Chapitre 11 - Les mots & Les maux

L'odeur du sang imprégnait la cabine tout entière. Aldea pouvait presque en respirer la saveur métallique.

Le soldat agenouillé fixait toujours le sol. Les liserés d'or sur ses épaulettes et les deux cristaux verts enchâssés dans les orbites de son casque indiquaient son grade.

— Co... Colonel ?

L'officier leva la tête avant de relever son heaume. Aldea retint un hoquet de surprise. Cette mâchoire ciselée. Ce fin sourire. Ce regard que toutes les Hautes-Dames voulaient impressionner par leurs atours. Il ne pouvait s'agir que de...

— Rovan ? Pourquoi ?

— L'apostat tentait de vous empoisonner, ma reine, dit son ancien promis d'une voix qui gronda dans son plastron. Je n'ai fait que mon devoir.

Par les dieux ! Etait-ce de la fierté qu'elle détectait ? Il s'attendait à des félicitations pour avoir tué une innocente ? L'indignation fractura la gangue de glace qui tétanisait Aldea.

— Ce n'était pas à vous d'en décider, hurla-t-elle avec tant de force que sa gorge la brûla. JE décide de ce qu'est votre devoir ou non. JE suis la reine. Vous n'êtes qu'une lame. Je choisis qui vit ou qui meurt sous vos coups. Pas l'inverse !

Le colonel encaissa avec l'impassibilité d'une brique. Il avait dû entendre bien pire au cours de sa formation militaire. Malheureusement, ce stoïcisme ne faisait rien pour étancher la colère ardente d'Aldea. Le fait d'avoir sous le nez un fragment de son ancienne vie non plus.

— La sorcière était dangereuse, votre majesté. Je ne pouvais prendre aucun risque.

Au mépris de la douleur, Aldea se leva et s'enroula dans la couverture imprégnée du sang de la veuve-blanche. Elle approcha du colonel Rovan. Bien qu'à genou, il la dépassait d'une bonne tête. Elle aurait dû l'autoriser à se relever depuis longtemps, mais elle savait la posture désagréable. Un peu d'inconfort lui ferait moins de mal que ce qu'elle était en droit de lui infliger.

— Cette sorcière, comme vous dites, méritait les honneurs et non l'épée. Elle m'a sauvée la vie à deux reprises. Je ne peux pas en dire autant des Lames. Où étiez-vous quand ma sœur a tenté de m'assassiner dans ma propre chambre ?

— Je n'étais pas présent au sommet la nuit de votre union, ma reine. J'étais sous le choc après le bal. Après que tu... après que vous....

Le colonel contracta la mâchoire, faisant apparaitre deux fossettes. Un froncement de sourcil assombrit son regard. Aldea trembla à l'idée de ce qu'il pourrait faire pour laver l'affront qu'elle avait infligé à sa famille. Il n'aurait qu'à blâmer la veuve-blanche pour son crime.

Le sourire reprit sa place, et la jeune reine soupira intérieurement. Elle devait cesser de prêter de mauvaises intentions à tout le monde. Si son ancien promis avait voulu se venger, il aurait pu le faire bien avant.

— Je suis désolée, seigneur Rovan. Pour tout.

La voix d'Aldea s'érailla sur ces quelques mots. Elle détourna son regard du colonel et le posa sur le corps de la veuve-blanche. Honteuse, elle se rendait peu à peu compte que l'élan de colère qui l'étreignait était en réalité dirigé contre elle-même. Elle n'avait pas su protéger cette femme. Elle, la soi-disant Protectrice-élue du Dieu-Double. Pire, en lui demandant de lui donner de la « fougère du seuil », elle l'avait fait passer pour une vulgaire empoisonneuse aux yeux de du colonel. Le même colonel qu'elle punissait alors qu'il pensait bien agir, comme si elle cherchait à le blâmer pour son choix malheureux lors de la cérémonie de l'union.

D'un geste de la main, elle lui fit signe de se relever. Ce qu'il fit dans un fracas de métal.

Un hurlement déchira le silence qui s'ensuivit. Un hurlement qui rappelait celui de l'Envol. Un hurlement qu'Aldea aurait voulu ne plus jamais entendre, mais dont l'écho indélébile résonnait dans chaque fibre de son corps.

— Que se passe-t-il ? balbutia-t-elle. Que font vos hommes Colonel ?

