Chapitre 10 - La passeuse & L'enjôleuse
La présence menaçante du second donnait à Aldea l'impression de s'enfoncer dans le matelas. Les phalanges blanchies, elle agrippait les bords de la couchette avec l'énergie du naufragé sur un radeau de fortune.
— Non, attendez, ne faites pas ça, supplia-t-elle. La plaie s'est rouverte parce qu'elle est infectée. La cautériser... ne changera rien. Ce sera même pire.
Erkal se figea. Sa main effleurait la poignée de la porte. Le second inclina la tête sur le côté comme un roquet surpris avant de hausser les épaules.
— Et alors ? Tu meurs, c'est double paye.
— Oh, vraiment ! cracha Aldea. Et que se passera-t-il quand le capitaine découvrira mon cadavre ? Quand il verra qu'il a du sang partout sur les cuisses ? Des marques de brûlures ? Vous pensez qu'il se dira que je suis morte à cause d'un faux mouvement en enfilant ma robe ?
Elle se retint de ponctuer sa plaidoirie d'un « sombre imbécile » retentissant. À la place, elle afficha son plus bel air hautain pour le laisser sous-entendre. La souris provoque la montagne. Je deviens folle.
Le gros visage buriné d'Aimable se renfrogna comme une vieille prune. Aldea ressentit un soupçon de satisfaction à l'idée de lui avoir fait perdre son sale sourire de charognard. Il hésitait, et s'il hésitait, cela voulait dire que sa cervelle de brute fonctionnait encore. Autant presser l'avantage tant qu'elle en avait la force.
— S'il revient avec une promesse de rançon et qu'il n'a plus d'otage, vous croyez qu'il vous pardonnera ? Vous savez ce qu'il a infligé à son propre frère à cause d'une bêtise de jeunesse ? (Le second plissa les yeux un court instant. Oui, il avait entendu cette histoire.) Alors imaginez ce qu'il vous fera subir. Le supplice de la cale ressemblera à une douce caresse à côté !
Aldea avait l'impression que la cabine tanguait, et pas seulement à cause de la gite du navire. Des fourmillements parcouraient son corps et l'air se changeait lentement en poix brûlante à chacune de ses inspirations.
L'imposant marin la fixait sans sourciller. Son front se barrait du pli d'une intense réflexion. Un caquètement lui échappa alors qu'il retrouvait le sourire.
— Si c'est que ça. J'vais te laisse te vider, dit-il les mains levées en l'air. Je raconterais que t'es crevée dans ton sommeil. Erkal dira que c'est vrai. Hein gamin. (Le second emprisonna le cou du jeune esclave dans une clé de bras avant de le presser contre son torse musclé. Le visage crispé, le garçon acquiesça frénétiquement.) Le capitaine sera triste, mais y se consolera avec tes cheveux.
Sous l'effet combiné de la peur, de la douleur et de la fatigue, Aldea laissa échapper un rire rauque qui s'acheva dans une toux. Ses nerfs lâchaient, et, à en croire les points blancs qui dansaient dans son champ de vision, le reste de son corps suivait le même chemin.
— Si je meurs, mes cheveux ne vaudront plus rien. Ils sont blonds. Les cheveux blonds deviennent gris à la mort. Les cheveux gris ne valent rien.
Cet ultime mensonge était à la hauteur du physique du second : énorme. Aldea y avait mis le peu de force de conviction dont elle disposait encore. Elle tablait sur le fait que cet idiot n'avait que très rarement croisé sa couleur de cheveux. Une couleur de cheveux à laquelle certains attribuaient des propriétés magiques et autres superstitions. Mais, par-dessus tout, elle espérait que son avidité l'emporterait sur sa perspicacité. Après tout, si la peur du capitaine n'était pas assez forte pour pousser cet énorme tas de fumier dans la bonne direction, frapper droit dans sa bourse serait peut-être plus efficace.
Aimable haussa à nouveau les épaules.
— J'les couperais juste avant que tu sois canée alors.
Aldea se força à rire, un rire qui contracta douloureusement son ventre.
— S'ils sont coupés avant que je meure, le capitaine saura que tu lui as menti. Il saura que tu m'as regardé agoniser les bras croisés. Tu perdras tout. Ta paye, ta prime et ta vie.
La jeune femme avait tout donné dans cette dernière provocation. Elle ne trouvait même plus la force de rire de l'ironie de sa situation. Après tout ce à quoi elle avait survécu, elle allait mourir de sa propre main. Quelle fin stupide.
