Chapitre 15 - Les embaumeurs & Les fracasseurs
La plate-forme acheva sa course dans la fissure d'un étage brisé. Son plancher craqua comme la coque d'une galère percutée par une lame de fond ; les poulies lâchèrent une longue plainte métallique au milieu des jurons de surprise des passagers. Cette cacophonie se répercuta entre les parois du canyon de marbre qui en amplifiaient le volume.
Si Aldea n'avait pas déjà été à quatre pattes, elle aurait accompagné une partie de ses compagnons d'infortune dans leur tête-à-tête avec le sol. Seuls les membres de la division de la Plume ne bougèrent pas d'un pouce, ni pour tomber, ni pour aider.
— Si je chope le mange pisse qui s'est endormi sur les leviers des treuils, jura Sybill en se relevant, je les lui ferais bouffer, et pas par la bouche.
Aldea aurait pu sourire à cette remarque, mais elle lui rappelait trop les tendances charretières de sa jumelle. Elle se contenta donc de se relever à son tour, une fois certaine que la plate-forme ne risquait pas de tomber plus bas.
Oh, mais il y a toujours plus bas pour vous, ricana Mère. L'échec est bien l'unique domaine dans lequel vous surpassez tout le monde.
Par le putain de Dieu-Double. Même aussi loin du sommet, ses piques l'atteignaient.
La famille des couteaux dans le dos est venue fêter mon arrivée aux caves, je vois, grinça Aldea. Fermez donc votre claque-merde Mère, avant que je m'en charge de manière plus permanente.
— Tout va bien ? demanda la magistère, son regard planté profondément dans le sien.
Aldea remarqua qu'elle avait posé une main contre son front et la glissa bien vite à l'abri de son drap.
— Oui, oui, c'est juste que... rien.
— Ne les laissent surtout pas t'affecter.
Aldea se tendit comme une corde usée au bord de la rupture. Depuis quand les magistères lisaient-ils dans les pensées ?
— Ces dégénérés n'attendent que ça, poursuivit Sybill en faisant un signe de tête vers le sommet du canyon de marbre.
Aldea leva les yeux et sa tension s'évapora... en partie. Perchée des deux côtés de l'étage fracturé, à environ deux mâts de hauteur, une centaine d'habitants de la cité-bagne continuait de prouver son manque complet de sens de l'hospitalité à coup d'imprécations. À en croire leurs habits dépenaillés et les divers outils levés de manière menaçante, deux profils se dessinaient : miséreux et dangereux. Plus souvent, les deux à la fois. Ce comité d'accueil s'agitait entre des habitations de bois montées sur pilotis le long des parois. Leur précarité faisait serrer instinctivement les dents dans l'attente d'une chute qui ne venait pas.
— Ne leur montre ni ta peur, ni ta colère, ni rien. Ni a eux, ni aux gardes, ni à personne. Pour ces animaux, la fragilité est une invitation à la punition.
— Ils sont hélas bien humains, dit Aldea en se détournant du désolant spectacle. Les bêtes ont au moins le mérite de ne pas se montrer cruelles par plaisir.
La magistère lui adressa un sourire torve.
— Tu n'as pas tort. Surtout que certaines bêtes sont mieux traitées par cette foutue Tour que ses habitants. J'ai croisé des roquets de Haute-Famille plus libres que toi.
Aldea faillit rétorquer que c'était faux, mais elle n'aimait guère mentir.
— Fermez vos tronches et bougez-vous, beugla un des hommes de la division de la plume qui agitait son épée dans leur direction. Si je dois venir vous chercher, vous ferez le reste du trajet avec le nez en sang.
Sybil étouffa un rire aigu avant de murmurer :
— T'arrive un peu trop tard pour ça, tocard.
Elle dissimula son inquiétant faciès sous sa capuche et marcha vers le reste des passagers involontaires. Ceux-ci descendaient déjà de la plate-forme en une masse informe, aidés par les geôliers qui n'hésitaient pas à jouer du pommeau de leur lame pour accélérer la manœuvre. Aldea emboita le pas à Sybill. La magistère ne lui inspirait guère confiance, mais elle ne souhaitait pas ouvertement sa mort, ce qui s'avérait infiniment mieux que la populace locale.
— Longez la paroi sur le flanc gauche ! brailla un garde alors qu'elles débarquaient. Ne marchez pas sur les voies et ne gênez pas les équipes de Fracasseurs ou je m'occuperais personnellement de vos crânes.