— Pas mes hommes, ma reine. Le Primat Daelus. Il s'occupe de l'équipage.

— Le Prim... Que fait un magistère ici ? Et que voulez vous dire par s'occuper de l'équipage ?

Sans attendre de réponse, Aldea s'avança vers la porte de la cabine. Si ses gens massacraient l'équipage en son nom, elle ne resterait pas les bras croisés. Pas encore ! Seuls le capitaine et son second méritaient une punition, et certainement pas une punition qui faisait pousser ce genre de cris. A leur façon tordue, elle leur devait la vie.

— Vous devriez rester ici, votre majesté. Ce n'est pas un spectacle pour une reine.

— Oubliez tout de suite cette désagréable habitude de décider ce qui est bon pour moi, Colonel. J'irais voir, que vous m'accompagniez ou non.

La main sur la poignée, Aldea retint ses excuses. Elle s'emportait encore contre la mauvaise personne, mais la colère avait le mérite de la tenir à bout de bras. Il lui fallait utiliser cette force tant qu'elle le pouvait.

Les yeux rougis, elle poussa la porte de la cabine, traversa un petit couloir, et gravit quelques marches branlantes. Le claquement métallique de solerets lui indiqua que le colonel avait décidé de l'accompagner. Il ne fit rien pour l'arrêter. Tant mieux pour lui, mais surtout, tant mieux pour elle. Aussi perturbante que soit la présence de son ancien promis et les souvenirs qu'il éveillait en elle, le savoir proche la rassurait.

Aldea sortit de la dunette. Une brise lui fit serrer encore plus la couverture contre elle. Alors qu'elle s'apprêtait à faire un pas sur le gaillard d'arrière, elle se figea.

Le vide ! Et rien au dessus de sa tête pour l'en protéger.

Le regard perdu dans l'infini du ciel et de la mer, Aldea lutta de tout son être pour ne pas rebrousser chemin. Une envie presque irrépressible de retrouver le cocon protecteur des murs de sa Tour la saisit.

Un gémissement indigne d'une Reine franchit ses lèvres lorsqu'elle l'aperçut au loin, brillant de milles feux sous l'éclat de l'œil nocturne. Une nappe de nuages s'accrochait à ses flancs et en dissimulait le sommet. Vue ainsi, elle n'avait jamais aussi bien porté son nom Aldyrien : Forval'Celedia, Dépasse-Cieux.

La distance la rendait minuscule.

— Pou... pourquoi sommes-nous en pleine mer ? demanda-t-elle au colonel qui, si elle en croyait les cliquetis métalliques, se tenait juste dans son dos.

— Par soucis de discrétion, ma Reine. Soyez sans crainte, nous vous ramènerons à la Tour au plus vite.

Elle fit volte-face, des larmes de peur et de rage mêlées aux yeux. Elle dut pencher la tête en arrière pour fusiller Rovan du regard.

— Je vous ordonne de me ramener immédiatement, cria-t-elle avec la douloureuse impression d'agir en enfant gâtée.

Le colonel serra un instant ses lèvres, mais demeura silencieux.

Un couinement pathétique, comme un chiot sur lequel on aurait marché sur la queue, tira Aldea de sa panique. Elle en avait presque oublié la raison de sa sortie de la cabine.

Avec la sensation d'arracher la plante de ses pieds aux planches du pont, elle s'avança en direction des cris. Si elle fixait le sol, et si elle rabattait la couverture par-dessus sa tête en un capuchon improvisé, elle pouvait presque faire abstraction du vide qui l'entourait. Presque.

Alors qu'elle contournait le mât d'artimon, Aldea sentit ses entrailles se révolter devant le spectacle étalé sous ses yeux.

L'équipage du galion se recroquevillait contre les balustrades, l'air prêt à se jeter dans les flots glacés de la mer des blizzards. Dans un silence de mort, ils rivaient leurs yeux écarquillés sur le mât de misaine. Le capitaine Barlos y était attaché. Ou plutôt, ce qui avait été Barlos y pendait. Tel un insecte sous verre, deux pieux de bois perforaient ses épaules et le maintenaient au-dessus du sol. Son sang rendait monochrome sa tunique autrefois bigarrée. La peau écorchée de l'intérieur d'une de ses cuisses dévoilait ses muscles. Le maitre d'œuvre de ce tableau sordide y fouillait avec un couteau.

