Chapitre 17 - La Gueule & L'accueil
La Gueule enlaidissait à mesure qu'Aldea s'en rapprochait. Clou d'une épuisante descente en lacet le long d'une falaise de débris, elle évoquait la souffrance personnifiée de la Tour, voir un cri qui urgeait sa jeune reine à fuir, quitte à se prendre un carreau entre les reins
Votre Tour, pas « la » Tour, la sermonna Mère. Que votre situation misérable ne vous serve pas d'excuse pour oublier vos droits.
Mes droits sont sacrements de travers ces temps-ci, répliqua Aldea avant de lâcher un rire triste. À moins de compter la séquestration comme un privilège.
Sybill gratifia son accès d'hilarité incongru d'un regard mauvais. Le limier ricana en écho. Fidèle à son sobriquet, il lui filait toujours le train.
— Silence ! (L'ordre de la Baiseuse cingla l'air avec la vivacité d'un coup de fouet.) On arrive.
Au détour d'un énième enchevêtrement de débris qui ressemblait comme les deux moitiés d'une noix à tous les autres tas de caillasses qui l'avaient précédé, une porte de bois fichée dans une large fissure apparaissait au loin. Une petite guérite de surveillance se hissait en surplomb. Perchés dessus, deux plantons armés de lances observaient l'approche du petit groupe. De longues toges drapaient leurs silhouettes nerveuses. Noire sur un pan, blanche sur l'autre. Depuis quand des prêtres du Dieu-Double faisaient-ils office de geôliers ? Pourquoi pas des arboristes de l'étage des jardins pendant qu'on y était ? Décidément, rien ne tournait rond dans les caves.
Sans qu'un seul mot ne soit échangé, un des ecclésiastes tendit trois doigts en l'air. Une série de cliquetis métallique lui répondit. Les larges battants s'ouvrirent juste assez pour laisser le petit groupe s'y faufiler. Bien que calée au fond d'une fissure qui la rendait facile à défendre, cette dérisoire porte en bois paraissait incapable de contenir le moindre démon.
Aldea n'eut guère le temps de s'appesantir sur cette pensée terrifiante. La Gueule l'accueillait de toute sa présence. Lovée au fond d'une sorte d'entonnoir renversé, comme le piège d'un fourmilion , les premières marches de l'escalier en colimaçon disparaissaient entre ses crocs d'acier. Les vestiges de l'immense grille qui en verrouillait l'accès projetaient leurs ombres sur les ruines alentour, comme autant de silhouettes d'arbres moribonds.
Un frisson cailla les reins de la jeune reine.
— Les barreaux, murmura-t-elle.
La baiseuse se tourna pour la fixer avec l'air amer de celle à qui on viendrait de faire une mauvaise farce. Aldea s'attendait à une nouvelle injonction au silence qui ne vint pas. Pourtant, le camp dans lequel ils venaient de débarquer baignait dans un brouhaha feutré que l'on attendait plus d'une salle de lecture que d'un repère de bagnards, comme si ses habitants craignaient d'éveiller le monstre autour duquel ils avaient élu domicile.
— Oh, lâcha le limier. Tu as remarqué alors ?
Il la gratifia d'un panoramique de sa large dentition. Aldea retint son envie de la lui enfoncer au fond de son gosier d'un coup de poing. Maintenant que toute possibilité de fuite était écartée, le pot de colle rangeait nonchalamment le carreau de son arbalète dans le carquois qui pendait à l'arrière de sa ceinture avant de désengager la tension de sa corde.
— Ils sont arrachés vers l'extérieur, répondit-elle.
— Exact. Les nouveaux sont habituellement bien trop occupés à souiller leurs chausses pour le remarquer.
Le compliment flatta la fibre de l'élève perspicace qui sommeillait en Aldea
— Ca veut dire, dit-elle radoucit, que quelque chose a dû s'échapper d'en dessous. Les démons.
— Si les démons pouvaient faire ça à de l'acier plus large que tu es haute, les premiers colons auraient aussi été les derniers colons, tu ne crois pas ? À ce propos, tu as omis un détail d'importance. Observe bien, juste là.