La zone d'arrivée se lovait dans un système intriqué de treuils et de grues. Des rails de bois la ceignaient avant de partir en amont et en aval du canyon. La plate-forme à peine vidée, une chorégraphie de va-et-vient démarra. Un groupe d'hommes et de femmes en toges noires placèrent la dizaine de corps sur des traineaux de bois avec autant de cérémonie que s'il s'agissait d'une livrée de poireau. Un prédicateur au regard absent supervisait l'opération sans plus de zèle. Son bâton cérémoniel surmonté du profil du Dieu-Double semblait le porter bien plus que l'inverse. Les traineaux chargés étaient ensuite tractés le long des rails à l'opposé de la direction indiquée par le garde. L'idée que les cryptes se trouvaient tout au bout fit accélérer le pas à la jeune reine.
— Savez-vous ce qu'ils font des corps ? demanda Aldéa à Sybil dans l'espoir qu'une ancienne magistère aurait eu vent de quelques secrets des cryptes, et qu'elle était prête à les partager sans se payer à nouveau sa tête.
La magistère haussa les épaules.
— Ils les entassent là où ils peuvent, j'imagine. Surement pour s'en servir dans Dieu-Double sait quelles expériences tordues qu'ils affectionnent tant. La seule chose qui importe pour l'instant c'est de ne pas y mettre les pieds, que ce soit debout ou couché.
— Des expériences ? Comme celles sur les enfants-vides que vous avez déjà mentionnées ? Cette partie de votre petite farce était-elle vraie ?
— Tu n'as pas envie de le savoir.
— Laissez-moi en juger.
Sybill soupira et ralenti le pas pour se tenir épaule contre épaule avec Aldea
— D'après toi ? murmura-t-elle. Que fait-on avec quelque chose de vide ?
— On le remplit ? hasarda Aldea, soudainement très consciente de la présence des geôliers et des autres prisonniers tout proches, sans bien comprendre pourquoi elle s'en souciait.
— Et quoi de mieux pour ça qu'une grosse goulée de fanatisme ?
— Je ne comprends pas. Les enfants-vides n'ont aucune conscience, aucune volonté. C'est à peine s'ils pensent à respirer. Simplement les garder en vie demande une attention de tous les instants.
Sybill hausse à nouveau les épaules.
— Je n'en sais pas plus. Ce n'est pas comme s'ils tenaient informés de leurs progrès ceux en bas de l'échelle. Peut-être qu'ils ont réussi à les dresser, ou qu'ils peuvent les faire bouger à leur guise comme des marionnettes. Ou bien ils les font souffrir simplement par plaisir. Après tout, c'est leur spécialité. (Sybill porta une main dans sa capuche et eût l'air de se frotter un œil.) Ces pauvres mômes n'ont déjà rien, ils pourraient au moins leur foutre la paix.
Aldea frissonna, et pas uniquement de froid. S'il y avait un fond de vérité aux propos de Sybill, que manigançait encore ce fichu étage des Questions ? Cherchaient-ils véritablement à soigner ces pauvres créatures de leur affliction ? Mais dans ce cas, pourquoi prétendre auprès de toute la Haute-Société qu'ils ne faisaient qu'abréger leurs souffrances ? Et même si les théories de la magistère avaient une quelconque réalité, quel intérêt auraient-ils à créer des serviteurs sans conscience là ou la Tour leur offrait un afflux quasi illimité d'esclaves tout disposés à leur obéir ?
Par le Dieu-Double, trop de choses se jouaient dans les ombres de la Tour. Des choses qu'Aldea regrettait d'avoir ignorées pendant tout ce temps. Le moment venu, elle renommerait le foutu fief de ces sadiques « étage des réponses » ! Dans le sang s'il le fallait.
Si cela n'était pas aussi pathétique, une telle naïveté serait presque charmante, ricana Mère. Petite imbécile. Vous n'êtes même pas sûre de survivre jusqu'à la fin de cette journée que vous espérez déjà changer le monde.
Aldea se frotta la tempe. Ne se taisait-elle donc jamais ?
— Reste dans le rang, hurla un garde.
L'embout d'acier de son pommeau cueillit la jeune reine sous les côtes. La douleur vive lui arracha un glapissement de surprise. Sybill s'interposa pour l'empêcher de percuter le mur de marbre. D'instinct, la jeune reine fusilla le responsable du regard, mais celui-ci ne la remarqua même pas, trop occupé à maltraiter d'autres malheureux qui avaient l'outrecuidance de ne pas embrasser la paroi d'assez près.