D'où Aldea se tenait, les gémissements du supplicié se mêlaient à ceux du vent dans les voiles. Elle détourna la tête pour ne pas rendre le contenu de son estomac. Ce geste lui dévoila le spectacle du second, allongé sur le ventre à la proue du navire. Telle la gravure en coupe des manuels d'anatomie, la moitié inférieure de son corps avait totalement disparu. Ses viscères s'écoulaient de lui en guirlandes.

Aldea plaça une main devant sa bouche pour faire barrage à la bile qui gravissait son œsophage. Le goût écœurant inonda sa gorge, mais elle ne régurgita pas. Sa vessie menaçait de la trahir comme une vieille impotente buveuse de bière.

— Arrêtez, s'entendit-elle supplier à l'adresse du bourreau, du ciel, des Dieux... à personne et tout le monde à la fois.

Elle manqua de ponctuer cette misérable plainte d'un « s'il vous plait » et se dégoûta pour ça.

Sa voix n'avait guère dépassé le stade du souffle, mais le magistère se retourna comme si elle avait hurlé. Aldea regretta aussitôt d'avoir attiré son attention.

L'homme traina sa silhouette tordue jusqu'à elle. Une moitié de son visage était la perfection même. Un œil en amande, des traits fins et un teint nacré. Une statue du Dieu-Double en personne. Cela ne rendait que plus grotesque son absence de nez et la peau écorchée de l'autre partie de son faciès. Aldea ne se souvenait pas l'avoir déjà croisé. Cela n'avait rien de surprenant. Elle évitait l'étage des Questions comme on évite l'étreinte des lépreux.

Arrivée à une longueur de bras, le magistère lui adressa un sourire. Ou plutôt, un demi-sourire. Seule la partie ravagée de son visage se tordit.

— Primat Daelus pour vous servir, votre grâce. C'est un véritable soulagement de vous trouver en vie.

Sa voix sifflait, comme s'il devait forcer l'air à travers sa bouche.

— Cessez immédiatement ce... ce que vous faites, ordonna Aldea. Cet homme a contribué à me sauver la vie. Malgré ses intentions malhonnêtes, il mérite un jugement équitable. Je ne tolérerais pas ces méthodes barbares.

Elle se surprit d'avoir encore la force de se confronter à un magistère. Entre la mort de la veuve-blanche, le vide écrasant du plein air, et ce spectacle, le trop-plein de peur semblait s'annuler. À moins que, pour ne pas s'écrouler comme un vulgaire tas de chiffon, elle se raccrochait désespérément à la seule chose pour laquelle on l'avait éduquée : agir en reine.

Le Primat l'observa patiemment sans se départir de son sourire. Il semblait prendre le temps d'analyser et de soupeser chacun de ses mots.

— Je crains que cela ne soit hélas impossible, finit-il par dire. Cette vermine détient des informations précieuses qu'il serait dangereux de laisser ébruiter.

Un mouvement attira l'attention d'Aldea. Erkal se faufilait jusqu'au capitaine sur la pointe des pieds. Voulait-il le décrocher ? Abréger ses souffrances ? Peu importait. Si elle le fixait, elle risquait de le trahir. Elle s'obligea à replonger son regard dans celui du magistère. Chose qui lui semblait aussi enviable que de glisser sa tête sous une meule à grain.

— Quelles informations précieuses méritent de telles horreurs ? demanda-t-elle, la voix toujours tremblante. Vous pouvez obtenir tout ce que vous voulez de cet homme contre une poignée de Dios d'or.

— Jusqu'à ce qu'une bourse plus remplie que la mienne ne passe par là et ne lui fasse changer d'avis ? demanda le Primat Daelus en haussant un sourcil, ou peut être avait-il haussé les deux, dur à dire avec ce visage immobile. Cela ne m'enchante pas plus que vous. Mais je fais ce qui est nécessaire, pas ce qui est juste pour que vous, ma reine, n'ayez pas à le faire. Certaines choses ne peuvent s'obtenir avec de l'or. La loyauté par exemple. Pour ça, la peur est un bien meilleur instrument. Elle peut pousser des esclaves à se sacrifier volontairement pour leur maitre. Cet imbécile dans mon dos en est le parfait exemple.

