Chapitre 18 - Le voile & La moelle
— La Gueule pue toujours autant de la gueule, lança le limier en ricanant à sa propre blague déplorable.
Comme un parterre d'épleurés au pied d'une tombe - leur tombe - l'équipe des arpenteurs se tenait à la frontière de la première marche de l'escalier menant dans les profondeurs de la Tour. Un relent d'air vicié s'en échappait, comme pour indiquer qu'y pénétrer était aussi malsain que disputer un quartier de viande à des loups affamés.
— Charmant, commenta Sybill.
La silhouette tordue de l'ex-magistère se détachait à peine dans la demi-obscurité. Placée ainsi, à la lisière entre les flammes du camp et les marches qui disparaissaient quelques mâts plus bas, rongées par les ombres de la Gueule, elle ressemblait à une âme égarée au bout du monde.
Cette ambiance de deuil n'épargnait pas le reste de l'équipe. La baiseuse observait ses subordonnés en silence, comme un prêtre désapprobateur. L'inexpressivité de Pommeau lui donnait des airs de gargouille, et Qu'un-Œil marmonnait des imprécations dans une langue aux accents roulants qu'Aldea ne connaissait pas. Nul besoin d'être polyglotte pour se douter qu'il appelait la clémence d'elle ne savait quel panthéon. Pour sa part, elle se fichait bien de chercher le réconfort du Dieu-Double. Il ne l'avait guère aidée jusque là, alors à quoi bon chouiner dans ses robes maintenant ?
Seule tâche à ce tableau lugubre, Recto semblait presque de bonne humeur. Ce qui chez lui se traduisait par un air absent et une lippe pendante.
— A qui l'honneur ? lança le limier à l'attention d'Aldea et de Sybill.
— Si elles hésitent, j'peux en prendre une au pif et la balancer devant, cracha Recto.
La baiseuse lui adressa un regard noir qui lui rabattit son caquet plus efficacement qu'une remarque cinglante.
— Je te laisse ma place, murmura Sybill à l'oreille d'Aldea. Si je propose de passer devant, tu vas encore te faire des idées à mon propos.
La jeune reine crispa les mâchoires pour s'empêcher de bafouiller une excuse. Après ses quelques heures d'un trop court sommeil, sa colère avait reflué en une calme indignation plus propice à l'introspection. Un terreau parfait dans lequel les graines du doute prenaient racine. La vexation de l'ex-magistère paraissait sincère. Elle l'avait sans doute jugée trop hâtivement.
N'avez-vous rien de plus urgent à penser qu'un nouvel ajout à votre collection de regrets ? demanda Mère. Et puis, ne vous ai-je pas déjà dit que la confiance est une denrée rare, ne soyez pas si désireuse de la dilapider.
Les propos de Mère sonnaient juste. Mieux valait garder les choses en perspective. À quoi bon s'ajouter des inquiétudes alors qu'elle risquait d'être frappée de mort subite à deux pas du seuil de la Gueule. Elle traça d'un doigt les contours des trous auréolés de sang séché qui perforaient son pourpoint. Ou pire.
Pourtant, la peur ne prédominait pas dans son esprit. Cet honneur revenait à l'impatience. Elle allait se soumettre au jugement de la Tour elle-même. Si elle survivait, cela voulait dire qu'elle en était digne de régner à son sommet. Elle le sentait, sans bien savoir se l'expliquer.
Vous devriez être terrifiée dans ce cas, susurra Mère, une pointe de satisfaction dans la voix. La Tour a déjà une reine légitime à sa tête, vous n'êtes plus qu'un doublon.
Votre petit jeu est transparent, Mère. Mais je n'ai pas besoin de vos piques pour aviver ma colère. Vous le savez, j'arracherais mon trône aux traitres qui me l'ont dérobé. Vous incluse.
Mère ne répondit pas, mais une sensation diffuse de satisfaction réchauffa les reins d'Aldea, comme une approbation silencieuse. Ragaillardie, elle avança d'un pas, prête à bondir sur la marche vaste comme une galère de guerre en contrebas.
