CHAPITRE 1
La vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Et l'amour n'est pas aussi magnifique que l'on croit. Dans les livres, la fille peu sûre d'elle rencontre le mec parfait, celui qui la fait changer d'avis sur les autres. Sur la vie en général. Ce qu'elle considère comme merdique, devient miraculeusement beau. Car lorsqu'on est amoureux, même la pire des merdes devient un joyau précieux. La vie est loin d'être un long fleuve tranquille, elle est plutôt un torrent dévastateur, emportant sur son passage bon nombre de cœurs.
***
Il fait beau aujourd'hui. Le vent souffle dans les branches des arbres, faisant raisonner une douce mélodie naturelle. Je soupire de joie.
- Abelle ! Hé, Abelle !
Pas le temps de me pousser. Je me prends le ballon en plein dans la tronche, me faisant tomber à la renverse. Mon dos percute le bitume et cela m'érafle la peau.
Merde. J'ai encore été peu attentive.
- Merde, Abelle. Ça va ?
- Oui, oui. Désolée.
Clarissa, mon amie de longue date, m'aide à me relever. Je m'époussette comme je peux et lui souris pour la rassurer.
- Désolée, vraiment. Je crois que ce sera pour une autre fois.
- Moi qui voulait peaufiner mes talents d'attaquante !
Clarissa jette le ballon de handball dans le filet malgré tout et va s'asseoir contre un muret, jouxtant le terrain de football où nous avons décidé de jouer. Je la rejoins tout en admirant ses belles boucles rousses, retenues en une queue de cheval, qui tombe jusqu'à ses épaules.
Alors que je m'assieds à côté d'elle, le regard perdu dans l'horizon, elle me demande :
- C'est encore tes parents ?
Je masse la boule douloureuse qui commence déjà à se former sur mon front et acquiesce, tout en rétorquant :
- Ouais. Je sais pas ce qu'ils ont. Ils sont bizarres, en ce moment. Ils mangent de moins en moins et ne veulent définitivement pas cracher le morceau.
- Peut-être qu'ils ont un soucis d'argent ?
Je hausse les épaules et réplique :
- Ça leur ressemble pas, en fait. Ils me disent toujours tout. On se dit tout. Alors, pourquoi ce serait différent maintenant ?
Je ne peux que scruter le regard bienveillant de mon amie. C'est à ce moment que mon téléphone vibre.
Maman : rentre. On doit parler.
Je montre le message à Clarissa. Elle dit :
- Je crois que le grand moment est arrivé !
- Ouais. Je te raccompagne ?
- Non, t'inquiète pas. Je vais continuer à faire quelques lancés, je rentrerai après.
- Ok. À plus tard.
Je m'en vais sans me retourner, quittant le terrain de football et arrivant dans la rue. La maison de mes parents, là où j'ai grandi, se trouve à quelques rues de là. J'accélère le pas, le cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Les mains moites. Et cette fichue douleur à la tête... si j'avais été plus attentive, ça ne me serait pas arrivée.
Mais que veulent bien me dire mes parents ? Est-ce que c'est grave ? Je crains le pire. Pourquoi tout ce silence oppressant pour finalement tout me dire. Et me dire quoi ?
J'arrive rapidement chez-moi. Bizarre. Il ne fait pas encore nuit et les rideaux sont tirés. Aucune lumière n'est allumée. J'ai l'impression d'être face à une maison abandonnée.
J'entre, mon cœur palpitant toujours avec force. Je vois tout de suite que quelque chose ne va pas. Mon père est là, les mains croisées sur ses genoux, le regard dans le vide. Ses cheveux sont décoiffés, il est cerné, le teint livide. Ainsi, assis dans cette pièce sombre, il ressemble à un fantôme. Ma mère, de l'autre côté de la pièce, derrière le canapé, n'a pas meilleure allure.
Debout, elle regarde à travers la fenêtre malgré le rideau tiré.
- Papa ? Maman ?
