduit à une tête d'épingle.

Presque. Elle allait payer ! Enfin !

Un coup violent projeta Aldea tête la première contre le marbre du sol. Un éclat de douleur lui vrilla le crâne. Avant qu'elle ne réalise ce qui arrivait, deux grosses mains la retournèrent sur le dos, et crochèrent la chair tendre de son cou.

— Les dieux m'offrent une seconde vengeance ! beugla Recto, pesant de tout son poids contre les reins d'Aldea. Cette fois, je ne les laisserais pas finir le travail à ma place.

La bave aux lèvres, il lui réchauffait le visage d'un halètement lourd et chaud d'amant trop empressé.

— Voilà ce que nous coute l'impatience, susurra son ombre, l'air plus déçue qu'effrayée

Aldea, pour sa part, paniquait. Des ses ongles, elle griffa les avant-bras de son tortionnaire, mais ses mains minuscules en comparaison des poteaux qui l'enserrait, ne réussirent qu'à agacer Recto. Au milieu des pulsations assourdissantes du sang qui battait à ses tempes, elle entendit à peine les cris de Sybill qui s'était jetée sur l'immense brute. Autant vouloir perforer les murs d'une forteresse à coup de glaviots.

Fais quelque chose, hurla intérieurement la jeune reine !

— À nos ordres, répondit l'ombre amusée.

Recto se figea, comme le limier et la baiseuse avant lui. Hélas, cela signifiait que ses mains formaient un étau encore plus inamovible qu'avant autour du cou d'Aldea.

Elle tenta d'imaginer l'ombre en train de desserrer son étreinte, mais rien ne se produisit. Elle tâtonna à la recherche d'une prise, n'importe quoi, pour repousser son assaillant, grappillant dans ses forces qui vidaient avec la rapidité d'une vessie d'ivrogne.. C'est là qu'elle le sentit. Le contour dur d'un manche glissé dans les replis de son plastron.

Oui !

Elle tira dessus. Entre ses mains luisait la lame ronde utilisée par les arpenteurs pour tuer les moelles.

Sans un battement d'hésitation, elle la plongea dans les chairs tendres de la nuque de Recto. Son visage toujours figé, il demeura étrangement stoïque malgré l'acier qui le perforait presque de part en part. Son sang s'écoula, d'abord en lent filet le long de l'arrondi de la lame, puis à flot lorsque la jeune reine arracha le fer de sa plaie pour la replanter, encore et encore. Ce geyser chaud la noya à moitié, mais cela ne faisait qu'alimenter sa hargne d'en finir avec cette enflure.

Lorsque Recto regagna le contrôle de son corps, aucun rebouteux n'aurait pu le sauver. Il agonisa dans un râle, tout son poids écroulé contre Aldea. Elle faillit hurler, terrifiée à l'idée de finir étouffé sous son agresseur. Heureusement, Sybill repoussa le corps inerte, et offrit son bras à la jeune reine qui s'en saisit.

Haletante, couverte de sang, elle se redressa. L'air ahuri des arpenteurs survivants manqua de la faire éclater de rire. Voilà ce qui arrivait lorsqu'elle voulait jouer les grandes reines.

— Oh, mais ce n'est pas de la pitié que tu lis sur leur visage, commenta son ombre.

Aldea observa son « public » plus attentivement. Leurs lèvres pincées à en blanchir, les tremblements dans leurs épaules, leurs regards incapables de soutenir sa vue. Oh ! Oui ! Son « autre » disait vrai. Elle les tenait !

— Saisissez là ! ordonna-t-elle en pointant du doigt la baiseuse effondrée au pied de la rambarde, lovée dans les bras du limier.

L'effort soudain fit vaciller Aldea. Des points blancs illuminèrent la périphérie de sa vision. La mâchoire crispée, elle dissimula son malaise sous une façade d'indifférence. Une reine ne montre pas sa faiblesse.

Pommeau réagit le premier. L'ancien officier des lames agrippa la baiseuse par une épaule. Quand le limier fit mine de s'interposer, il lui carra le fruit de son surnom entre les chicots, projetant son crâne contre la rambarde dans un bruit de noix fracassé.

Sybill ne parvenait pas à détacher son regard du corps de Recto dont l'écœurante plaie à la nuque dévoilait le cartilage de son œsophage, son expression figée sur un rictus étonné.

Qu'un-Œil cessa ses imprécations pour prêter main-forte à son camarade silencieux. Tous deux trainèrent leur ancienne chef aux pieds d'Aldea.

La jeune reine jaugea ses deux « sujets ». Pommeau avait empêché Sybill de lui porter secours lorsque les moelles la dévoraient, mais cette preuve de fidélité le dédouanait. Pour l'instant. Qu'un-Œil ? Dur de savoir ce que ce grand homme couvert de tatouages bigarrés pouvait bien penser. Mais tant qu'il agirait avec déférence, il vivrait.

— Avant d'être interrompu, dit la jeune reine d'une voix qu'elle espérait forte malgré son souffle haché, il me semble avoir posé une question. Quelle est la sentence pour l'agression d'un membre de la lignée royale?

Avant que Pommeau ou Qu'un-Œil ne dégoise, la baiseuse releva la tête, et ancra son regard d'un bleu limpide dans celui d'Aldea.

— Je te, commença-t-elle avant de crisper sa mâchoire. Je vous serais bien plus utile vivante que morte, votre majesté.

Aldea frémit de plaisir. Cela faisait une éternité que personne n'avait prononcé son titre pour autre chose que des moqueries. L'entendre chargé du respect qui lui était dû, de la bouche d'une traitresse en plus, rétablissait l'ordre naturel.