Le limier pointait les bords de l'ouverture les moins endommagés ou une série de trois poutres hérissaient un unique bloc de marbre. Alors qu'Aldea s'apprêtait à répondre qu'elle ne remarquait rien de spécial, l'évidence lui cogna le bide.
— Ils sont espacés d'environ 3 mâts les uns des autres.
— Exactement ! Hors les descriptions des démons dans les chroniques des premiers colons parlent d'êtres hauts d'un demi-mât, tout au plus. Autant dire que si la grille leur était destinée, elle aurait été aussi peu efficace qu'un sens de l'honneur dans un combat de rue.
— Oui, mais, dit Aldea. Ces chroniques ont été compilées par le grand historien Zavazius près de cinq cents hivers après les faits, le tout basé sur des documents et témoignages qui n'ont pas franchi les âges. Il aurait très bien pu se tromper sur ce point de détail vous ne croyez pas ?
Le limier fixa son crâne lisse. Son inamovible sourire niais empêchait de lire ses intentions.
— Zavazius hein ? (Il gloussa.) Ce lèche-botte adulait tellement les premiers colons qu'il devait penser que leurs étrons soignaient de la peste silencieuse. Alors s'il avait entendu ne serait-ce qu'une rumeur parlant d'affrontement contre des géants, crois-moi, il l'aurait mentionné.
Le limier surprenait Aldea. Le bougre dissimulait une érudition qui ne s'acquérait pas au fond du tripot dont il semblait s'être extirpé.
— Vous êtes bien renseigné pour un vulgaire traine-savate, fit-elle remarquer.
— Et t'as l'air d'avoir une bien trop grande bouche pour un si petit corps.
Aldea se détourna, pour dissimuler l'éclat de son sourire au limier. Elle refusait de ressentir une once de complicité pour qui que ce soit dans les caves. Tout le monde était un potentiel traitre à la solde du primat. Elle ne pouvait accorder sa confiance à personne.
Pendant son échange avec le limier, la baiseuse avait guidé leur petit groupe dans les méandres du camp qui fleurait bon le vite fait. Des cabanons bricolés à partir de quelques planches se mêlaient aux fosses d'aisances improvisées dans des fissures. Ici, la luminosité verdâtre cédait sa place à une profonde obscurité seulement combattue par une dizaine de braseros. Celui vers lequel ils se dirigeaient – bien trop proche de l'ouverture qui plongeait sous les caves au goût d'Aldea - éclairait la silhouette de trois hommes en train de jouer aux cartes sur le cul d'un petit tonnelet.
L'un d'entre eux, un type trapu, se leva d'un bond à leur approche. Ses genoux cognèrent dans la table improvisée, renversant le jeu.
— Putain chef, dit-il. J'espère que c'est pas...
Les ombres des flammes léchaient les nombreuses balafres de son visage dont un masque de cuir recouvrait la moitié gauche. De traces de brûlures noirâtres s'échappaient de sous la jointure.
— Nos nouvelles têtes de files, en effet, lui répondit le limier de son habituel ton joyeux. Pas une raison pour être si mauvais perdant. Tu te faisais encore plumer pas vrai ?
— Pas à toi que j'cause le roquet ! cracha l'homme avec la tendresse d'une murène. Patronne, merde, vous aviez dit qu'on prenait encore une semaine de repos.
— Les choses ont changé Recto, ça te pose un problème ? (La baiseuse, impassible, s'approcha à une longueur de bras de ce type à l'air bâti tout en muscle et en violence.) Parce que si ça te déplait, je peux te laisser à une des autres équipes. Sans ma veine, tu aurais perdu bien plus qu'une moitié de ta sale gueule de rat.
L'homme la toisa pendant un long battement de cœur, son œil valide réduit à une fente. Puis il lâcha un gros glaviot qui crépita dans les flammes, avant de croiser les bras sur son torse comme un enfant colérique.
— D'autres commentaires humides ? (La baiseuse se tourna vers le second joueur, un homme râblé dont chaque parcelle de sa peau noire comme le charbon arborait des tatouages colorés. Avec son nez busqué et un de ses yeux laiteux, il ressemblait à un corbeau crevé au fond d'une vasque de teinturier.) Qu'un-Œil peut-être ?
L'intéressé soupira.