J'hésite à avancer tant l'ambiance est lourde. Froide. Mon père est le premier à reprendre vie. Il tourne légèrement la tête dans ma direction, décroise les mains, et me fait signe de m'asseoir à côté de lui. Hésitante, je m'exécute. Qu'est ce qu'il leur arrive, à la fin !
Maman est dos à nous. Finalement, après un sursaut, elle se retourne.
- Oh, ma chérie. Tu es là.
Sa voix me percute comme le ballon que j'ai reçu tout à l'heure. Sans vie. Sans joie. Cette apparition est-elle bien ma mère ?
- Oui. J'ai reçu ton message.
- Il faut qu'on te dise, Abelle. Tu... tu es grande maintenant, souffle mon père.
Ma mère inspire un bon coup et lance, sans répit :
- Tu as été adoptée.
J'ouvre grand les yeux, et la bouche, pourtant aucun son n'en sort. J'ai du mal à percuter, sur le moment. Je regarde mon père, puis ma mère, attendant qu'ils me sourient et me crient : Surprise, chérie, poisson d'avril.
Bien sûr, rien de tout cela n'arrive. Ils attendent ma réaction. Mais, à vrai dire, je ne sais simplement pas comment je dois réagir à ça.
- D'accord, dis-je simplement.
Le silence s'installe. Mon père bouge à côté de moi. En fait, il recroise les mains et son regard se voile.
- Papa ?
Je le secoue un peu, mais je n'obtiens aucune réaction de sa part. Ma mère se met elle aussi en mouvement. Elle est à nouveau de dos.
- Maman !
Je me lève d'un bond.
- Ça ne fait rien, d'accord ? Adoptée ou pas, vous restez mes parents.
Aucune réponse. Mon téléphone vibre :
Clarissa : Bien rentrée ?
Je lui envoie un émoji pouce pour seule réponse et range mon portable dans ma poche.
- Bon, je vais faire à manger, leur dis-je. Je vous appelle quand c'est prêt.
J'ai beau faire comme si tout allait bien. Malheureusement pour moi, ce n'était que le début de la fin.
***
Mes parents se sont rencontrés très jeunes et ont échangé l'anneau encore plus vite, croyant avoir trouvé le compagnon idéal. Leurs illusions se sont cependant envolées, lorsqu'ils ont appris qu'ils ne pourraient jamais avoir d'enfant. Quand je suis arrivée dans leur vie, ils pensaient que je serais celle qui solidifierai ce que la détresse et la peine avaient fragilisé. Là encore, ils se sont bercés d'un rêve, qui s'était rapidement effiloché. Telle une poignée de sable qui s'égrène entre des doigts abîmés par le temps, ils ne pouvaient que contempler leur propre déchéance.
Ils ont cru que l'amour que j'avais à donner, serait le baume à poser sur leurs blessures. Comme si une simple pommade aurait pu traiter une terrible infection, il n'en fit rien. L'origine du problème était bien trop ancrée, profonde dans leur existence. J'ai été le pansement. Celui qui a fait tenir leur couple, jusqu'à ce que je me déchire. Lorsque j'ai appris mon adoption, qu'ils avaient décidé de m'annoncer avant que je ne l'apprenne par moi-même, j'avais vu mon univers s'écrouler.
Mais qu'est-ce qui avait pu leur faire changer d'avis, finalement ? Quel avait été l'élément déclencheur, qui leur avait fait prendre cette décision ? Moi qui étais restée si longtemps dans l'ignorance, pourquoi est-ce que cela devait être révélé, au risque de chambouler l'équilibre existant ?
Je ne leur en veux pas, mais presque. Car on aurait dû surmonter cela, ensemble. Au lieu de ça, ils se sont tout bonnement effacés. C'est eux qui craquèrent avant moi. La douleur, enfouie au fond d'eux, remonta à la surface. Leur déception de ne pas pouvoir enfanter, de ne pas pouvoir donner la vie, les submergèrent. Mon père a commencé à s'absenter de la maison, ma mère quant à elle n'était plus qu'une ombre. Des fois, elle restait des semaines sans revenir à la maison. Elle partait sans donner de nouvelles. Pendant ce temps, je restais à la maison et préparais le repas. Souvent, les deux tiers du plat me servaient pour le lendemain. La solitude étant devenue ma nouvelle famille, ma seule amie, mon unique compagnie.
