Chapitre 1 - La chair & La pierre
— Le Roi est mort, vive la Reine, scandait le maître des traditions.
Sa voix résonnait sous les voûtes du gigantesque escalier en colimaçon. Aldea peinait à réaliser que ces paroles la concernaient. Tout s'était déroulé si vite. Trop vite. Ce matin, lorsque mère avait annoncé à la cour que père ne se lèverait plus jamais, Aldea était devenue Reine. Puis, on lui avait interdit de pleurer, car la Reine de la Tour ne pleure pas, la Reine de la Tour est aussi dure que le roc de ses fondations. C'est donc sous un masque d'indifférence, et ballottée par les cahots de son chariot, qu'elle suivait le dernier voyage de Père vers le rez-de-chaussée de la Tour, où il serait rendu à la pierre.
— Par les quatre fesses du Dieu-Double, jura Violine. Les habitants des étages inférieurs doivent se laver au purin pour sentir aussi fort.
Accoudée à la fenêtre du véhicule, un carré de soie plaqué contre le nez, sa sœur observait la foule dépenaillée avec la même expression de dégoût que si un rat venait d'insulter sa tresse de cheveux blonds.
Aldea soupira. Le deuil n'avait pas émoussé la langue acérée de sa jumelle. Enfin, jumelle... en dehors de leurs visages, tout les séparait. Là où Violine arborait la silhouette opulente d'une femme, Aldea remplissait son corsage avec aussi peu d'efficacité qu'un garçon famélique. Et quand Violine s'épanouissait dans les bals de la cour, Aldea préférait s'isoler entre les ombres des bibliothèques de l'étage des Lettres. En fait, à bien y regarder, si sa jumelle était un livre, Aldea en était la reproduction fatiguée passée entre les mains tremblantes d'un trop grand nombre de prêtres copistes. Dommage que le brouillon soit né dix battements de cœur avant l'original. Le Dieu-Double devait avoir le sens de l'humour.
— L'étage des abattoirs n'est pas réputé pour son parfum, dame Violine, annonça le vieux conseiller Sagani en triturant une de ses nombreuses bagues serties de saphirs. Nul doute que l'ambiance olfactive s'améliorera dès la prochaine volée d'escaliers.
D'aussi loin qu'Aldea se souvienne, le conseiller avait été à ses côtés pour lui enseigner les rouages du pouvoir. Sa présence en ce moment difficile l'aidait à contenir l'angoisse que lui évoquait le bruit de la foule grouillante, un bruit amplifié par le poids des dizaines d'étages au-dessus de sa tête.
— Vous m'avez promis la même chose à l'étage des tanneurs puis à celui des teinturiers, rétorqua Violine. Il faut vous rendre à l'évidence Conseiller, le bas-peuple n'est pas très au fait de l'hygiène.
— Cessez vos geignements, la sermonna Mère d'une voix aussi tranchante que le silex. Il s'agit d'un jour de deuil, pas de celui des jérémiades.
Violine se ratatina sur son siège, les lèvres pincées, comme à chaque fois que quelqu'un osait la contrarier.
— Et vous, dit Mère en tournant son visage voilé de noir vers Aldea. Redressez-vous et saluez le peuple. Il est venu admirer sa nouvelle Reine, pas la seconde tragédie de la journée.
Aldea faillit rétorquer que sa capacité à se tenir à la verticale ne ramènerait pas son père dans le royaume des vivants, alors à quoi bon. Mais elle avait appris depuis longtemps qu'on ne contredisait pas Mère à la légère, aussi obtempéra-t-elle.
En équilibre sur le bord de son siège, elle se pencha à la fenêtre, tête haute. Son apparition déclencha une vague de murmures parmi le bas-peuple rassemblé dans les marches de l'escalier en spirale, colonne vertébrale de la Tour. Même l'habituel ballet des porteurs, ces hommes et femmes musculeux dont les grands paniers d'osier servaient à transporter nourriture et matériel entre les étages, cessa un instant. Le poids de ces milliers de regards inquisiteurs oppressa Aldea aussi sûrement qu'un corset mal ajusté. Elle n'avait qu'une hâte, regagner le calme du sommet de la Tour d'où elle n'aurait jamais dû descendre.
Pour tromper son angoisse, Aldea observa le cortège funéraire. Talonnant le maître des traditions, six Magistères de l'étage des Questions portaient un fin plateau de marbre sur laquelle reposait la dépouille de Père. Derrière venait le chariot royal ainsi qu'une dizaine de véhicules des membres les plus éminents du haut-peuple, tous tractés par des esclaves dont le torse musclé luisait sous l'effort. Une centaine des meilleurs officiers de l'étage des Lames, leur plastron poli à s'en éblouir et leurs heaumes rabattus sur le visage, repoussaient de leur bouclier les badauds trop aventureux.