Le limier l'arrêta d'une main crochée dans son épaule.
— J'apprécie l'enthousiasme, mais j'ai quelques petits conseils avant que tu te lances.
— Vous avez pour habitude de tout faire à la dernière seconde ?
— Et vous, l'habitude d'être désagréable avec tous ceux qui veulent vous venir en aide, princesse ?
Le limier affichait toujours son grand sourire benêt, mais son regard devenu noir entachait son habituelle nonchalance, glaçant les tripes d'Aldea. Le coup d'œil furtif qu'il adressa à Sybill n'arrangeait rien. Avait-il dit ça par dédain, ou en savait-il bien plus à son propos qu'il ne le laissait paraitre ? Non, s'il connaissait sa véritable identité, il aurait dit reine, pas princesse.
Le limier soupira, et la tension dans son attitude s'étiola, comme un cauchemar qui laisse un arrière-goût désagréable au réveil.
— C'est juste qu'on retient nettement mieux les choses quand la Gueule nous souffle dans la nuque et je déteste me répéter.
— D'accord, parvint à murmurer Aldea en dépit du choc.
— C'est valable pour toi aussi, dit-il en adressant un mouvement de menton à Sybill. Vous alternerez en tête de file à chaque rotation du sablier. (Il tapota du doigt une petite clepsydre accrochée à sa ceinture.) Et je ne veux personne qui joue les héros, les suicidaires ou les lâches. Quand je vous dis d'échanger vos places, vous échangez vos places. Compris ? Dans le cas contraire.
Le limier pointa du doigt l'arbalète en bandoulière dans son dos.
— Lorsque vous serez en tête, poursuivit-il, vous utiliserez ceci. (Il décrocha de sa ceinture une petite bourse en cuir et la tendit à Aldea.) Attention, ça coute deux bras et trois fesses.
La jeune reine en desserra les cordons.
— Une ficelle, de la viande séchée et un tas de cailloux ? demanda-t-elle déçue. Si vous trouvez cela précieux, j'ai connu des poubelles dignes de coffres royaux.
— Tu ferais une prêteuse sur gages des plus calamiteuse. (Le limier récupéra la ficelle des mains d'Aldea, l'air faussement vexé.) La barbaque, j'admet, pas une rareté, mais pour le reste, tu as entre les mains tout un tas de rubis Aldyrien non poli. (Il extirpa du sac un des cailloux qui brillait d'un faible éclat rouge à la lueur faiblarde des braseros. Un trou avait été percé en son centre.) Tu vois ?
Cet étalage de breloques n'impressionnait guère Aldea qui avait vu mieux dans les latrines du sommet. Ce type de trésor paraissait malgré tout incongru dans un tel endroit et soulevait une question qui lui avait échappé jusque là.
— Pourquoi s'aventure-t-on dans les profondeurs des caves au juste ? Qu'est-ce qui mérite de risquer nos vies comme ça ?
— La connaissance, lança Qu'un-Œil entre deux marmonnages d'imprécations .
Le limier lâcha un ricanement proche du hennissement.
— C'est touchant que tu y croies encore après tout ce temps, mais tu sais bien que c'est un bonus. C'est cette foutue moelle que les prêtres veulent. Si on n'en ramène pas assez, autant ne pas remonter.
— Comme on dit chez moi, répliqua Qu'un-Œil « La fortune est passagère, la connaissance éternelle ».
— La moelle ? demanda Aldea.
— Tu la reconnaitras quand tu la verras, dit le limier, un tic nerveux crispant son sourire. Crois-moi.
— Vous vous pensez dans un putain de salon de thé ? lança la baiseuse avec l'acidité d'un vinaigre rance. Abrégez.
Sans un mot, le limier noua l'extrémité de la ficelle au rubis et fit de même avec un des morceaux de viande. Utilisant le poids au bout, il la fit tourner comme une fronde, de plus en plus vite. Quand il relâcha sa prise, l'ensemble partit en avant et atterrit un demi-mât plus loin, sur la marche en contrebas.