Aimable la fusilla du regard. Le blanc de ses yeux se veinait de rouge, et les veines de son cou palpitaient. Après ce qui sembla une éternité de silence, il poussa un rugissement et projeta son gros poing en direction d'Aldea. Surprise, elle eut à peine le temps de gémir.
Le coup s'écrasa contre la paroi, à deux doigts de ses cheveux. Les oiseaux empaillés s'agitèrent au plafond comme des cadavres à un gibet.
— Fais venir la sorcière, grogna Aimable à l'adresse d'Erkal.
Aldea faillit lâcher un sanglot de soulagement. Il ne restait plus qu'une étape cruciale : convaincre la vieille sorcière de l'aider. Mais avant, elle avait besoin d'un peu de rep...
Une puissante odeur lui brûla les narines. Elle ouvrit les yeux en hoquetant.
La veuve-blanche la surplombait, son masque guère plus rassurant en pleine lumière. Bien que trois fois plus petite qu'Aimable, son aura remplissait tout aussi efficacement la cabine. A cette pensée, Aldea chercha le second du regard. Seul Erkal l'observait au pied du lit. Ouf. Une menace de moins à gérer, c'était toujours ça de prit.
La sorcière avait découpé les bandages pour mieux examiner les dégâts.
— Gamin, dit-elle au jeune esclave. Va me chercher deux cornes de farfadet et un litre d'urine de démon.
Erkal ne se fit pas prier. Il se pencha à l'extérieur de la cabine, prêt à répéter les demandes.
— Tu veux que je te décrasse les oreilles avec mon couteau gamin ? Je t'ai dit d'aller les chercher, pas de les faire venir.
Le ton sans appel n'aurait pas paru déplacé dans la bouche d'une impératrice. Erkal se figea. Il tremblait de tous ses membres, visiblement partagé entre deux choix terrifiants : braver les ordres de son maitre ou ceux d'une sorcière qui, selon les ragots, pouvait le retourner comme un gant d'une seule parole.
La veuve-blanche agita les doigts en l'air en marmonnant une pseudo-conjuration. Du moins, Aldea espérait qu'il ne s'agisse que de ça. Erkal n'attendit pas de le découvrir et prit ses jambes à son cou. La sorcière ricana avant de reporter son attention sur sa patiente.
— Le temps qu'il se rende compte que ce que je lui ai demandé n'existe que dans les contes pour enf...
Une gifle claqua. Aldea ne s'y était pas préparée. Au milieu d'une phrase, la teigne !
— Ça t'apprendra à saccager mon travail. Si c'est pour que je te fournisse plus de poudre-rêve, n'y compte même pas. Je ne nourris pas les addictions. Les trafiquants de la Pieuvre s'en chargent sans mon aide.
— Au moins, je suis certaine qu'il s'agit bien de vous, dit Aldea, une main contre la marque cuisante à sa joue. Mais je n'avais pas le choix. Il fallait que je vous voie. Vous devez m'aider à rejoindre la Tour ou le capitaine et son équipage me tueront.
La veuve-blanche passa un doigt sur les fioles ficelées à son corsage avant d'en choisir une.
— Encore avec tes « vous devez » ? Je ne te dois rien. Toi, en revanche, tu dois arrêter de déchiqueter des plaies que j'ai pris grand soin de refermer ou la prochaine fois. (La sorcière approcha son masque à un centimètre du visage d'Aldea.) La prochaine fois il n'y aura pas de prochaine fois. Si tu refais ça et que je l'apprends, je te concocterais la mort la plus atroce possible. En comparaison, les vers feront figure d'orgasme.
La sorcière ouvrit le petit récipient serré dans sa main et y plongea deux doigts. Quand elle les ressortit, elle tenait la plus grosse fourmi qu'Aldea avait jamais vue. Ses mandibules étaient aussi larges qu'un pouce de forgeron.
— Je... je vous crois, balbutia-t-elle alors qu'un frisson la secouait. Vous n'êtes pas obligé de me montr...
Sa phrase se changea en gémissement lorsque la veuve-blanche pinça sa plaie d'une main. De l'autre, elle y appliqua la tête de la fourmi. Les mandibules claquèrent avec la brutalité d'un piège à ours. Aldea sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle ne cria pas. La sorcière décapita l'insecte d'une rotation du poignet. La tête resta fichée dans la chair, refermant ainsi la blessure.
— Vous avez de la chance, dit la veuve-blanche. Contrairement à d'autres, les reines des fourmis-sutures sont extrêmement productives, et infiniment plus utiles.