— Ça me fait mal de l'avouer, mais pour une fois je suis d'accord avec Recto, dit-il d'une voix épaisse comme le miel. Repartir si vite est contre-productif. Mais nous n'avons guère voix au chapitre, n'est-ce pas ?
— Toujours aussi perspicace, dit la Baiseuse. Pas pour rien que j'aime ta tronche de bigarré.
— Dans ce cas, je n'ai rien de plus à en dire, patronne.
La baiseuse porta son attention sur le dernier homme. Assis droit comme un piquet, sa mâchoire paraissait capable de broyer des cailloux.
— Pommeau ? Un commentaire ?
L'intéressé grommela un vague « non ».
— C'est entendu alors. Maintenant, restez pas planter là comme une rangée de poireaux. Recto, ramène nous la bouffe, Qu'un-Œil, vérifie les paquetage et Pommeau, hum, continue à être taciturne.
Recto s'éloigna avec la langueur d'une limace sur un bout de laitue. Pommeau ramassa les cartes tombées de la table de jeu avant d'extirper un bout de bois de sa poche qu'il se mit à sculpter. Qu'un-Œil farfouilla dans le bric-à-brac qui composait le petit camp avec l'air ravi du condamné à l'Envol.
— Pourquoi une telle précipitation ? demanda Aldea à l'adresse de la baiseuse.
Sa « chef » l'ignora pour se couler dans un des hamacs accrochés entre des poutrelles. Les bras sous la tête, elle poussa un long soupir d'aise. Sybill s'assit sur une des planches arrangées en banc autour du foyer, son absence de nez presque collé aux flammes.
— Te vexes pas, dit le limier. La patronne ne parle jamais avec les sans-nom.
— Les sans-nom ?
Le limier s'affala devant le brasero et lui fit signe de le rejoindre. Aldea hésita, mais la tentation de réchauffer son corps transit de froids fûts plus forte. Elle s'installa à une longueur de bras de l'homme. L'ex-magistère accrocha son regard de l'autre côté du foyer. Avec son visage ravagé, elle ressemblait plus que jamais à la victime d'un bûcher. Ce qui n'était peut-être pas si loin de la vérité.
— Vieille tradition des arpenteurs, reprit le limier. On t'attribue un nom si tu survis à ta première expédition. Peut être même que si tu t'en sors particulièrement bien, il ne sera pas vexant.
— J'espère qu'il sera plus original que celui de Qu'un-Œil alors, dit Aldea en fixant le dos du grand borgne bariolé affairé à rassembler des sacoches de cuir.
Le limier caqueta et extirpa d'une poche une pipe en bois qu'il entreprit de la bourrer avec une fine poudre grise. Une odeur amère assaillit les narines d'Aldea. Elle grimaça. De la poudre-rêve. La même drogue originaire de la Tour que lui avait fait ingérer la Veuve-Blanche pour l'anesthésier. Brûlée, elle provoquait bien être et hallucinations, la plupart sans queue ni tête. Ses effets addictifs enrichissaient autant les brigands de la pieuvre qu'ils ravageaient des familles entières dans les étages inférieurs.
Et supérieurs, ma fille, cessez de croire que la Haute-Société est moins épargnée par la lie que le reste de la Tour.
— Pas pour rien qu'on est arpenteur et pas conteurs de rue. Et encore, niveau originalité tu n'as pas tout vu. (Le limier indiqua de la pointe de sa pipe l'homme occupé à tailler un bout de bois.) Pommeau, raconte-lui donc à quoi tu dois le tiens.
L'intéressé se contenta de présenter l'outil dont il se servait pour ses travaux de sculpture : les vestiges d'une épée à la lame brisée. Seuls deux centimètres d'acier émergeaient d'un pommeau délicatement ouvragé. Aldea reconnut aussitôt la gueule de louve qui en ornait la base.
— Vous êtes un officier des lames ?
— Était, grogna Pommeau avant de reprendre sa sculpture. Préfère oublier.
Au moins, les caves ne discriminaient pas sur l'origine de ses victimes. Aldea reporta son attention sur le limier qui tirait de longues bouffées de sa pipe avant d'en exhaler la fumée par son nez, l'air encore plus béat que d'habitude.