— Ça va ? demanda la magistère. C'est pour ça que tu ne dois pas réagir. Plus tu es facile à ignorer, moins tu auras de problèmes.
Aldea s'arracha à sa compagne. Elle avait assez soupé des remontrances. Malgré tout, elle appliqua son conseil et prit grand soin de racler le flanc de la fissure de marbre pour la suite du chemin.
En cours de route, leur groupe croisa une procession d'une dizaine d'hommes musculeux. Un harnais protégeait leurs dos et leurs épaules là où les cordes risquaient de mordre leurs chairs. Le visage rougit par l'effort, ils tractaient des traineaux chargés de précieux blocs de marbre arrachés aux débris des caves. Ceux-ci, une fois remontées à la surface, seraient vendus à prix d'or à l'un des trois royaumes pour leur dureté légendaire, voir à un riche marchand des étages intermédiaires prit de l'envie d'étaler sa richesse en construisant son manoir avec autre chose que du bois.
Le reste du trajet se déroula sans heurts. Le sillon fracturé s'élargit progressivement, jusqu'à s'ouvrir sur une seconde fissure. Les geôliers indiquèrent à la procession de s'y diriger. Tout au bout, une demi-voute retournée tenait en appui contre les flancs de l'étage brisé. L'ensemble ressemblait à un amphithéâtre improvisé, à la différence près que des habitations parsemaient sa surface. Des plates formes de bois ouvraient un chemin entre les débris jusqu'à son sommet où trônait une vaste bâtisse. En pierres noires, avec un toit en ardoise, elle ressemblait au cadavre d'un élégant manoir Aldyrien que l'on aurait déterré d'une fosse commune. À en croire l'horrible totem de plumes surplombé par une sculpture de charognard les ailes déployées, il s'agissait de la citadelle de la plume, le centre névralgique de la cité bagne. Une large cour la flanquait.
Les geôliers y disposèrent la trentaine de malheureux prisonniers en deux rangées, épaules contre épaules, comme un peloton de misère. Aldea se retrouva coincée entre Sybill et un homme musculeux au visage aussi austère que la pierre. Le silence devint alors évident. Le comité d'accueil ne les avait pourtant pas abandonnés. Agglutinés derrière les hautes barrières délimitant la citadelle, ils observaient sans un mot. Cela s'avérait plus terrifiant encore.
Une cloche retentit et les portes de l'inquiétante bâtisse vomirent une dizaine de personnes. Une petite bonne femme ouvrait la marche à la tête d'un groupe d'hommes dont les tronches mises bout à bout contenaient plus de cicatrices et d'amputations qu'une tente d'infirmerie sur un champ de bataille. La lueur verdâtre des caves dissimulait à peine la couche de maquillage qui la fardait dans une tentative désespérée d'endiguer le vieillissement de ce qui avait dû être un visage séduisant.
— Qu'est ce qu'on m'a encore déféqué dessus aujourd'hui ? marmonna-t-elle d'une voix aussi rugueuse que du crin.
La tête haute, elle agrippait la ceinture de son ensemble de cuir noir, similaire au reste de la division de la Plume. Seule la dizaine de tresses grises parsemant son crâne la différenciait du reste des geôliers. Une membre de la Haute-Société dont la carrière venait agoniser dans les caves, comme tout le reste.
Elle parcourut du regard l'étalage loqueteux avant de fixer un point dans le lointain
Le moment s'éternisa.
— Madame, tout va bien ? demanda un des hommes dans son dos.
La femme cligna des yeux, une crispation à la commissure de ses lèvres. Elle se gratta le côté du crâne en un tic nerveux de longue date à en croire la croute à peine dissimulée par les tresses rabattues.
— Bien sur que tout va bien imbécile. (Elle tressaillit avec l'air de se rappeler la présence de son « public ».) Bienvenue aux caves. Je suis Madame M, mais vous pouvez m'appeler Maman.
Un gloussement de cour, dont l'amusement n'était notable que par son absence, la secoua. Il fût bien vite repris par son entourage.
— Vous êtes ici parce que personne ne veut de vous le haut. Je sais, c'est absolument tragique, mais si vous avez déjà observé des porcs, vous n'êtes pas sans savoir que les déchets des uns sont les trésors des autres. Pour les plus demeurés, ce que je veux dire par là, c'est que vous m'êtes très précieux. (Elle s'arrêta un instant, prenant peut être conscience de s'être traité elle-même de truie, avant de sourire de plus belle.) À partir d'aujourd'hui, je considère personnellement chacun d'entre vous comme mes propres enfants.
