Chapitre 20 - La mort & L'essor
Aldea reprit conscience, noyée par l'obscurité. Seul son faible souffle fendait l'oppressante chape de silence. Une odeur de poussière, de moisissure et de stagnation s'insinuait dans ses narines, comme pour aviver le goût métallique dans laquelle baignait sa gorge.
Que ? Comment ?
La jeune reine tenta de trier ses pensées. Elle ne se rappelait que trop bien la douleur des horreurs dévorant ses chairs, le chaos et la folie qui avait saisi les arpenteurs, mais surtout, la chute. Terrifiante. Interminable. Accompagnée d'un hurlement qui avait puisé dans ses dernières forces.
Et puis, plus rien.
Avec un tel plongeon, la mort n'était pas un risque, mais une certitude. Alors pourquoi parvenait-elle encore à penser ? À sentir ? Elle ne voyait qu'une seule explication plausible : elle était belle et bien décédée, mais la porte des morts refusait de s'ouvrir pour elle. Quelle disgrâce. Rejetée par sa famille, et maintenant la Tour elle-même. Resterait-elle dans les limbes pour l'éternité, comme une vulgaire trace de saleté sur le perron du Dieu-Double ? L'idée manqua de la faire rire. Ou du moins, elle l'aurait fait glousser aux éclats si son corps acceptait de bouger.
Une réalisation soudaine lui cailla les tripes. La chute ne l'avait pas tuée, mais paralysée ! Mourir sur le coup aurait été trop tendre. Cette enflure de Dieu-Double lui réservait une agonie bien plus longue. Ce n'était pas du dédain qu'il avait à son égard, mais de l'hostilité. Pas étonnant que cette divinité à la manque garde sa putain de porte fermée. Dans le cas contraire, Aldea lui aurait refait ses deux râteliers pour lui faire ravaler sa cruauté !
Qui sait, elle pouvait peut être encore le faire ! Oui ! Il allait voir ce bâtard.
Avec l'impression de décocher des coups de bélier contre sa propre cervelle, la jeune reine se concentra sur un seul objectif : bouger. Rien qu'un membre. N'importe lequel. Les jambes. Rien. Les bras. Même chose. Un orteil, allez, rien qu'un orteil. L'effort lui donnait la sensation de s'infliger des saignements mentaux, mais pas le moindre tressaillement ne récompensa ses efforts.
— Cesse donc de lutter, je n'ai pas encore terminé. Tu me compliques inutilement la tâche.
La voix au timbre féminin avait résonné au creux de son oreille, comme un murmure. Aldea aurait bien poussé un cri de surprise si sa gorge nouée ne l'en empêchait pas. Son timbre lui évoquait quelqu'un de très familier sans qu'elle ne comprenne qui. Et puis, de quelle tâche parlait cette inconnue ?
— Les explications viendront plus tard, susurra la femme. Tu es très amochée. Déjà que nous n'avons pas le plus beau plumage du poulailler, tu pourrais au moins faire l'effort d'en prendre soin.
Que ? Quoi ? Elle hallucinait ou cette inconnue venait de lire ses pensées ?! Comment ?
L'afflux d'informations tourbillonnait dans le crâne d'Aldea. Sa respiration s'accéléra, ce qui, avec un thorax paralysé limitant ses goulées d'air, revenait à s'asphyxier dans sa propre panique.
— Si tu ne te calmes pas, je peux toujours te renvoyer dans les limbes de l'inconscience. Qu'en dis-tu ?
Une pression autour de la gorge d'Aldea ponctua la proposition. Son afflux limité d'air se changea en sifflement douloureux. Non, non, il ne fallait pas qu'elle sombre. Elle ne voulait pas perde le peu de contrôle qu'elle avait encore.
— Alors, respire plus doucement. Rappelle-toi ce que nous disait ce vieil idiot de Lyoness avant chaque cours de chant.
Le conseil de feu son professeur lui revint avec l'aisance de la leçon radotée à l'excès. « La respiration est le métronome du corps. Trop vif, il épuise. Trop lent, il endort. Maitrisez en le rythme, et vous maitriserez votre vie, princesse. » Ce conseil grandiloquent détourna l'attention de la jeune reine de la question qui se pressait en elle : d'où cette inconnue connaissait son vieux professeur mort il y a de cela dix hivers, au bas mot ? À la place, elle se raccrocha à ce souvenir comme une naufragée à une planche de bois. La panique reflua doucement. Inspiration. Expiration. Oui, voilà, elle contrôlait sa respiration, pas l'inverse. Son cœur se cala sur la cadence de son souffle.
— Bien mieux, commenta l'inconnue en relâchant l'appui de sa gorge. Maintenant silence.
Facile, je ne contrôle pas ma bouche.