Malgré son nombre, la procession semblait insignifiante ainsi perdue dans l'immense escalier dont la hauteur des voûtes et la largeur des marches de marbre blanc auraient pu accueillir sans peine deux galères de guerre.
— C'est encore long ? demanda Violine rencognée au fond de son siège.
— Plus que vingt étages, dit le Conseiller Sagani en essuyant son front, probablement gêné par la moiteur des étages inférieurs.
Soudain, des cris s'élevèrent dans la foule, couvrant en partie la harangue du maître des traditions.
— Le Roi est mort, vi...
— Et que la Reine le rejoigne, elle et tous les étages supérieurs !
Aldea sentit son estomac se tordre. Son peuple la haïssait déjà ? Comment pouvait-elle faire ses preuves s'il ne lui en laissait pas la chance ?
Le convoi stoppa net. Avant que les gardes n'adoptent leur formation défensive, un garçon s'extirpa de la foule et se précipita vers le chariot royal. Un homme trapu, son visage aussi balafré qu'une planche de boucher, bouscula les premiers rangs pour courir à sa suite.
— Ma Reine, dit le conseiller en agrippant l'épaule d'Aldea. Revenez à l'inter...
Avant qu'il ne puisse achever sa phrase, une vive douleur irradia le crâne d'Aldea. Par réflexe, elle porta sa main à son visage, qu'elle retrouva poissée d'un liquide rouge.
— On attaque la Reine, hurla le conseiller. Gardes !
Aldea passa quelques secondes paniquées avant de comprendre qu'il s'agissait de pulpe de tomate. Elle voulut balbutier des explications pour calmer l'hystérie qui gagnait l'intérieur du chariot et les gardes à l'extérieur, mais elle tremblait trop.
En s'écroulant sur son siège, elle entraperçut le jeune garçon dépenaillé qui venait de lui jeter la tomate en plein visage. Il fixait ses mains, comme étonné lui-même de son acte. Sa surprise fut de courte durée, un des gardes lui décocha un coup de son gantelet de plaque. Le visage en sang, le gosse s'étala au sol. L'homme couturé de cicatrices se précipita vers lui, l'air paniqué. Son père, probablement. Le cœur d'Aldea se serra. Père aussi l'aurait protégé malgré le danger évident.
Une partie des gardes, épée au clair, repoussait la foule qui se délitait sous leurs assauts. L'autre partie se rassembla en demi-cercle autour du convoi. Leurs boucliers décorés du visage jumeau du Dieu-Double crissèrent contre le marbre alors qu'ils formaient une muraille d'acier.
— N'avez-vous aucune honte ? cria Mère en descendant du chariot, son ombre étirée par les torches de feu blanc fichées dans les murs.
À peine eut-elle posé pied-à-terre qu'un officier s'avança pour lui offrir son bras. Mère le repoussa d'un moulinet de la main, elle détestait être traitée comme une personne âgée. La foule tout entière retint son souffle, le regard fixé sur cette femme dont l'aura surpassait de loin la frêle carrure.
— Vous osez perturber le dernier voyage de votre roi ? continua-t-elle sur le ton de remontrance outrée que l'on adresse à des enfants particulièrement lents. Vous osez attaquer votre souveraine ? Le Dieu-Double n'a-t-il pas assez de larmes à verser aujourd'hui ?
Aldea n'avait jamais vu sa mère dans une telle colère froide, pas même la fois où, Violine et elle avaient cassés une des statues de la salle du trône en cherchant à savoir si elle cachait quelque chose sous sa toge.
— Faites avancer les responsables, ordonna Mère.
Deux gardes poussèrent le garçon et son père devant la rangée de boucliers. D'un coup de pommeau dans les côtes, ils les forcèrent à s'agenouiller.
— Ma Reine, il n'a pas réflé...
Un officier interrompit l'homme balafré d'une gifle.
— Mon époux est mort, je ne suis plus votre Reine, adressez-vous à votre véritable souveraine.
Le conseiller traîna Aldea hors du chariot. La foule rassemblée observait la scène avec la même fascination morbide que s'il s'agissait d'une blessure purulente. Sans les baleines de son corset, elle se serait probablement effondrée.
— Gloire à Aldea Haut-Brimant, Reine de la Tour, tonna le maître des traditions. Gardienne du doigt du monde, Fléau du blizzard-rouge, Sang des premiers colons, Protectrice-Élue du Dieu-Double.
Aldea faillit lever les yeux au ciel tant ce cérémonial lui paraissait ridicule. Si la situation n'avait pas été si grave, elle se serait moquée d'elle-même. Sac d'os des trois royaumes, voire Chétive suprême, semblaient nettement moins hypocrites. On peut ajouter autant de couches de vernis que l'on veut à une croûte, cela n'en fait pas un tableau de maître.