Le magistère avait haussé le ton sur ces derniers mots, mais il n'avait pas pris la peine de se retourner. Comment avait-il remarqué Erkal ? Le Colonel ne lui avait pourtant fait aucun signe. De toute façon, aucun des deux hommes ne regardait dans cette direction. Sa réaction l'avait-elle trahi ? Non, autre chose se tramait, Aldea le sentait.

Erkal, une main agrippée à un bras du capitaine pour tenter de le décrocher de son perchoir, se figea comme un lapin avant la curée.

La peur contenue par le barrage de son numéro de reine déborda sous l'afflux de cette nouvelle source d'angoisse.

— Cet esclave n'était pour rien dans ma séquestration ! hurla Aldea. Je vous interdis de toucher à un seul de ses cheveux.

— Sinon quoi, ma reine ? demanda le primat Daelus

— Sinon... sinon je vous condamne à l'Envol pour trahison.

Le magistère n'aurait pas eu plus de réactions si elle avait annoncé qu'elle lui ferait les gros yeux.

— Les menaces ne pèsent rien tant qu'elles ne sont pas suivies d'action, votre grâce. Prenez cet esclave. J'avais promis que quiconque interviendrait au cours de mon... échange avec le capitaine, en subirait les conséquences. Je me dois de tenir parole, sinon, que vaut-elle ?

Aldea croisa le regard d'Erkal. Le jeune esclave était figé dans une posture de fuite, comme une marionnette aux fils invisibles. Les tendons de sa maigre nuque se crispaient alors que sa tête tournait lentement sur le côté. Inexorablement. Millimètre par millimètre. Il laissa échapper un gémissement qui se changea en pleurs à l'instant ou il comprit ce qui se produisait.

— Pitié, gémit Aldea. Non, vous allez le.... Arrêtez... c'est... c'est un ordre.

La jeune reine voulait se précipiter pour aider Erkal, mais la peur était une entrave plus puissante que les fers. Et puis, l'aider contre quoi ? Contre la force invisible qui tordait sa nuque ? D'ailleurs, comment ce magistère faisait-il pour agir sans mot de pouvoir ? Sans contact visuel ? Tout cela était impossible, irréel.

Le souvenir du jeune garçon balancé du haut de la Tour tira Aldea de son hébétude. Par les Dieux ! Elle avait promis de ne plus laisser faire ce genre de choses. Sans action, les promesses ne sont que du vent, pas vrai ?

— Colonel, arrêtez immédiatement cet homme, ordonna-t-elle en se retenant à grande peine de se cacher derrière la forteresse d'acier qu'était son ancien promis.

Un gantelet posé sur le pommeau de son épée, l'autre sur l'anse de son grappin, Rovan ne bougea pas d'un poil. Aldea manqua d'éclater de rire. Elle qui pensait à nouveau détenir le pouvoir, ne contrôlait toujours rien. Et pour une fois, elle ne pouvait rejeter le blâme sur Mère.

Dans ce cas...

De toutes ses maigres forces, elle se jeta sur le Primat et lui décocha une gifle. L'impact lui brûla la paume. La marque rouge de ses doigts apparut sur la joue parfaite du magistère. Mais il ne broncha pas. Il avait dû subir cent fois pires.

Erkal hurla. Un hurlement bref qui se brisa au même instant que son cou. Le bruit de craquement flotta dans l'air de longs instants après que son corps se soit affalé sur le pont. Ses yeux vitreux fixaient Aldea, comme pour lui reprocher son inefficacité

Cette fois, elle fut incapable de retenir le contenu de son estomac.

— Je suis agréablement surpris, ma reine, dit le magistère, son demi-sourire élargit. Peu de personnes osent me tenir tête et encore moins m'attaquer de front. Les voix du destin sont sinueuses, mais avisées. Il semblerait bien que ce petit imprévu vous ait poussée sur le bon chemin.

— De... de quoi parlez-vous ? demanda Aldea en essuyant la bile du plat de la main. Vous... vous êtes au service de ma sœur, c'est ça ?

Seule cette explication donnait un sens à tout ce gâchis.

— Oui et non, ma reine, dit le magistère.

— Je... ne comprends pas.

