Chapitre 9 - Une conversation effacée
Le bourdonnement de la foule s'est estompé au moment précis où Neven a fermé la porte derrière moi. Une brise glacée a fait virevolter ma queue de cheval et libéré quelques cheveux rebelles autour de mon visage. J'ai frissonné. Luttant contre les températures automnales, j'ai croisé les bras autour de ma poitrine et frotté mes épaules avec vigueur.
Malheureusement pour moi, Neven n'a pas eu l'air de se préoccuper de mon état : il m'a tourné le dos et a dévalé les marches du perron pour s'approcher de sa voiture. Je n'ai pas eu d'autre choix que de le suivre, avançant maladroitement dans la cour, l'alcool n'aidant pas mon équilibre.
Au moment où Neven atteignait la voiture, il m'a appelée, comme pour me presser et, mal à l'aise, j'ai accéléré le pas. Mauvaise idée. Je me suis pris les pieds dans un caillou, battu l'air avec mes bras et, le sol s'est approché dangereusement de mon visage. En désespoir de cause, j'ai mis mes mains devant pour me protéger et fermé les paupières.
Le choc n'est jamais venu.
Mes pieds n'ont pas quitté le sol et mes mains ont rencontré le vide.
— T'es vraiment pas douée, a soufflé une voix de velours à mon oreille.
J'ai brusquement ouvert les yeux pour découvrir Neven, qui m'avait rattrapée in extremis et me tenait maintenant par le dos de ma robe. J'ai froncé les sourcils.
— Au contraire, tout ça, c'était prévu ! me suis-je écriée.
— Oh, tu es sûre ? s'est-il amusé.
J'ai opiné du chef et me suis débattue pour me libérer de son emprise. Encore une fois, ce n'était pas mon plan le plus judicieux : à peine le garçon m'a-t-il lâchée que j'ai glissé, manquant de tomber à la renverse. Il n'a eu d'autre choix que de passer ses mains derrière ma taille et de me plaquer contre lui.
Je suis restée immobile, reprenant mes esprits et ma respiration alors que la terre ne cessait de trembler sous mes pieds.
— Ne me dis pas que tu l'as fait exprès, cette fois encore.
J'ai grimacé.
— Tu peux arrêter de bouger ? Tu me donnes le tournis.
Son corps s'est mis à secouer contre le mien, étonnée, j'ai levé le menton pour l'observer. Il riait, un rire chaud et séduisant qui a illuminé la nuit et chatouillé mes oreilles. La lune éclairait sa chevelure d'ébène et sa peau d'albâtre. Il apparaissait comme un personnage de conte de fées, trop parfait pour être réel.
— Je ne bouge pas d'un pouce, ma belle, c'est le vin qui fait tourner ta tête.
J'ai fait la moue.
— Et bien dis lui de se calmer, c'était marrant au début mais c'est saoulant à la longue.
Neven a ri de plus belle.
— Tu sais quoi, on va d'abord se poser dans ma voiture, ça va peut-être t'aider.
J'ai acquiescé avant de le suivre bien sagement. Il a gardé un bras fermement noué autour de ma taille ce qui a fortement contribué à me faire arriver à destination sans autre cascade non calculée. Enfin, il m'a ouvert la portière et installée sur le siège passager, prenant soin de rabattre les pans de ma robe pour qu'elle ne soit pas salie.
Il a ensuite fait le tour du véhicule et pris place devant le volant.
— On va où ?
Il a haussé un sourcil.
— Nulle part, on est là pour parler, tu te souviens ?
Je me suis gratté la tête.
— Parler de quoi ?
— À ton avis ?
J'ai placé ma main sous mon menton, tel un penseur grec. Après mûre réflexion, je me suis décidée à répondre ce qui me semblait le plus plausible :
— Tu veux qu'on parle du problème de drogue de Brad Pitt ?
— Hein ?
Neven m'a observé du coin de l'oeil, mi-amusé, mi-agacé puis il a secoué la tête, comprenant que je n'allais pas dans la bonne direction et qu'il fallait m'orienter.
— Je veux parler de ce qui s'est passé tout à l'heure dans la voiture, puis de ce que tu as fait dans le salon.
Des flashs ont instantanément traversé mon esprit. J'ai repensé à la sensation irrésistible qui m'avait envahie quand je l'avais touché puis au gobelet, qui avait explosé devant moi sans que j'ai réussi à l'effleurer. Par réflexe, j'ai porté la main à mes lèvres, le goût de Neven flottant au-dessus sans jamais accepter de caresser ma langue.
— Pourquoi tu veux parler de ça ? Tu veux qu'on finisse ce qu'on a commencé ?