Alors que la sorcière s'apprêtait à se lever de la couchette, Aldea lui saisit un bras.
— Je doute qu'elles aient l'autorité suffisante pour autoriser le culte de la Niveleuse dans l'enceinte de la Tour. Si vous m'aidez, votre ordre pourra opérer au grand jour. Je vous en fais le serment.
La veuve-blanche dégagea sans violence son bras.
— Et moi j'ai fait le serment de servir la Niveleuse, et elle seulement. Es-tu la Niveleuse gamine ?
— Non, mais je la connais. (Aldea se garda bien de préciser « enfin, uniquement dans les livres ».) Elle porte bien d'autres noms. La Passeuse. « Celle Devant Qui Tous Les Hommes Sont Egaux ». Et surtout, la déesse des survivants. Vous croyez que le hasard vous a placée sur ma route ? Que le hasard m'a permis de survivre aux coups de poignard, aux égouts et aux vers ? J'y vois la main de la Niveleuse. Elle ne souhaite pas ma mort.
L'expression qui passa dans le regard de la veuve-blanche était aussi indéchiffrable que son masque. Un gloussement la secoua comme une carriole sur un chemin bosselé.
— La Niveleuse souhaite la mort de tout le monde gamine. Chacun en son temps. Cela dit, c'est vrai. Ma déesse récompense l'esprit combatif, ceux dont la volonté ne s'arrête pas à l'ampleur de leurs blessures. Ce qui est également vrai, c'est que nombreux sont ceux qui prétendent croire en elle dès l'instant où ils entendent la porte des morts grincer, mais l'ignorent le reste du temps. Si tu es bien la reine de la Tour, ton dieu est le Dieu-Double. Appelle-le donc à ton secours.
Aldea faillit répondre « Pour qu'il m'ignore une fois encore ? Il n'était pas là pour stopper la main de ma sœur ! Il n'a rien fait pour empêcher la mort de mon Père ! », mais la peur de blasphémer lui étreignit la gorge. Il y a peu, la simple idée de mettre en doute son dieu ne lui aurait même pas traversé l'esprit, alors qu'est-ce qui avait changé ? La Tour n'était-elle pas le symbole même de sa gloire et de sa puissance ? N'avait-il pas permis à sa lignée de vivre dans le luxe et la gloire ? Sa foi était-elle si faible qu'elle s'effritait à la première épreuve ?
— La Niveleuse est un des visages du Dieu-Double, marmonna finalement Aldea. Croire en lui, c'est aussi croire en votre Déesse.
Cette excuse ressemblait à un bandage sur une jambe de bois, mais elle avait le mérite d'atténuer son sentiment de parjure. Et puis, l'heure n'était pas à la crise de foi. Si cela lui permettait de s'éloigner de Barlos le taré, elle était prête à prier le Dieu des ongles incarnés ou celui des furoncles.
La veuve-blanche ne pipait mot, comme si elle sentait son embarras et s'en délectait.
— Vous n'avez rien à perdre et tout à gagner en m'aidant, plaida Aldea à court d'arguments.
— Rien à perdre ? Contrairement aux croyances, je ne suis pas imperméable aux coups de couteau dans le dos, gamine. Et vu ton érudition, j'ose espérer que tu ne me crois pas non plus capable de faire disparaitre les petites arrogantes avec des formules magiques et deux mouvements de mains.
— Non, mais je vous crois capable de me faire passer pour morte. Je sais qu'il existe des plantes paralysantes. Je l'ai lu. Avec vos connaissances, vous devez savoir de quoi je parle, j'en suis sûre. Vous n'aurez qu'à prétendre que l'infection m'a emportée. Vous m'avez sauvée une fois, personne ne doutera de vous. Réclamez mon corps en guise de paiement. Laissez-les prendre mes cheveux si ça leur chante.
Le regard de la veuve-blanche brilla un instant. Une vision aussi peu rassurante que deux bougies plantées au fond des orbites vides d'un crâne.
— Intéressant. J'ai exactement ce qu'il faut dans ce cas, susurra la sorcière. De la Krav El Viros, la « Fougère du seuil ». Elle ralentit le cœur et la respiration à un niveau si infime que le corps devient terne et froid comme un cadavre. Très efficace. Tellement d'ailleurs qu'une erreur de dosage en fait un excellent poison. Te sens-tu prête à courir le risque d'en ingérer ?
— Je vous l'ai dit, j'ai foi en la Niveleuse.