— Disons simplement que je ne ferais rien contre votre sœur. Pour autant, je ne souhaite pas qu'elle ait vent de votre survie. Si elle l'apprenait, elle vous ferait tuer. Je ne peux le permettre. Elle a déjà causée suffisamment d'imprévus comme cela. (Il se tourna et pointa du doigt Barlos, toujours gémissant sur son mât.) C'est pour cette raison que toute cette souffrance est nécessaire. Que se passerait-il si les indiscrétions de ce cher capitaine remontaient jusqu'à votre jumelle ? Jusqu'à votre mère ? Après tout, ce sont ces mêmes indiscrétions qui nous ont permis, le colonel et moi, de retrouver votre trace.

— Si vous ne voulez pas agir contre ma sœur, permettez-moi au moins de rejoindre le sommet. Je ne vous impliquerais pas, j'en fais le serment.

— Impossible, trancha le magistère. Il vous reste une dernière épreuve avant que nous soyons de nouveau réunis, mon Frère. Pour être choisie, vous devez encore perdre vos oripeaux d'enfants.

Par les Dieux ! Mais de quoi parlait-il ?

— Frère ? Vos propos n'ont aucun sens. Cessez vos charades, ordonna Aldea, incapable de dissimuler les tremblements de sa voix. Être choisie ? J'ai déjà été choisie comme seule reine légitime par le Dieu-Double ! Contrairement à ma sœur ! Votre devoir est de m'assister. Et des épreuves ? Quelles épreuves. (Les yeux d'Aldea se posèrent sur la partie détruite du visage de frère Daelus.) Vous... vous ne comptez pas faire de moi une magistère ?

Le Primat lui adressa un sourire aussi rassurant que l'éclat d'un couteau dans la nuit.

— Rien d'aussi primitif, dit-il avant de se tourner vers Rovan. Colonel, sommes-nous à bonne distance ?

— Oui, votre sainteté. Même les longues vues des vigiles ne remarqueront rien.

— Très bien, dans ce cas, nous pouvons y aller. Après moi, votre grâce.

Le magistère désignait le flanc du navire. Aldea était à deux doigts de lui hurler d'arrêter d'ignorer ses questions, mais sa colère s'était évaporée. Le contrecoup de tous ces morts la laissait plus sonnée que si sa tête était devenue le battant d'une cloche d'alerte de la Tour. Elle accepta le gantelet tendu par le Colonel avec la passivité d'un enfant-vide. Son cœur s'alourdit un peu plus à l'idée qu'il y avait de cela quelques semaines, se retrouver au bras de cet homme l'aurait empli de fierté. Seul le dégoût l'habitait maintenant.

Rovan l'amena jusqu'à une chaloupe. Il la saisit par la taille et l'installa à l'arrière. Le magistère prit place à la proue avant d'activer la manivelle permettant de descendre l'embarcation jusqu'au niveau de l'eau.

Au moins, le reste de l'équipage aura été épargné.

Comme pour se moquer de cette pensée, frère Daelus plaça sa main contre la coque du navire. Aldea le vit marmonner quelque chose. Le bois sous la paume ondula un instant, telle la surface d'un lac frappé par une pierre. Puis, dans un bruit de craquement, les planches se changèrent en liquide marron.

Le galion fondait. Non, il devenait de l'eau.

Fascinée, Aldea ne remarqua pas tout de suite les cris. Elle leva la tête. Les membres de l'équipage tentaient d'enjamber le bastingage. Mais le pouvoir du magistère agissait avec une trop grande rapidité. L'onde atteignait déjà le bois sous leurs mains, avant de poursuivre sa route le long des bras et des corps hurlants. Peau, muscles et os se liquéfiaient avec autant de facilité que la coque. L'eau rouge se mêla à celle marron du navire.

En quelques battements de cœur, le silence revint. Unique vestige du carnage, une nappe de liquide épais se diluait dans le clapotis des vagues. Aldea vomit par-dessus bord son estomac vide. Indifférent, le colonel déploya les rames et mit le cap sur la Tour.

Alors que ses entrailles finissaient de quitter la triste épave de son corps, elle sentit un poids sur son épaule.

— Veuillez me pardonner ma reine, dit le magistère le souffle court et les traits creusés. Mais je vais devoir vous débarrasser de cela.

Daelus passa une main le long de sa tresse. Dans l'autre, il tenait le couteau utilisé pour torturer Barlos.

— Vous n'en aurez pas besoin dans les caves.

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