— C'est comme ça qu'elle a gagné le sien, la baiseuse ?
Le drogué se crispa légèrement et jeta un regard vers sa patronne qui gitait toujours dans son hamac.
— Non, murmura-t-il, sa voix à peine audible par-dessus le crépitement du foyer. Ça, c'est le nom que les imbéciles de la Cité-Bagne lui ont collé. Pour nous c'est juste « la patronne ». Tâche de ne pas l'oublier, tu ne voudrais pas la mettre en rogne.
Le sourire ridicule du limier prenait des airs carnassiers ainsi léchés par les ombres du brasero. À vrai dire, tout semblait plus inquiétant à la lumière de ce foyer dont les flammes la réchauffaient à peine, comme si son éclat mettait en lumière la précarité de sa situation et l'empêchait d'en ignorer les détails les plus inquiétants.
— Et pourquoi l'appellent-ils comme ça alors ?
Le limier fixait droit devant lui. Il avait remonté ses manches et présentait ses paumes aux flammes comme s'il venait lui-même de les invoquer
— Tout le monde pensait qu'elle ne survivrait même pas une seule expédition. Ils auraient tous préféré qu'elle soit affectée aux souteneurs, évidemment. (Il cracha dans les flammes, comme outré par procuration.) Pourtant elle a tenu. Neufs expéditions maintenant. Peu y parviennent. Ça fait d'elle une légende par ici. Évidemment, les crétins de la Cité-Bagne se sont mis en tête qu'elle devait sa survie au fait qu'elle savait s'y prendre avec les démons, si tu vois ce que je veux dire.
Le limier mima un geste obscène, donnant à sa pipe un sens bien moins littéral et beaucoup plus salace.
— Et c'est vrai ?
Il fit valser sa tête en arrière et éclata d'un rire franc, bientôt rejoint par celui lent et puissant de Pommeau.
— Y'a pas de démon, éructa l'ancien officier des lames.
— C'est rien que des superstitions de surfaceux, ajouta le limier.
Un poids qu'Aldea ne pensait pas avoir sur les épaules se souleva. Les démons restaient donc les ombres de l'histoire ancienne de la Tour, et rien de plus. Cette révélation atténuait quelque peu l'impression amère d'être étrangère à sa propre réalité.
— Cela dit, je préfèrerais qu'ils existent, continua le limier. Des monstres en chair et en dents me terrifient moins que le voile.
— Le voile ?
— Oh ! Recto ! Pas trop tôt.
Le limier agita la main en direction de la silhouette trapue qui émergeait de l'obscurité. Le balafré portait une lourde casserole de cuivre qui clapotait à chacun de ses pas. La baiseuse s'extirpa aussitôt de son hamac pour rejoindre le cercle formé autour des flammes. Qu'un-Œil et Pommeau firent de même. Rien ne rassemble plus les gens que des estomacs vides autour d'une gamelle pleine.
— T'as cuisiné la bouffe toi-même pour que ça te prenne autant de temps ? lança la patronne. Tu sais que plus tu traines et moins on peut se reposer ?
Recto crispa sa poigne sur la casserole. Après une lutte pas franchement intérieure pour ne pas jeter son contenu au visage de sa chef, il posa le récipient par terre et alla chercher une louche et des bols dans le foutoir du camp.
— Qu'est-ce qui presse autant, demanda Aldea au limier.
Il haussa les épaules, son attention focalisée sur la popote.
— J'ai arrêté de chercher à comprendre la patronne. Des fois je me dis qu'il y a des choses qu'elle seule perçoit. Comme si elle comprenait le voile. Si elle dit qu'il faut se dépêcher, mieux vaut la croire, et sans hésiter.
— Tu oublies quelque chose de plus pragmatique, lança Qu'un-Œil placé suffisamment près d'Aldea pour avoir eu vent de son échange. Plus vite elle survivra à dix expéditions, plus vite elle regagnera sa liberté.
Un sourire se fraya un chemin sur le visage d'Aldea. Il y avait donc une porte de sortie à sa situation. Peut-être même la seule de toute les caves. Et si c'était ça, l'épreuve dont lui avait parlé le primat ?