— Ne fait pas semblant de ne pas comprendre. Tâche de ne penser à rien, ça me déconcentre, et tu ne me veux pas déconcentrer en ce moment.
Quelle grande idée. Seul problème, penser à ne penser à rien, revient à penser à quelque chose.
— Moins de sarcasme. Plus d'effort.
Aldea ne soupira pas – il lui fallait garder sa respiration sous contrôle – mais l'envie ne manquait pas. Elle avait toujours détesté la méditation. Elle préférait laisser s'envoler ses pensées vers les récits fantastiques et autres descriptions des règnes héroïques de ses ancêtres lus dans les ouvrages de l'étage des lettres. Elle s'imaginait siégeant aux côtés de Sidli Poing-de-Fer lors de ses séances de jugement, voir s'envolant à dos de dragon, ces créatures mythiques décrites dans les annales des terres sacrées.
Des craquements interrompirent son escapade mentale. Aldea devinait, plus qu'elle sentait, des tressautements dans son corps. Cela lui fit prendre conscience d'un détail pourtant évident : elle ne ressentait aucune souffrance. Après tous ces jours avec la douleur comme compagne de voyage, son absence laissait un vide tout à fait appréciable. Cela n'expliquait pas ce que l'inconnue lui faisait ? Est-ce qu'elle tentait de la soigner ? Mais comment ? Après une chute pareille, la rafistoler revenait à chercher à ramener à la vie un tas de chair à saucisse.
L'image des victimes de l'Envol surgit dans son esprit comme des diables en charpie, plutôt qu'en boite. Ces corps aux membres déchiquetés, jambes et bras arrachés par la pression sanguine causée par l'impact. Les jets rouges en croix au point de chute. Un filet de bile grimpa à l'assaut du fond de sa gorge.
— Ce genre d'image ne m'aide vraiment pas. Surtout que j'ai déjà arrangé le pire. Tu seras presque comme avant.
Presque ? Qu'est ce que vous voulez dire par presque ?
Pour toute réponse, une nouvelle série de soubresauts secoua sa carcasse, accompagnée une fois encore de ces étranges craquements de pierre fendue. Ce bruit lui évoquait quelque chose. Un lointain souvenir qui semblait jouer à cache-cache en périphérie de sa mémoire. Des os que l'on casse ? Un crâne que l'on broie ? Non, elle associait ce bruit à quelque chose de plus personnel, de presque triste.
— Ton optimisme à toute épreuve fait plaisir à entendre.
Aucun évènement récent ne m'incite à l'euphorie, et certainement pas finir paralysé après une chute au fond de la Tour, plus loin que jamais du sommet.
— Toujours mieux que la mort, tu ne crois pas ?
Tout dépend de mon état. Certains handicaps sont pires que la miséricorde offerte par la Niveleuse.
Un rire qui lui parut familier - trop familier - vibra à l'oreille d'Aldéa.
— Toi et moi, nous sommes des survivantes, et tu le sais, murmura la voix. Qu'importe notre condition, tant que nous pouvons accomplir notre vengeance !
Sauf si cette condition est la paralysie. Même avec toute la bonne volonté du monde, aucune légende ne parle de légume accomplissant des hauts faits.
— Elle n'est que temporaire. Tu as assez souffert, et tu souffriras encore, alors si je peux nous offrir un instant de répit, je le fais.
Aldea garda ses remerciements pour plus tard. L'inconnue ne lui inspirait guère confiance. Le fait qu'elle lise en elle comme dans un livre ouvert la rendait d'autant plus terrifiante.
— Si je ne comprenais pas parfaitement les raisons de ta méfiance, je me vexerais. Mais cessons ces chicaneries. Le temps de la miséricorde s'achève.
De quoi parlez...
Un trop plein de douleur remplaça le vide sensoriel. Les pensées d'Aldea s'embrasèrent dans les flammes de sa souffrance. Chaque morceau de peau, chaque os, chaque muscle, et surtout, chaque nerf, se réveilla, hurlant, comme caressé par un tison ardent. Elle cria, ou crût crier, à s'en décrocher la mâchoire. À moins qu'elle ne se soit tendue à s'en éclater les molaires ? L'inconnue susurra des encouragements à son oreille, mais elle n'en distingua aucun sens, tout son être trop concentré sur sa noyade dans le flot de tourments.
Après une éternité qui n'avait dû durer que quelques battements de cœur, la douleur reflua. Pas complètement. Aldea percevait comme des lames glissées aux jointures de ses jambes et de ses bras ainsi qu'une chaleur lancinante au niveau de son scalp. Mais à côté de ce qu'elle venait de subir, ces souffrances ressemblaient au doux massage aux huiles que ses esclaves lui administraient après un bon bain chaud.
— Nul ne peut échapper à la douleur, elle ne peut qu'être retardée, commenta la voix. Mais ta résistance est admirable, les épreuves nous on parfaitement forgées.