Madame M se mit à faire les cent pas devant son public captif, mains dans le dos.
— Vous êtes certes mes enfants. Mais vous n'êtes plus des enfants, c'est pourquoi j'attends de chacun d'entre vous qu'il contribue au bon fonctionnement de notre petite famille au mieux de ses compétences. Vous pensiez peut être à tort que votre vie s'achevait ici, en réalité, si vous m'obéissez, elle ne fait que commencer. Boissons, catins, arène et plus encore. (Elle pointa du doigt l'immense vide sombre au-dessus de sa tête.) Nous n'avons rien à envier à la surface Obéissez moi sans discussion et votre vie pourra être bien plus douce qu'elle ne l'a jamais été.
Madame M marqua une pause. Son regard se troubla à nouveau, bien vite chassé par la toux d'un de ses sbires.
— De toute façon, reprit-elle. Plus vite vous vous ferez à cette idée, mieux ce sera pour tout le monde. Commençons, j'ai à faire. (Elle avança vers la première rangée.) Toi, hum, voyons voir. Oui, les embaumeurs. Toi aussi. Toi mon beau, avec des épaules pareilles (elle caressa le bras de l'homme). Fracasseur.
Madame M hésitait parfois, mais jamais longtemps. Un des sbires dans son sillage griffonnait un gros registre avec ses choix.
— Toi, arpenteur. Toi. (Elle jaugea un moment une jeune femme a la longue chevelure brune. Un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres trop rouges.) Celle-là, amenez là aux souteneurs.
Un hurlement de joie sauvage érupta de derrière les barricades, accompagné un instant du chant de « chair fraiche ». La malheureuse ne broncha même pas. Comme absente de son propre corps, elle accompagna docilement le geôlier qui la tirait par le bras.
Aldea sentit la faible main de son courage la pousser à intervenir, mais que pouvait-elle accomplir dans son état, si ce n'est doubler le nombre de tragédies ? La mâchoire serrée et le cœur lourd, elle se ratatina encore plus dans le rang.
Madame M se planta enfin devant la jeune reine. Elle la jaugea les sourcils froncés et le nez plissé, un air dédaigneux habituellement utilisé pour négocier à la baisse le prix d'une jument famélique. Tirant sans ménagement sur son drap, elle lui agrippa une main. Ses longs ongles laqués se plantèrent dans sa paume. D'aussi près, son haleine aigre puait la poudre-rêve. La jeune reine soutint son regard, presque par habitude.
— Mon cœur balance. Tu as des doigts fins et agiles qui seraient parfaits pour les embaumeurs. (De sa main libre, elle fit courir un ongle de la base du cou d'Aldea jusqu'à son plexus solaire, exposant ses petits seins au froid mordant des caves.) Mais tu as aussi un corps à la peau claire et douce. (La femme lui pinça sans ménagement un téton. Aldea grimaça, mais ne cria pas.) Nul doute qu'il procurerait beaucoup de réconfort aux plus loyaux de mes enfants.
Un des sbires de Madame M émit un rire dont la seule écoute pouvait salir. La jeune reine n'osa pas vérifier qui en était l'auteur, comme si lâcher la femme du regard l'ouvrait à une attaque-surprise.
— Vous êtes en train de faire une terrible erreur, dit Aldea d'une voix plus ferme qu'elle ne s'y attendait.
— Apprends ta place catin, cria un homme dans le dos de Madame M
Cette dernière leva la main en signe d'apaisement.
— J'écoute, dit-elle, un sourire moqueur étiré sur ses lèvres grimées.
— Vous l'avez dit vous-même. Si chacun doit participer à la hauteur de ses compétences, je peux faire bien mieux qu'utiliser mon corps. Vous êtes de toute évidence une femme intelligente. Vous avez besoin d'être entourée de gens intelligents. Je sais écrire et compter, je pourrais m'occuper de vos registres, voir de vos comptes.
— Il est évident que tu t'exprimes mieux que la plupart des bourrins du coin, mais j'ai déjà quelqu'un de confiance qui se charge de tout ça.
— Dans ce cas je... je pourrais écrire vos mémoires ! Une femme de votre trempe a beaucoup vécu et possède un énorme bagage de sagesse dont elle pourrait faire profiter la Tour. Non, le monde !
Madame M se recula un peu, comme si elle voyait Aldea pour la première fois.
— Hum, j'hésite... il est vrai que cette idée m'a déjà traversé l'esprit. Mais je pourrais très bien rédiger tout cela moi-même. Je ne suis pas étrangère à l'art des mots, voyez-vous.