— Sans vouloir pisser sur ta parade, dit le limier qui avait dû remarquer son exaltation soudaine. Pas plus de cinq arpenteurs ont réussi cet exploit en une génération. Pas pour rien que nos gentils gardiens nous font miroiter cette promesse, elle ne leur coute pas grand-chose et a le don de motiver les plus récalcitrants.
Recto fourra sans ménagement un bol entre les mains d'Aldea et la fixa de son unique œil non dissimulé par son masque de cuir. La jeune reine le toisa en retour. S'il s'attendait à ce qu'elle remercie le personnel pour un service aussi minable, il risquait de végéter un moment. Le puissant gargouillis lâché par son ventre gâcha quelque peu son acte de défiance. Quand on a l'habitude de trois repas par jours, chacun plus copieux que le précédent, le jeune est insoutenable.
— Bouge-toi Recto, lança le limier, je mords quand j'ai les crocs.
L'intéressé cessa son combat de regard pour se concentrer sur son nouvel adversaire. Aldea n'avait déjà d'yeux que pour la pitance qui réchauffait ses paumes. Elle n'attendit même pas que tout le monde soit servi. Elle ne s'étonna qu'un court instant de l'absence de couverts et fit comme Sybill de l'autre côté des flammes qui s'attaquait à son repas à coup de doigts. L'épais gruau avait beau l'air d'avoir été ingéré et vomi plusieurs fois, il coula comme du nectar dans son estomac. Elle n'avait pas eu aussi faim depuis... depuis à peu près toujours.
Une fois tout le monde servi, un silence peuplé de mastication s'installa autour du foyer. Seul le regard de Recto fixé sur elle de l'autre côté du rideau de flamme troubla la quiétude de l'instant. Il y avait quelque chose de presque sale dans la façon qu'il avait de la déshabiller du regard. Quand il remarqua qu'il avait l'attention de la jeune reine, il lui adressa un sourire capable de cailler du petit lait, l'obligeant à baisser la tête sur son auge vide.
— Vous ne m'avez toujours pas expliqué ce qu'est le voile, rappela-t-elle au limier pour détourner sa propre attention de l'hostile Recto.
La remarque piqua l'intérêt de Qu'un-Œil.
— Je peux répondre si tu veux, dit-il au limier.
Encore occupé avec sa pitance, ce dernier acquiesça.
— Alors, le voile. Si près de la Gueule, tu dois peut-être déjà le sentir dans l'air, tout autour de nous.
Qu'un-Œil balaya devant lui de ses longs bras maigres. Ses manches relevées dévoilèrent toute une série de tatouages aux couleurs aussi criardes que ceux de son visage. Leurs motifs alambiqués tenaient tout à la fois de runes ouvragées et de gribouillis d'enfants.
Aldea fronça les sourcils en direction de la bouche béante ouverte sur les profondeurs. La lueur des flammes persistait à la périphérie de sa vision et intensifiait les ombres environnantes.
— J'ai dit sentir, jeune terne, gloussa Qu'un-Œil. Vouloir voir le voile est une entreprise aussi impossible que de vouloir voir le vent. Seuls les effets qu'ils ont sur les choses et les gens révèlent leur présence.
— Et quels sont les effets du voile ?
— Comment expliquer. (Il poussa un long soupir.) As-tu déjà eu l'impression de ressentir des picotements dans ta nuque ? Comme si quelqu'un t'observait, dissimulé dans ton dos. Et puis, lorsque n'y tenant plus tu te retournes enfin, tu constates qu'il n'y avait personne ?
Aldea opina du chef.
— Le voile c'est ça. Sauf que quelqu'un te regarde vraiment, tapi dans l'ombre, et il veut te tuer.
— Je ne comprends pas. Les démons ne sont plus des superstitions finalement ?
— Si, bien sûr. Les dangers du voile se produisent avant tout là dedans. (Il tapota sa tempe.) Sa main invisible affecte les esprits. Plus nous descendrons, plus le voile te fera voir des choses. Tout le monde n'est pas touché de la même façon. Certains s'écroulent simplement, raides, sur le seuil de la Gueule, sans aucune raison. D'autres descendent des dizaines d'étages avant de devenir complètement fous. D'autres encore, des vétérans pourtant, finissent perdus dans les dédales des ruines, comme piégés par un appel qu'eux seuls peuvent entendre. D'ailleurs, le voile modifie les dédales. Ils changent dès que tu as le malheur de ne plus les regarder.