- Que se passe-t-il, Abelle ? m'interroge mon oncle Bill, sa voix résonnant dans mon oreille, un matin d'un jour pluvieux. Ta voix m'inquiète.
Je tiens mon téléphone si fort, que mes doigts se crispent dessus. Il est mon seul espoir, dans cette obscurité si opaque.
- C'est maman, elle ne revient plus. Ça va faire presque deux semaines que je ne l'ai pas vu.
Mes dents claquent, mes membres tremblent et je suis trempée. Après une énième crise de nerfs, j'ai décidé d'aller la chercher. Ça n'a rien donné, bien sûr. J'ai bien cherché des indices dans la chambre de mes parents, mais celle-ci est sans dessus-dessous. Comme si quelqu'un était venu et avait tout retourné. Comme si une tornade était passée. Bien sûr, je n'ai rien trouvé.
Je ne sais plus à qui me confier sur mes cauchemars ou mes angoisses. La situation est devenue ingérable. C'est pour cette raison que j'ai décidé de joindre mon oncle. D'habitude si indisponible, il a décroché dès la première sonnerie.
Pourquoi lui ? Car c'est la dernière personne extérieure à la famille qui est venue nous rendre visite.
C'était pour Thanksgiving, accompagné de sa fille Cidna, ma cousine et de sa femme Carla, ma tante par alliance. D'ailleurs, Bill, Carla et moi étions très proches. C'était presque s'ils me considéraient comme leur propre fille, lorsque je me trouvais en leur présence.
- J'arrive tout de suite, ma grande.
Il raccroche. Dans la soirée, un véhicule sombre aux vitres fermées se gare dans l'allée. Les herbes sont devenues hautes et le jardin non entretenu, une vraie décharge. Mon oncle, Bill, ne semble même pas surpris. Je reste sous le perron à l'attendre, la pluie ayant redoublée en intensité. À côté de lui, je découvre ma cousine Cidna. Ses cheveux sont d'un blond éclatant, malgré le mauvais temps. Et ses yeux bleus, à l'instar des miens, brillent d'une lueur sauvage.
Elle tente un sourire forcé, auquel je ne réponds pas. Bill avance jusqu'à moi, habillé de son habituel costard cravate bien repassé. Il pose sa forte main sur mon épaule nue.
- Nom de dieu. Tu es frigorifiée, Abelle. Entre vite.
Il me pousse pratiquement à l'intérieur de la maison de mes parents, avant de plisser des yeux. Aucune lumière n'est allumée, ici. Je tente de me souvenir de ma journée. Après l'appel avec mon oncle, j'ai décidé de l'attendre. Je suis restée toute la journée dehors, debout sous le perron. J'espérais peut-être revoir mes parents. Mais où est-ce qu'ils sont bien passés ?
Cidna me fait m'asseoir sur le grand fauteuil du séjour, et me passe un plaid autour du cou.
- Alors, ma grande, reprend Bill après s'être installé à côté de moi. Dis-moi, raconte-moi ce qu'il s'est passé.
En même temps, il passe ses doigts sous mon menton et me force à le regarder. Son regard bleuté me transperce, me rappelant celui de ma mère et, par extension, le mien. Et dire que pendant des années, je pensais que ce trait « tenait de famille ». Des yeux bleus translucides, à l'intensité si belle qu'ils vous paralysent sur place. Je me souviens de ces minutes entières, où je restais devant le miroir à m'affronter. Je connaissais les traits de mon visage par cœur. Mon sourcil gauche était plus haut que le droit, mon œil gauche quant à lui était légèrement plus fermé que l'autre. Quand la seule personne que je pouvais voir était moi-même, c'est là que j'ai compris que ma vie était devenue un cauchemar.