— Ma Reine. (Le père du gamin balbutiait, le bas du visage couvert du sang de sa lèvre éclatée ; Aldea fixa la foule au loin, incapable de soutenir la peur qui brillait au fond des yeux de l'homme à terre.) Il a pas réfléchi, il est en colère. À cause de sa mère, ma Reine. Elle est morte dans les caves. (Il hésita une seconde et lança un regard vers le garde à sa droite.) Je veux dire, elle l'a mérité, mais...
— C'est faux, cracha le gamin. Maman l'a pas mérité.
Son père lui colla une gifle avec presque autant de violence que le garde. Aldea se crispa devant ce geste, le genre de geste que Mère lui avait adressé tant de fois lorsque Père ne regardait pas.
— Ferme-la, imbécile.
— Votre grâce, dit le conseiller qui se tenait à un pas dans son dos. Le crime de ce garçon est suffisamment grave pour requérir que justice soit faite sur-le-champ. Vous détenez la clé de la Tour, c'est à vous d'en faire appliquer les lois.
Mère acquiesça à cette remarque, son regard d'acier braqué sur Aldea. Elle la testait, comme toujours. Et bien elle finirait déçue, comme toujours.
— Mais, je..., balbutia Aldea, une main serrée autour de la trop lourde clé d'or qui pendait à son cou.
Elle ne pouvait pas faire ça. Certes, elle avait lu l'ensemble des tomes de la Justice du Dieu-Double et la théorie n'avait pas de secret pour elle, mais, il ne s'agissait que de ça, des théories. En outre, la justice royale valait pour les meurtriers et les voleurs, pas pour un misérable lanceur de fruits emporté par la colère.
— Respirez profondément, murmura le conseiller. Une Tour sans justice est comme un poulet sans tête : perdu et moribond.
Aldea faillit rétorquer que ce devait être prophétique vu que la Tour avait maintenant une dinde à sa tête, mais le conseiller n'aimait pas que l'on se moque des adages.
— Rappelez-vous nos leçons, quelle est la sentence pour l'agression d'un membre de la lignée royale ?
— Mais c'était juste un fru... (Aldea s'interrompit devant les froncements de sourcil du conseiller et de Mère.) L'Envol, c'est l'Envol. Mais, on ne peut pas, pas pour une simple bêtise.
— Vous avez entendu votre Reine ! L'Envol, annonça Mère d'un ton qui ne souffrait aucune contradiction.
Aldea voulait dire quelque chose, n'importe quoi pour arrêter cette folie, mais le poids de l'attention de sa mère, du conseiller et de la foule terrifiée, la glaçait plus sûrement qu'un plongeon dans la mer des Blizzards.
Un des gardes saisit le gamin tremblant par un pied et, malgré ses ruades, le traîna devant la rambarde. Sans effort apparent, il le tint au-dessus du vide qui marquait le centre de la Tour. Le garçon hurla en voyant les vingt étages sous lui, et son pantalon se gorgea d'urine.
— J'le ferais plus ! Pitié !
Le père du gosse tenta d'intervenir, mais un nouveau coup de pommeau sur l'arrière du crâne l'envoya sangloter au sol.
Aldea ne parvenait pas à se détourner de la scène. Elle se sentait comme prisonnière d'un de ces cauchemars ou l'on court sur place dans l'espoir vain de fuir un monstre atroce. En tant que Reine, elle pouvait accorder son pardon, elle pouvait même exalter la foule en affirmant qu'elle ne voulait pas de mort supplémentaire le jour du décès de Père. Pourquoi sa langue demeurait-elle paralysée ? On reconnaît les héros dans l'adversité et non dans le confort, disait Valyenas l'ancien. Dans ce cas, elle n'était qu'une mauviette, et méritait bien plus qu'une tomate.
Mère adressa un signe de tête au garde qui lâcha le gosse dans le vide. Son hurlement strident dura dix battements de cœur et retentit jusque dans les os d'Aldea. Plus jeune, Père l'avait amenée assister à l'envol d'un meurtrier depuis l'étage des Lames. Elle n'avait pas osé regarder, mais les cris l'avaient hanté longtemps. Ils faisaient pâle figure à côté de ceux-ci.
Tout s'acheva dans un bruit mou qui manqua de la faire vomir.
— Envoyez celui-là aux caves pour complicité de crime de lèse-majesté, dit Mère sans plus d'émotion que lorsqu'elle exigeait son thé matinal.
— Vous avez su vous montrer ferme, murmura le conseiller Sagani en posant une main sur son épaule. Votre père serait fier.