Le ton purement informatif de Qu'un-Oeil fit frissonner Aldea. Contrairement à d'autres, il ne cherchait pas à la terroriser par plaisir, non, il se contentait de lui exposer la réalité sans fard. Un autre détail réveilla le poison de sa paranoïa. Sybill discutait à voix basse avec Recto et jetait de fréquents coups d'œil dans sa direction. Cela ne laissait présager rien de bon.
— Tu oublies les brèches, très cher ami borgne, dit le limier.
— Les... brèches ? demanda Aldea, la gorge soudain sèche.
— Des blessures dans la réalité elle-même, précisa Qu'un-Oeil.
Aldea fronça les sourcils.
— Tu compliques tout mon vieux, dit le Limier. Les brèches c'est ni plus ni moins que des chausse-trappes invisibles. Jamais les même, jamais au même endroit. Et leur déclencheur est plus capricieux qu'une jolie femme.
— C'est comme ça que vous avez perdu l'usage de votre œil ? demanda Aldea à Qu'un-Œil.
— Oh ça. (L'intéressé caressa les contours de son arcade d'un long doigt fin, l'air presque triste.) Rien à voir. C'est de naissance. Les dieux ont un étrange sens de l'humour.
— Les dieux c'est surtout des gros enculés, cracha soudain Recto. Le Dieu-Double en particulier. Faut être un sacré fumier pour créer le voile.
— Le Voile t'aime juste pas, ricana le limier
— J'emmerde le voile.
— C'est peut être bien le problème, dit Qu'un-Œil. Pour ma part, je pense que le voile est doué d'une sorte de conscience. Un peu comme la mer pour les marins. Tu ferais bien d'en respecter les humeurs, Recto.
L'intéressé se contenta de cracher un énorme glaviot dans les flammes. Il avait décidément bien du mal à garder sa salive à l'intérieur. Sybill lui murmura quelque chose qui sembla le calmer quelque peu.
— Je suis d'accord avec Qu'un-Œil, dit le limier, sans ça, la prochaine brèche te prendra bien plus que ton visage de jeune premier.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demanda Aldea tout en gardant Recto dans le coin de son œil.
— C'est presque banal, dit le limier. On était tous passés au même endroit avant lui pourtant, mais le voile a dû décider que sa tête ne lui revenait pas et a enflammé l'air. La patronne lui a crié de se baisser, mais il n'a pas réagi assez tôt. Cela dit, sans ça, c'est toute sa tête qui y passait. (Il marqua une courte pause.) Ou la mienne d'ailleurs, vu que j'étais juste devant.
L'estomac maintenant rempli, la fatigue tenaillait Aldea plus que jamais. Elle peinait tout autant à garder les yeux ouverts qu'à appréhender la masse d'informations que ses compagnons d'infortune venaient de déverser. Une aura qui provoque des hallucinations ? Des morts subites ? Des pièges incompréhensibles ? Tout cela paraissait tellement abstrait. Le regard perçant de Recto, en revanche, était douloureusement concret. Il lui rappelait qu'ainsi entourée d'étrangers auxquels elle ne pouvait accorder sa confiance, le fond des caves avait un goût d'abandon.
Vous m'avez moi, dit Mère. Vous me connaissez, je n'abandonnerais aucune de mes filles, même la moins prometteuse.
Aldea chassa les perles humides qui se formaient à ses yeux. Elle pleurerait quand elle franchirait la porte des morts, pas avant. Un bruit sourd la fit sursauter. La baiseuse venait de jeter un paquetage à ses pieds et en lançait un second à Sybill.
— Quand vous aurez fini de rêvasser, vous enfilerez ça et tâcherez de prendre un peu de repos. Départ dans quatre heures.
Aldea ouvrit le sac. Il contenait un pantalon et un pourpoint de cuir. Lorsqu'elle l'enfila, elle ne put ignorer les trois trous qui le perforaient de part en part, encore auréolés de traces de sang séché.
Il ne lui restait qu'à prier pour qu'elle ne subisse pas le sort de son ancien propriétaire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top