— Soit. Mais la véritable question serait plutôt : aura-t-elle foi en toi ? La Niveleuse est une catin volage. J'ai connu un malheureux qui, juste après avoir survécu à la peste d'humus, à trébuché au pied de son lit et est mort, le crâne ouvert contre un coin de table. Et puis, que se passera-t-il si je n'arrive pas à convaincre le capitaine de me laisser t'amener aux puits à cadavres ? S'il préfère te découper pour te jeter à la mer comme le veut la tradition marine ?
Aldea repoussa cet horrible scénario dans les tréfonds obscurs de sa mémoire. Mieux valait se concentrer sur une certitude : si Barlos découvrait son mensonge, et il y avait de grandes chances qu'il le fasse tôt ou tard, elle souffrirait mille morts loin de chez elle avant de rejoindre l'autre côté du seuil. Si elle voulait respecter son serment de regagner son trône pour se venger, il lui fallait prendre le risque.
— J'ai également foi en vos compétences, dit-elle sans lâcher les yeux bleus de la sorcière.
La veuve-blanche ricana.
— Il faut bien que quelqu'un le fasse à ma place. Mais soit, j'accepte à une condition : si je t'aide, tu deviendras mon apprentie.
Aldea n'hésita même pas le temps d'un clignement de paupières. Une foule de conseillers et de professeurs l'entourait depuis sa naissance. Une enseignante de plus ou de moins ne changerait pas grand-chose. Et puis, elle apprendrait peut-être enfin des choses vraiment utiles.
— J'en fais le serm...
— Dans ce cas, conserve ta salive et avale ça.
La veuve-blanche extirpa d'un de ses flacons une poudre blanche qu'elle versa dans une cuillère en bois. Elle y ajouta une goutte de liquide d'un de ses autres flacons et mélangea l'ensemble à la pointe de son couteau. Elle tendit le tout à Aldea.
— Tu vas t'endormir paisiblement. Si ma Déesse se sent d'infliger au monde une noble arrogante de plus, je te retrouverai à ton réveil. Tu auras l'impression qu'il ne se sera passé qu'un court instant. Dans le cas contraire, transmets-lui mes hommages.
La joie sauvage de la veuve-blanche s'entendait dans sa voix. Être rassurante n'était définitivement pas la priorité des servantes de la Passeuse.
Aldea enfourna la cuillère et engloutit la mixture insipide.
Rien.
— Vous êtes sûre que ça march...
Elle sombra dans l'inconscience.
L'odeur acide presque familière agressa les sinus d'Aldea. Elle prit une longue inspiration et cligna des paupières pour chasser le flou. La veuve-blanche rivait sur elle son regard de glace à travers les orifices de son masque. La jeune reine esquissa un sourire. Elle avait survécu. La Niveleuse avait donc bel et bien foi en elle.
Dans la pénombre laiteuse de la nuit, un oiseau empaillé se balançait au dessus de la couchette. Le cœur d'Aldea rata un battement.
— Non... pas le navire... je... vous deviez, balbutia-t-elle la gorge sèche.
La vieille sorcière l'ignora pour se tourner vers une haute silhouette dans son dos. L'inconnu avança d'un pas. La faible lueur de la vitre illumina son armure de plaques et son heaume à tête de louve hurlante. Un soldat de l'étage des Lames. Le soulagement doucha l'angoisse d'être encore chez le capitaine fou. La veuve-blanche avait prévenu la garde. Tout allait rentrer dans l'ordre.
— Vous voyez, dit la sorcière, elle est en parfait...
Sa phrase s'acheva sur un gargouillis. La pointe d'une épée lui transperçait la nuque de part en part. Une gerbe de sang gicla de la plaie béante lorsque Le soldat arracha sa lame d'un coup sec. La veuve-blanche s'effondra sans un cri.
La bouche ouverte sur un hurlement muet, Aldea sentit son cerveau se tétaniser. Glacée par la brutalité de ce meurtre, elle ne pouvait détacher son regard de celui vide derrière le masque devenu écarlate.
Le garde s'avança. Le sang qui s'écoulait le long du fil de son épée gouttait au sol en un décompte morbide. Aldea se ratatina contre le mur dans son dos. Elle tremblait de tous ses membres, acculée comme un vulgaire gibier.
L'immense garde essuya son arme contre la cape de pluie de la sorcière avant de la ranger dans son fourreau. Ses gestes étaient mécaniques, sans plus d'émotion qu'un boucher préparant une livrée de jambon. Ceci fait, il se tourna vers la couchette, frappa du gantelet contre son plastron et mit genou à terre.
— Navré que vous ayez dû assister à ce triste spectacle, ma reine.
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