Aldea retint ses larmes de justesse, elle était au moins douée pour ça. Elle aurait pu faire quelque chose. Elle aurait dû faire quelque chose. La peur est l'excuse des faibles. Tête basse, elle fixa son poing agrippé à ses dentelles noires. Était-ce là le règne qu'elle souhaitait ? Elle ne s'était jamais bercée d'illusions quant à ses qualités, pas avec Violine pour lui rappeler tout ce qu'elle n'était pas, mais elle devait pouvoir faire mieux, ou moins pire.
Sur les talons de Mère et du conseiller, Aldea regagna le chariot, tremblante. Violine lui adressa un regard compatissant qui ne fit qu'accentuer son dégoût. Le reste du trajet se déroula dans un malaise plus palpable qu'auparavant.
Arrivée au rez-de-chaussée, le silence de l'habitacle se brisa de quelques soupirs émerveillés. Le grand hall intérieur resplendissait encore plus que dans les lointains souvenirs d'Aldea. D'énormes arbres sculptés, leurs troncs d'obsidienne et leurs feuilles d'émeraudes plus vraies que nature, ceignaient la base des murs. Leurs branches formaient des arches si délicates que rien ne laissait soupçonner la présence des cent étages qui reposaient dessus. Devant un tel spectacle, difficile de donner tort aux légendes affirmant que le Dieu-Double en personne avait érigé la Tour.
Cet étalage de splendeur ne parvint pas à chasser les pensées morbides d'Aldea. La bouche pâteuse, elle jeta un regard vers le centre de l'escalier en colimaçon. Le soulagement qu'elle ressentit en découvrant que le corps brisé du garçon avait déjà disparu l'écœura presque autant que les images sanglantes qui envahissaient son esprit. Deux esclaves nettoyaient le sol des dernières traces de son existence. Geste inutile. De nombreuses taches marron maculaient la délicate mosaïque à l'effigie du Dieu-Double. Du sang coagulé. La pierre n'oublie jamais.
La procession funéraire s'arrêta et tout le monde mit enfin pied-à-terre. Les six Magistères déposèrent Père dans une des alcôves creusées entre les arbres d'obsidiennes, lui faisant ainsi rejoindre les gisants de ses glorieux prédécesseurs. Aldea connaissait les noms et histoires de chacun d'entre eux. Ses rêves d'un règne qui marquerait l'histoire de la Tour avec autant de force que Caldara l'Inflexible ou Sidli Poing-de-Fer semblaient bien loin maintenant...
Non. Aldea crispa encore plus ses poings. Ces deux souveraines de légende n'auraient jamais abandonné au premier obstacle. Cette simple évidence lui insuffla un minuscule souffle de courage et elle redressa la tête.
Le grand prêtre, reconnaissable aux doublures d'or de sa robe carmin, s'avança. Aldea réprima un frisson. Elle ne s'était jamais habituée à l'apparence torturée des habitants de l'étage des Questions. Les profondes brûlures de leur visage, leurs lèvres tordues en une parodie de sourire et les trous béants qui leur tenaient lieu de nez les faisaient ressembler à des épouvantails après une tempête. Pire, ils refusaient de dissimuler leurs difformités, comme s'il s'agissait de leur plus grande fierté. Peut-être devrait-elle en prendre de la graine.
— Ô, Dieu-Double, contemple tes enfants, clama le grand prêtre, ses mains torturées levées vers le plafond. Comme l'exige le grand balancier, la femme succède à l'homme, la jeunesse à la vieillesse et la chair retourne à la pierre.
À ces mots, les cinq Magistères assemblés autour de Père joignirent leurs mains. À l'unisson, ils prononcèrent trois syllabes, trois syllabes qui retentirent dans tout le hall, faisant vibrer dents et tripes comme si le tonnerre lui-même s'invitait à la cérémonie. Les mots du Dieu-Double. Des mots que seuls les Magistères pouvaient utiliser sans mourir. Du moins, les légendes l'affirmaient.
Alors que le silence retombait, un craquement de pierre qui se fend envahit l'alcôve. Aldea, le souffle coupé, vit le visage paisible de Père devenir blanc crème, comme le marbre sous lui. La coloration se répandit jusqu'à ses pieds et, en l'espace de trois battements de cœurs, il retourna à la pierre, son visage barbu à jamais mêlé aux fondations de la Tour. Aldea essuya la larme échappée sur sa joue d'un revers de main.
— Un règne s'achève, un autre commence, murmura Mère dans son dos. Il est temps de choisir un époux.
Son voile funéraire relevé, Mère fixait le gisant de Père, un infime sourire aux lèvres. Comment osait-elle en ce jour tragique ? Elle qui ne souriait presque jamais. Aldea déglutit. Les germes du soupçon prenaient racine dans son esprit. Père mort dans la fleur de l'âge sans raison apparente ? Mère qui passait outre ses réticences pour causer la mort d'un enfant des étages inférieurs ?
Et si le décès de Père n'avait rien de naturel ? Et si Mère savait quelque chose ?
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