— Boum, lâcha Recto, ses grosses pognes agrippées aux épaules d'Aldea.
La jeune reine manqua de lâcher un cri. Elle ne l'avait pas vu approcher.
— Exactement, dit le Limier. Avec de la chance, cela déclenchera une brèche s'il y en a. (Il adressa un regard appuyé à Recto.) Au lieu d'une de nos faces. Ne me demande pas pourquoi les rubis Aldyrien ont le plus de chance de les déclencher que de simple caillou cela dit. C'est un truc qui se passe d'arpenteurs à arpenteurs. Plus personne n'en connait les raisons.
— Qu'est ce que je te disais, rétorqua Qu'un-Œil. La connaissance surpasse la richesse.
— Donc, dit Aldea. Je lance cette chose devant moi, et si rien ne me saute au visage, c'est bon, c'est ça ?
— Tu crois qu'on aurait besoin d'une demi-portion dans ton genre si c'était si simple, dit Recto, sa demi-face couturée beaucoup trop proche. T'as pas encore pigée que t'es là pour crever à notre place ?
Seriez-vous encore en train de vous laisser manquer de respect par un péquenaud, ma fille ? demanda Mère. Deux fois depuis votre réveil, cela commence à faire beaucoup, même pour vous.
La poitrine d'Aldea flamba de colère.
— Tu n'es vraiment pas la flèche la plus affutée du carquois, cracha-t-elle. Si Sybill et moi mourons, qui nous remplacera en tête de file selon toi ? Les membres encore valides (Elle balaya l'équipe d'arpenteurs du regard avant de harponner celui, noir, de Recto). Ou l'éclopé ? (Le balafré écarquilla les yeux un instant, tordant les cicatrices de son visage.) Alors peut être que si tu avais de la jugeote, tu prierais pour qu'on survive aussi longtemps que possible, au lieu de te réjouir comme un demeuré.
Recto entrouvrit la bouche pour répliquer, mais, ne trouvant pas ses mots, il opta pour la rhétorique par le glaviot. Son argument atterrit entre les pieds d'Aldéa. Ses sales habitudes revenaient vite.
— Bien que Recto l'ait exprimé avec la finesse d'un kilo de patate, dit le limier. Il n'a pas tort. Ce stratagème a ses limites et toutes les brèches n'y réagissent pas. C'est pour ça que, lorsque vous êtes en tête, je vous veux focalisés entièrement sur vos sens. Le moindre picotement étrange, la plus minime des fluctuations dans l'air, le plus ridicule des goûts sur votre palais, vous le signalez à haute voix au reste du groupe qui suivra en file. La plupart du temps, il s'agira d'une perte de temps, mais il suffit d'une fois pour sauver les miches de tout le monde, alors n'hésitez pas. C'est compris ?
Aldea acquiesça. Que pouvait-elle faire d'autre de toute façon ? Si elle fuyait, elle finirait avec une longe de bois dans les intestins. Et puis... Elle se tourna vers les profondeurs de la Gueule. Sans pouvoir mettre le doigt dessus, quelque chose l'y attirait, et ce n'était pas la vue.
Sans un mot, la jeune reine récupéra la ficelle de ses mains, prit une profonde inspiration, et avança d'un pas pour descendre la première marche. Lorsque son pied toucha le sol, elle se figea, et...
Et rien, à part l'impression tenace de fouler un lieu sacré.
Elle lâcha un soupir silencieux puis, comme expliquée, elle lança la fronde improvisée devant elle avant d'observer les environs, attentive au moindre signe étrange. L'air vicié ne changeait pas de saveur, la lumière ondulait toujours au rythme des flammes, l'humidité poissait inlassablement son visage. Tout semblait en ordre. Elle avança jusqu'à l'endroit où s'était échouée l'extrémité de la ficelle, chargée d'une forte appréhension.
Toujours rien.