De quoi parlait-elle ?
La jeune reine remua légèrement pour essayer de percevoir les limites de son corps. Ses doigts répondaient. Elle sentit quelque chose de froid sous sa paume, et une impression de mollesse contre son dos. L'obscurité laissait la place à une lueur blanche diffuse qui irrita ses yeux, l'obligeant à les refermer un instant.
Aldea força ses paupières à s'ouvrir. Ses yeux rendus sensibles par leur plongée dans l'obscurité s'inondèrent de larme. À travers le trouble aqueux, allongée sur le dos, elle distingua le noyau du colimaçon en surplomb. L e sommet disparaissait dans une spirale mangée par les ombres.
Par les quatre testicules du Dieu-Double. Elle avait bien chuté, et de très haut. L'impact briserait même la plus solide des armures. Son état devait être atroce. Tenaillée par l'appréhension, mais voulant en avoir le cœur net, la jeune reine se redressa sur ses avant-bras. Ce mouvement provoqua un craquement accompagné d'un glissement mou.
Lorsqu'elle vit ce qui l'avait provoqué, elle manqua de hurler à nouveau.
Son coude se plantait dans la joue d'un visage décharné. La mâchoire éclatée, aux chairs des joues distendues, s'ouvrait sur un sourire impossiblement large. Aldea retira son bras en panique, mais partout où elle portait le regard, le même spectacle se gravait dans ses cauchemars. Corps après corps tordus comme de vieilles brindilles, le visage déformé par des rictus d'effroi, leurs membres arrachés éparpillés en un pèle mêle morbide que révélait l'imperturbable lueur des torches de feu blanc serti dans les parois en surplomb.
La jeune reine se releva d'un bond. La peur qui montait en elle fût supplantée par l'étonnement de sentir son corps répondre aussi bien. Aucune courbature ou élancement n'avait gratifié son soudain effort. Elle tenta de trouver un endroit ou prendre appui. Malheureusement, aucune surface n'était épargnée par le charnier. Le mieux qu'elle put faire fut de se tenir sur un torse recouvert d'un lourd harnois qui lui évitait de sentir la chair molle sous ses pieds nus.
Elle retint sa respiration glacée au fond de sa gorge. Un frisson lui grimpait l'échine. À quel moment avait-elle perdu ses chausses ? Ce détail n'était pas le seul élément incongru. Ses jambes aussi étaient nues, son haut de chausse déchiré au niveau des cuisses. Les mains tremblantes et le souffle court, Aldea entreprit de se palper, de détailler ce qui clochait chez elle. Une importante couche craquelée marron recouvrait les parties nues de sa peau. Du sang séché. Il imprégnait tout, et en particulier son gambison partiellement déchiqueté gorgé comme une outre morbide. S'il s'agissait de son sang, la quantité perdue aurait pu tuer un cheval !
Aldea gratta la pellicule caillée, son écœurement supplanté par la curiosité morbide. Ses blessures ? Où se trouvaient ses blessures ? Elle remarqua bien vite que, la ou sa chair aurait dû être une succession de trous et autres marques de dents se tenaient des portions de peau claire, presque rose, aussi neuve qu'un nouveau-né. Une bande de cette même chair ceignait le pourtour du sommet de ses cuisses. Prise d'un doute soudain, elle souleva son gambison. La blessure à son flanc présentait la même teinte parfaite.
Impossible. Elle ne pouvait pas être en meilleur état après sa chute qu'avant ! Elle hallucinait. Tout cela se pouvait se dérouler que dans sa tête. Sans ça, elle ferait forcément partie du massacre qui l'entourait.
— Contrairement à toi, le voile n'a pas su les éveiller, susurra la voix désormais familière au creux de son oreille.
Aldea se tourna en tout sens à la recherche de l'auteur de ces mots. En vain. Elle était seule dans les tréfonds, du moins, la seule vivante. Elle sentit un rire s'extirper de ses lèvres. Un rire fou, aussi fou que sa situation.
— Vous essayez de me tourmenter ? cria la jeune reine.
Sa voix se répercuta dans la vaste catacombe improvisée, comme si l'armée de corps lui répondait.
— Au contraire, répondit la voix. Et je ne me cache pas. Mais il est vrai que je suis très facile à oublier.
Aldea fit un nouveau tour sur elle-même, en équilibre précaire sur son tas de cadavres. Toujours rien.
— Allez vous faire enfiler par tous les démons de l'entre-deux ! beugla la jeune reine.
— Je nous pensais plus perspicaces que cela, dit la voix, impassible, une fois encore toute proche.