Vous semblez bien mieux taillée pour l'art des maux.
— Je n'en doute pas, Madame. Mais vous êtes une femme très occupée. Sans vous, les caves ne pourraient pas fonctionner correctement. Or écrire prend du temps, et c'est du temps que je pourrais vous faire gagner.
— Il serait assurément dommage de gâcher une telle opportunité, d'autant plus qu'une esclave lettrée est rare en ces lieux, mais. (Elle soupira.) Je ne sais pas trop.
— J'ai déjà plusieurs idées de titres. Que pensez-vous de « Madame M, récit d'une incroyable ascension » ? Ou « Madame M, quand la réalité surpasse le mythe » ?
Aldea afficha son plus beau sourire de façade pour masquer ce que lui inspiraient vraiment ces titres grandiloquents inspirés par certains mémoires des plus vaniteux membres de la Haute-Société.
— Vous savez quoi, dit finalement Madame M. Ca ne coute rien d'essayer. S'il s'avérait que votre prose n'est pas à la hauteur de mes exploits, il sera toujours temps d'aviser. (Elle se pencha et son sourire s'élargit lentement, comme si repousser ses rides demandait un effort.) Mais avant, vous allez passer du temps chez mes souteneurs. Cela vous inculquera un peu de la modestie qui vous fait cruellement défaut.
Aldea se tétanisa, glacée jusqu'à la moelle. Non, non, non, pas ça ! Dans sa tête, Mère éclata de rire avec une exaltation presque sauvage, qu'elle ne lui avait jamais connue. Une exaltation étrangement communicative. À quoi bon essayer de négocier avec une sadique de plus.
— Ça vous plait de voir souffrir les autres, cracha la jeune reine. En particulier les femmes. La jalousie ne doit pas y être étrangère, n'est ce pas Madame Morue ?
Aldea pouvait presque entendre la foule retenir son souffle. Les yeux de Madame M enflèrent, prêts à s'extirper de ses orbites.
— Torturer vos inférieurs ne fait pas de vous une noble, continua la jeune reine. Si chacun a un rôle a la mesure de son utilité, pas étonnant qu'une imbécile accroc à la poudre-rêve finisse au fond des caves. Un mémoire sur votre vie, laissez-moi rire ! Il prendrait une page tout juste bonne à finir au fond d'une latrine.
Écoutez donc qui parle, dit Mère. Ah ah ah AH AH AH ! Son rire enflait, enflait, ENFLAIT.
— Espèce de sale petite...
Madame M se jeta sur Aldea, la faisant tomber à la renverse. À califourchon sur son torse, elle lui décocha un coup de poing en plein visage. Puis un autre. Puis encore un autre. La jeune reine se protégeait tant bien que mal de ses avant-bras. Après les vers mange-mort, la douleur paraissait dérisoire. Presque risible. D'ailleurs, l'hilarité de Mère continuait de résonner, de plus en plus limpide.
Aldea comprit qu'elle provenait de ses propres lèvres. Aussi brutale que cruelle.
Madame M cessa son assaut. Elle se releva, recula en tombant à moitié sur son gros postérieur. Elle rivait ses yeux plus globuleux que jamais sur le bas ventre d'Aldea que le drap ne dissimulait plus.
— La blessure, dit la responsable des caves. À son flanc. Par toutes les putes du panthéon. La missive ! Qu'on m'apporte la missive !
— Qu... quelle missive, Madame ? bafouilla un de ses hommes.
— Celle amenée avec le chargement putain d'incapable. Pourquoi ne me l'avez vous pas rappelé ? Pourquoi n'avez vous pas pensé à vérifier. À quoi vous me servez ?
L'homme au grimoire extirpa de la couverture un parchemin au cachet de cire brisé. Il le tendit d'un geste tremblant à Madame M. Aldea ne parvint pas à voir ce qui y était écrit.
— C'est bien elle, marmonna la femme avant de fixer la jeune femme dans les yeux, sa haine remplacée par de la crainte. Les arpenteurs. Vous êtes affectée aux putains d'arpenteurs. Amenez là. Je ne veux plus voir sa tronche. Vite !
Alors que deux hommes la tractaient sans ménagement, Aldea entendit Madame M dire à Sybill.
— Arpenteurs vous aussi ! Grouillez bordel ! Qu'on en finisse avec ce chargement de merde.
La magistère gémit. Lorsque Aldea croisa son regard, seule la peur s'y reflétait.
Qu'étaient donc ces foutus arpenteurs ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top