Elle soupira de nouveau et recommença l'exercice. Fronde. Observation. Avancer jusqu'au point d'impact. Fronde. Observation. Point d'impact. Rien. Encore. Et encore.
Quand aucun phénomène étrange ne se produisit après une vingtaine de séquences, Aldea gagna en assurance et les pinces qui tenaillaient son estomac relâchèrent un peu de leur pression. Sybill la suivait, le reste des arpenteurs sur ses talons, chacun séparé d'un demi-mât.
— On fouillera passé six étages, lança la baiseuse à la cantonade. Pas avant.
— Et si on croise de nouvelles inscriptions ? demanda Qu'un-Œil une supplique dans la voix.
— Tu utiliseras ta mémoire.
Le tatoué grommela une réponse qu'Aldea n'entendit pas. Six étages, cela représentait une belle trotte si l'escalier des caves partageait les dimensions de celui des étages supérieurs, ce qui semblait être le cas. D'ailleurs, jusqu'à quelle profondeur descendait-il ? Cent étages comme au sommet ? Plus ? Moins ?
Le passage de la frontière ombrageuse créé par le surplomb de la Gueule interrompit ses réflexions. Elle laissa son regard s'habituer à la pénombre. L'entrée, lardée de fissures, témoignait de la violence qu'avait nécessitée la destruction de la grille qui bloquait l'accès à l'escalier. Mais, passé quelques pas, la jeune reine eut la surprise de découvrir le colimaçon quasiment immaculé. Un miroir des étages supérieurs, dont l'absence du va-et-vient de badauds et autres porteurs créait un oppressant sentiment de solitude.
Les grands murs de marbres qui ceignaient l'escalier s'ouvraient sur de vastes voutes. Si les similitudes avec la surface continuaient, ils devaient mener aux portions en forme de demi-camemberts qui composaient les étages. Les torches de feu blanc fonctionnaient toujours. Bien que leur éclat soit très atténué, elles témoignaient de la robustesse des mystérieuses créations du Dieu-Double et baignaient les lieux d'une couleur de cervelle étalée. De l'autre côté, une rambarde s'ouvrait sur le noyau vide du colimaçon, colonne vertébrale de marbre et d'air vicié de la Gueule.
Vous devriez vous en approcher, susurra Mère. Admirez donc l'étendue réelle de votre royaume.
Aldea avança vers le noyau. Un pas après l'autre. Oui, elle devait voir.
— Hé ! cria Sybill. Lance la fronde !
La jeune reine se figea, cligna des yeux et observa la ficelle entre ses mains. À quoi servait-elle déjà ?
Vous êtes juste à côté. N'êtes-vous pas curieuse ?
Aldea fit un nouveau pas. La rambarde la surplombait d'une tête, mais si elle tendait les bras, elle pouvait s'y agripper et s'y hiss...
Un carreau claqua à côté de sa main. Trop fragile pour perforer le marbre de la tour, la longe de bois se brisa en une volée d'échardes qui lui lacérèrent les doigts. La douleur vive la fit basculer en arrière, en plein sur son postérieur royal.
— Qu'est-ce que tu fous ? demanda Sybill qui se précipitait à son côté, une lueur inquiète dans le regard.
— Si tu veux mourir, héla le limier, fait le de façon utile pour le groupe, pas en te jetant dans le vide.
— Le voile l'affecte déjà ? s'enquit Qu'un-Œil. C'est un mauvais présage.
— On n'aurait jamais dû repartir si tôt, cria Recto, sa voix habituellement tonnante affaiblie par des tremblements.
Aldea frissonna malgré la chaleur humide dans laquelle baignaient les entrailles de la Gueule. Qu'est ce qu'ils allaient imaginer ? Elle ne se serait pas jetée, elle voulait juste regarder.
— Désolé, dit-elle à Sybill. Pour la façon dont je vous ai traité, pour...
— Épargne ta salive, répliqua l'ex-magistère. Tu pardonnes et tu accuses au moindre changement de vent. Ta parole n'a pas de valeur.