— Quelle utilité pourrais-je bien avoir de fidèles qui se montrent infidèles ? Et pour quelle raison t'accorderais-je une faveur que tu m'as refusée ?

— Je peux vous permettre de sortir des caves, lâcha la baiseuse tout à trac. Avec cette expédition, j'ai atteins le quota, je vais être libérée. J'aurais alors les accès pour vous aider à fuir. Je...

Aldea soupira.

— Comme si je pouvais te faire confiance. Je ne suis pas dupe. Une fois partie des caves, tu m'oublieras comme tous m'ont oubliée.

— Non, non, je vous jur...

— Silence ! (Aldea lui décocha une gifle qui lui brûla la paume.) Quelqu'un m'a dit un jour que les menaces ne pèsent rien si elles ne sont pas suivies d'action, or, si j'épargne ceux qui ont attenté à ma vie, que vaut ma parole ? (Elle désigna la rambarde à Qu'un-Œil et Pommeau.) Balancez là.

Ses deux hommes de main obtempérèrent. Malgré sa blessure, la baiseuse se débattit comme une furie.

— Bande d'enfoirés ! hurla-t-elle. Lâchez-moi ! Vous pouvez pas me faire ça ! Pour toutes les fois où j'ai sauvé vos vies bande de misérables ! Sales ingrats de merde !

Pommeau, dont l'entrainement de l'étage des Lames l'avait préparé à gérer ce genre de situation, se contenta de lui tordre un bras dans le dos, la paralysant de douleur. Qu'un-Œil se crispait sous les assauts verbaux de son ancienne patronne, mais ne fléchit pas.

— Non, gémit Sybill sans faire mine d'intervenir.

Le limier, encore sonné, se releva en chancelant.

— Réfléchis bien à ce que tu t'apprêtes à faire ! lui cria Aldea.

— Aide-moi je t'en supplie, plaida la baiseuse. Tu as promis de me soutenir jusqu'au bout ! Tu pourras partager ma couche !

Le grand échalas ouvrit la bouche un instant avant de la refermer. Il lança un regard presque vide en direction d'Aldea. Elle le soutint sans broncher. Les poings serrés contre ses flancs. Il détourna le regard, et s'écroula au sol, les épaules secouées de sanglots silencieux.

Pommeau et Qu'un-Œil plaquèrent la baiseuse contre la rambarde. Le choc interrompit sa litanie d'insulte. Aussi insensible qu'une pierre, l'ex-officier saisit son ancienne chef par une épaule, et la souleva par-dessus la rambarde, prêt à la faire basculer dans le vide.

— Non ! hurla la baiseuse à pleins poumons, elle n'osait plus se débattre de peur de faciliter la tâche de ses bourreaux. Menteurs ! Fils de chiennes ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Ma fille, je dois retrouver ma fille. Je vous en supplie.

— Attendez, ordonna Aldea.

La jeune reine approcha de la baiseuse dont le beau visage avait perdu toute couleur. Les larmes aux yeux, et la morve aux narines, l'image de la femme crainte de toutes les caves prenait l'eau.

— Vous seriez prêtes à tout pour votre fille, n'est-ce pas ? murmura Aldea.

La baiseuse acquiesça, comme si sa vie en dépendait. Ce qui était le cas.

— Oui, votre majesté. Pour elle, je risquerais ma vie. (Elle marqua une pause.) Pour vous aussi. Si... si vous me permettez de la retrouver, je dévouerais mon existence à votre cause.

— Dans ce cas, dit Aldea.

La jeune reine planta sa lame dans le creux de la nuque de la traitresse. Qu'un-Œil lâcha un hoquet de surprise, et Sybill hurla un pitoyable « non », mais personne n'esquissa le moindre geste pour l'arrêter.

La main sur la poignée logée dans cou de la baiseuse, Aldea admira son regard bleu virer au gris. Sa victime tressaillit à peine, la bouche envahit de gargouillis et d'une mousse écarlate. Lorsqu'elle arracha la lame, plusieurs pulsations de sangs lui poissèrent le visage, et les vêtements. Elle n'en avait cure, trop absorbée par le sentiment de puissance et de soulagement mêlé qui l'envahissait, purifiant son esprit.

— Tu as parfaitement compris le risque, commenta son ombre. Et tu as fait ce qui s'imposait. Je suis fière de nous.

Aldea se serait bien contenté de faire subir l'Envol à cette traitresse, mais en effet, elle représentait une menace bien trop grande. Entre sa perception des brèches, et son puissant désir de retrouver sa fille, tout portait à croire que la baiseuse avait le potentiel d'éveil. La jeter au fond des caves revenait à se créer des ennuis pour plus tard. La jeune reine ne pouvait le permettre.

— Qu'attendez-vous de nous, ma reine ? demanda Qu'un-Œil pour dissiper le silence pesant.

Sybill, tétanisée, observait Aldea comme une bête enragée. Le limier sanglotait au-dessus du corps inerte de la baiseuse, murmurant des « pardon » pathétiques. Pommeau frottait le sang qui avait giclé sur son plastron, l'air plus ennuyé pour ses vêtements que pour son ancienne chef. Tous observaient Aldea du coin de l'œil, la peur plus prégnante que jamais dans leurs regards.

Ses premiers fidèles. Ses premières foulées sur le chemin de la rédemption.

— Nous allons échapper aux caves, annonça-t-elle.

Restait à trouver comment.

***

(À suivre courant septembre, je profite des vacances pour peaufiner les détails et me reposer, tout simplement ^^)

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