Cette fois, Aldea tenta une autre approche. Elle lança sa main dans la direction du son. Ses doigts griffèrent le vide. Un rire accueillit sa tentative. Par les deux trous du cul du Dieu-Double. Pourquoi ces accès d'hilarité lui étaient si familiers ? Était-ce Violine ? Mais que viendrait faire sa traitresse de jumelle dans le trou du cul de la Tour ? Cela n'avait aucun sens. Mais son existence n'en avait pas beaucoup depuis un bon moment.
— Tu chauffes, la titilla la voix sur un ton de jeune fille joueuse.
— Je n'ai aucune patience pour ce genre de devinettes, grinça Aldea.
— Oh, j'en suis parfaitement consciente. Mais tu devrais apprendre à t'amuser de temps en temps.
— L'endroit me semble très mal choisi pour m'y mettre.
La jeune reine ne savait pas s'il elle devait s'agacer ou être terrifiée par la situation. L'inconnue pouvait lire ses pensées, la paralyser. Elle était à son entière merci.
— Tout ce pouvoir, et je choisi pourtant de te remettre en état. Réfléchis un peu, vilaine ingrate.
— Puisque vous ne voulez pas vous montrer, dites-moi au moins qui vous êtes, et ce que vous me voulez ?
— Vaste question. Que veux-tu, toi ?
Aldea soupira, les épaules basses. Ce petit jeu ne menait à rien et la fatiguait. Elle leva les yeux vers la spirale du noyau. Combien d'étages allait-elle devoir gravir pour regagner les caves ? Elle émit un ricanement qui sonnait comme un sanglot. Encore faudrait-il qu'elle ne soit pas en train de rêver tout cela. Et quand bien même, comment pouvait-elle espérer survivre aux brèches seules, et surtout, aux moelles. Ces choses avaient bien failli l'avoir une fois déjà.
— Tu penses bien trop aux obstacles, et pas assez à l'objectif, commenta la voix. Je croyais ta détermination bien plus ancrée. Dis-moi plutôt ce que tu veux. Au fond de toi ?
L'inconnue voulait jouer, alors autant entrer dans son jeu.
Les paupières closes, les mains serrées, la jeune reine puisa en elle. En un sens, elle n'avait pas réellement besoin de le faire. Elle savait pertinemment ce qu'elle désirait. Depuis la promesse qu'elle s'était faite au cours du blizzard rouge, il s'agissait de l'unique chose qui l'empêchait de se rouler en boule dans un coin pour se laisser mourir. Ce qu'elle voulait se résumait en un seul mot aux implications sanglantes : la vengeance.
— Parfaitement, susurra la voix. Sans cette volonté ancrée au plus profond de nous, tu n'aurais jamais pu t'éveiller. Seuls ceux qui connaissent la souffrance de tout perdre, sans pour autant abandonner l'espoir de tout retrouver, le peuvent. Et plus importante est cette chute, plus puissant est l'éveil. Toi et moi, nous allons accomplir ton désir.
Ces propos, bien que sibyllins, résonnaient dans le cœur de la jeune reine. Était-ce cela que mentionnait le primat Daelus ? Avait-elle réussi son épreuve.
— Oh que oui tu as réussi. Si tu savais à quel point.
Le timbre triomphal de l'inconnue était communicatif, et Aldea sentit un franc sourire étirer ses traits.
— Cela ne me dit toujours pas qui vous êtes, tenta-t-elle à nouveau. Ni si tout cela est réel.
— Tu peux me croire, ce que tu vis est on ne peut plus réel. Plus vrai que tous les faux semblants qui ont constitué ton existence jusqu'à ce moment. Tu vois le pan de mur en face de toi ? Celui juste sous la torchère ?
Entre deux tas de corps, une portion arrondie de marbre blanc apparaissait, l'air aussi banal que peut l'être un mur au pied duquel s'étale des cadavres.
— Approche-t'en.
Aldea failli rétorquer un « pour quoi faire », mais sût d'instinct que cela ne mènerait à rien. Aussi prudemment que possible pour ne pas déshonorer plus encore les corps mutilés sur lesquels elle marchait, elle grimpa jusqu'à l'endroit indiqué. La torche en surplomb inondait le mur de marbre d'un éclat désagréable pour ses yeux encore sensible.
— Et maintenant ? demanda-t-elle.
— Observe
Aldea fixa la surface claire, s'attendant à voir Dieu-Double savait qu'elle chose étrange émerger du mur.
Elle crû un instant que les torches de la pièce lui jouaient des tours lorsque sa silhouette s'étira en grand sur la surface face à elle, comme un des spectacles d'ombres dont les Médoniens agrémentent leurs festivals d'équinoxe. Lorsque les contours sombres se mirent à s'agiter, alors qu'elle ne bougeait pas d'un pouce, elle comprit.
— Comment est ce possible ? balbutia Aldea, estomaquée. Tu ne peux pas être...
— Vivante ? termina son ombre.
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