Aldea se crispa. Les excuses qui lui brûlaient les lèvres avaient fini par lui échapper, mais elle ne les regrettaient pas, et bien que le doute de Sybill soit compréhensible, il la blessait.
En dépit de ses paroles acerbes, l'ex-magistère lui offrit sa main pour l'aider à se relever.
— Je vous assure que je suis sincère, dit la jeune reine en saisissant le bras gainé de bandages. Je vous ai mal jug...
Cessez de vous aplatir devant cette hypocrite, l'interrompit Mère. Elle n'est pas qui elle prétend être. Observez donc. Votre main.
Entre ses doigts, les bandages sales de Sybill avaient glissé, détendus par l'usage. En dessous, l'éclat d'une peau noire et lisse apparaissait. Indemne.
N'est-il pas étrange qu'elle dissimule ainsi une absence de blessure ? Les magistères n'ont guère l'habitude de faire leur travail à moitié.
Aldea retira sa main comme si le bras de sa compagne s'était changé en tison.
— Vous... que... dit-elle, sa bouche plus sèche qu'un coffre à sel. Qui êtes-vous vraiment ?
Sybill plaqua son autre main pour dissimuler le défaut dans son bandage.
— Bien ce que je disais, lança-t-elle acide. Ta seule constance est ton inconstance.
Elle fit volte-face et s'éloigna. Aldea la suivit du regard.
— Il reste encore un tiers de sablier, cria le limier. Reste pas plantée là. Je t'ai déjà dit que tuer me coupe l'appétit.
L'estomac chargé de l'amère bile du doute, la jeune reine reprit ses pérégrinations. Fronde. Observation. Point d'impact. Fronde. Observation. Point d'impact. Pendant tout ce temps, les questions tournaient en boucle. Qui a un visage aussi atrocement mutilé sans être magistère ? Tout ce qu'elle lui avait raconté n'était que mensonge de bout en bout ? Et puis, dans quel but ?
Très vite, Sybill prit le relais, puis Aldea à nouveau. Et rebelote. L'ouverture de la Gueule devint un lointain souvenir. La jeune reine estimait qu'ils avaient parcouru trois étages sans encombre quand une sensation étrange la saisit, comme un frisson qui refuserait de se manifester physiquement. Elle recula d'un pas. La désagréable impression s'estompa, pour mieux revenir lorsqu'elle approcha de nouveau.
— La rambarde te fait encore de l'œil, grinça Sybill.
— Je crois qu'il y a quelque chose devant, marmonna Aldea avant de monter la voix. La fronde n'a pas réagi, mais...
Aussitôt, le limier et la baiseuse approchèrent. Recto, Qu'un-Œil, et Pommeau qui fermaient la marche, restèrent en arrière.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit le limier.
Aldea plissa les yeux pour tenter de distinguer le moindre indice visuel. Mais à part un malaise sourd, seul le vide la contemplait. Elle se décala vers la gauche. La sensation se renforça avant de s'estomper totalement.
— Je sens comme..., bafouilla-t--elle. Au creux de mon ventre. Je...
Le limier approcha d'Aldea, presque épaule contre épaule.
— Je ne ressens rien. Patronne ? Vous en pensez quoi ?
L'intéressé s'approcha à son tour. Une ride nerveuse barrait son front.
— Elle a raison. (Elle fixa Aldea, l'observant vraiment et non plus comme un vulgaire meuble.) La sensation ? En perçois-tu les fluctuations ?
Ne lui dévoilez pas votre main, dit Mère.
— Je... ça ne me revient pas, les interrompit la voix pâteuse de Recto tout proche.
La baiseuse, le limier, Sybill et Aldea se retournèrent d'un bloc, comme piqués au gras des reins. Le balafré s'était rapproché du groupe et fixait la jeune reine avec l'air de vouloir l'épingler dans une collection entomologiste.
— Pourtant je devrais, marmonna-t-il. Me souv...