Après m'avoir annoncé mon adoption, j'ai réfléchi à pourquoi parmi tous ces bébés disponibles à l'orphelinat, c'était moi qu'ils avaient choisi. J'ai penché pour le fait que la couleur de mes yeux rappelait le leur : de ce fait, c'était un peu comme si j'avais été leur enfant biologique.
Pour la première fois depuis des semaines, je craque. Je m'effondre et lui explique tout. Au fur et à mesure de mon récit, son visage blêmit.
Il ne s'attend pas à ce que je lui avoue que sa nièce de seize ans, passe son temps à faire du ménage et à travailler, au lieu de profiter de ses vacances. Qu'elle s'inquiète jour et nuit du retour de ses parents.
Alors que le monde devient flou à cause de mes larmes, la porte d'entrée claque. Mon père débarque dans le salon, les yeux dans le vide, complètement paumé. Je remarque avec peine ses vêtements débraillés, enfilés rapidement de manière douteuse : des bleus parcourent sa peau, le tissu de sa chemise est déchiré et il lui manque une chaussure.
- Bill..., a-t-il réussi à prononcer d'une voix tremblante. Que fais-tu ici ?
- Ce que je fais ici ? s'est-il exclamé en se relevant. Je m'occupe de ta fille, étant donné que tu n'es fichu de le faire.
- C'est compliqué en ce moment..., a-t-il essayé d'expliquer.
Mon oncle se retourne vers moi, les yeux embués.
- Cidna, accompagne Abelle jusqu'à sa chambre pour rassembler ses affaires. Elle passera quelques jours chez-nous.
Il ne m'a même pas demandé mon avis. Mais, au vu de la situation, je n'aurais de toute façon rien répondu. Voyant mon manque de réaction, ma cousine m'attrape le bras. En passant à côté de mon père, ce dernier tente de me retenir. Son manque de motivation le fait aussitôt abandonner son geste, qui reste en suspens. Je me rappelle ensuite être allée dans ma chambre. C'est ma cousine qui a tout fait ensuite. Elle a sorti une valise de mon armoire et a déposé soigneusement chacun de mes vêtements. Elle a utilisé toutes sortes de sacs et de cabas trouvés dans ma chambre, afin de pouvoir tout emporter. Je la regarde faire, comme absente de mon propre corps. Tout ce à quoi je pensais ne se résume qu'en une phrase.
Où es-tu, maman ?
Pendant ce temps, le ton monte au rez-de-chaussée. J'entends surtout mon oncle. Il semble demander où se trouve ma mère. Il s'énerve du manque de réactivité de mon père, en outre. Je ne sais plus quoi penser de lui, après tout, il n'a même pas tenté de me retenir. Je soupire longuement. Au bout d'une vingtaine de minutes, le silence est retombé, rompu par moment par les bruits de pas de Cidna sur le parquet. Le regard grave, Bill apparaît par l'embrasure de la porte.
- Tu es prête ? demande mon oncle.
J'acquiesce. Puis, un sac sur le dos, je descends et en moins de deux, j'arrive dans sa voiture. Entretemps, ma mémoire me joue des tours. Mon père m'a-t-il dit au revoir ? Je ne suis pas dupe. Je sais bien que ces « trois jours » vont se transformer en mois. Cidna s'assieds sur le siège passager à côté de son père.
À l'arrière, alors qu'il met le contact, je regarde le reflet qui se réfléchit dans la vitre de la portière. Une crinière brune, lisse et sans volume, encadrant un visage triste et amaigri. Mes yeux d'un bleu surnaturel me fixent lascivement. Ainsi, voilà ce que je suis devenue ? À travers les traits fins de mon visage, je revois celui de ma mère. Des traits que j'ai inventés car nous n'avons aucun lien de parenté. En fait, rien ne me liait à eux, si ce n'était ces longues années passées à leur côté.
Je ferme les yeux, fatiguée. Au volant, Bill m'emmène dans cette nouvelle maison, celle dans laquelle je vis désormais, pour un temps indéterminé. Je soupire. Ce départ est bien plus dur que je ne le pensais.
Où es-tu ? Maman... où es-tu partie ?
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