Sa patronne l'interrompit d'un pincement à son oreille qui lui arracha une grimace. Il battit des paupières telle une biche apeurée et recula d'un pas.
— Je... que...
— Retourne dans la file, ordonna la baiseuse. Tout de suite.
Recto obéit, non sans adresser un regard inquisiteur à Aldea en chemin. Ce malade perdait complètement les pieds.
Vous n'aurez pas de meilleure occasion de fuir ce groupe de menteurs, dit Mère. Profitez de leur attention détournée pour contourner la brèche sans qu'ils vous voient. Seule leur chef la perçoit, et elle n'a pas encore eu le temps de la localiser précisément.
Votre fameuse brèche arrête-t-elle les carreaux d'arbalète ?
Pas si vous le subtilisez à son arme. Il est juste à côté de vous, tendez donc le bras..
Et pour aller ou exactement ? À quel jeu jouez-vous ?
Je ne joue pas, je vous protège, comme toujours, que vous aimiez cela ou non. Fidèle à votre légendaire naïveté, vous n'avez même pas encore remarqué la poudrière sur laquelle vous êtes assise. Elle n'attend qu'une flamme pour vous exploser au visage. Faites un effort. Ne reconnaissez-vous aucun visage familier au sein de cet assortiment de péquenauds ? Réfléchissez !
Pour une fois dans votre vie, Mère. Cessez de parler en devinettes...
— Hé ! glapit Aldea.
La douleur vive qui irradiait à son lobe d'oreille la tira de son argumentaire intérieur. La baiseuse l'observait de biais.
— Surveille là, dit-elle à son bras droit. Moi je garde un œil sur Recto.
— Ça ne me changera pas beaucoup, répliqua le limier.
— Plus attentivement. (Elle reporta son attention sur Aldea.) Et toi, si tu sens la brèche, tu ne devrais pas avoir de difficultés à l'éviter, alors montre-nous la voie.
Une simple diversion, relança Mère. C'est tout ce dont vous avez besoin.
Trop tard, ils se méfient trop.
Vous pouvez remercier votre indécision pour cela.
— D'accord, dit Aldea à voix haute avant de se faire à nouveau torturer l'oreille.
Elle parcourut la marche dans le sens de la largeur pour bien s'assurer que ses sensations lui indiquaient toujours la même position, proche de la rambarde. Les doutes instillés par Mère perturbaient sa concentration. De quel visage familier parlait-elle ? Dans ce tas d'étrangers, il n'y avait bien que Pommeau, l'ancien officier des lames, qu'elle aurait pu croiser. Sybill, à la limite, bien que son statut de magistère ait pris du plomb dans l'aile. Mais certainement pas la baiseuse et sa beauté difficile à oublier, ni même Recto qui détonnait trop sortie d'un bouge ? Qu'un-Œil ? Avec ses tatouages bigarrés et sa peau noire, lui aussi était mémorable. Ne restait que le limier, le péquenaud trop bien éduqué. Mais sa tête ne lui évoquait strictement rien.
Elle tenta de prier Mère de l'éclairer sur la situation, en vain.
— Alors, s'enquit la baiseuse.
En guise de réponse, la jeune reine lança sa fronde et avança jusqu'au point d'impact. La sensation dans son bide s'éteignit. Avec l'air d'être en train de marcher pieds nus sur des chardons, le reste de la procession suivit ses traces.
Le second incident se produisit un étage plus bas. Sybill menait la marche.
— Il y du mouvement ! lança-t-elle.
Le limier la rejoignit et coula un regard dans la direction indiquée : une des arches qui s'ouvrait sur un des étages. Aldea le vit très clairement tressaillir.
— De la moelle, beugla-t-il.
— Si près de l'entrée de la Gueule ? remarqua Qu'un-Œil. Et si proche des escaliers ?
Quand Aldea aperçut l'origine du mouvement, elle eut l'impression que ses intestins se logeaient entre ses prémolaires. Qu'est ce que c'était que cette aberration ?
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