Cette fois, je me suis tordue dans le siège pour lui faire face, pleine d'espoir. L'idée de pouvoir sceller ce baiser que j'attendais tant, de pouvoir une nouvelle fois me perdre dans la sensation grisante de son toucher m'a presque fait perdre la tête.
Neven s'est légèrement reculé, comme pour s'assurer que je ne tenterais rien.
— Non. Au contraire, je veux qu'on mette les choses au clair : est-ce que ton clan a fait les rituels ?
J'ai tiqué.
— Les rituels ?
— Ceux de ton éveil ! Est-ce que tu es protégée ?
Le mot « éveil » m'a brusquement ramenée à la réalité. L'effet étourdissant du vin m'a abandonnée et je me suis violemment mordu la lèvre, me tassant au maximum sur mon siège pour instaurer une distance entre nous. Cette fois, j'étais bien réveillée et sur mes gardes.
— De quoi tu parles ?
Neven a soupiré.
— Alya. Ça ne sert à rien de me le cacher. Je sais que tu es une sorcière.
— Non, c'est faux. Les sorcières n'existent pas.
Neven ne pouvait pas en être : Lily et Juliette l'auraient senti. Or, ni l'une ni l'autre ne me l'avait fait remarquer. C'était un humain, rien de plus. Il n'avait pas le droit d'être au courant des secrets de mon espèce. Ce n'était pas du tout normal et c'était dangereux.
— Les sorcières existent, Alya. Et tu en es une. Arrêtes de mentir. On a un sujet plus important à aborder.
— Je n'ai pas le droit de parler de ça avec toi, ai-je murmuré, interdite.
Neven s'est redressé, son visage affichant une expression ennuyée.
— Et pourquoi ?
— Tu ne fais pas partie du monde magique.
— Si.
Piquée au vif, j'ai sauté de mon siège comme si un ressort venait de me rentrer dans les fesses.
— Tu mens ! Si tu avais été des nôtres, Juliette me l'aurait dit !
Neven a pincé les lèvres.
— Pourquoi te l'aurait-elle dit sachant que tu n'as pas encore terminé ton éveil ?
Sa question m'a frappée en plein cœur et je suis retombée sur le dossier, vaincue. Il avait raison : Juliette n'avait pas à me partager ce genre de détails. Elle avait même le devoir de me le dissimuler. Je n'avais pas vraiment le droit de connaître l'identité des sorciers de la région. Si j'avais su pour Lily, c'est parce qu'elle et sa mère accompagnaient souvent mes parents au Coven.
Avec Lily, on avait vite réalisé ce que cela signifiait et on s'était avoué, en maternelle, que nous descendions d'une famille de sorcières – avant le début de notre guerre, évidemment – ensuite, elle s'était vantée de son éveil et je l'avais appris de cette façon. Mais dans l'ensemble, je ne savais pas très bien qui faisait partie de la communauté magique dans cette ville. J'avais quelques soupçons, mais rien de sérieux.
— Alors, tu sais, ai-je déclaré solennellement.
Neven a incliné la tête, semblant examiner chaque trait de mon visage pour deviner ce à quoi je pensais.
— Oui.
Un sentiment de trahison m'a assaillie. C'était peut-être idiot, mais j'avais pensé qu'il était normal et qu'il était sympa. Mais en fait, il était comme tous les autres : il m'excluait du monde magique et se moquait de mon retard.
— C'est pour ça que tu passes tant de temps avec Lily ? Parce que vous êtes des sorciers ? ai-je demandé d'un ton amer.
— Non. Et ce n'est pas elle qui m'intéresse.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Neven a approché sa main de mon visage mais s'est arrêté au dernier moment, ses doigts restant en suspend entre lui et moi.
— Je veux dire que c'est avec toi que je veux parler ce soir.
— Pourquoi ?
Mon cœur s'est mis à battre plus vite et plus fort. Pourquoi Neven Arsher, nouveau sorcier de Ryneshire, cherchait à me parler ? Pourquoi me révéler son identité ? Pourquoi m'isoler de la sorte dans sa voiture ?
— Parce que j'ai l'impression qu'il se passe quelque chose de très grave ici.
Sa voix était si basse et si glaciale qu'un frisson m'a parcourue. Lorsque mes yeux ont croisé les siens, j'ai découvert de l'inquiétude. Je me suis mise à tripoter le bord de ma robe, effrayée par la tournure que prenait notre conversation.
— Qu'est-ce qui te fait penser ça ? Grave comment ?
Ma voix n'était plus qu'un petit filet effacé qui ne tarderait pas à s'évaporer dans l'air, trop léger pour peser entre nous. Neven a serré son poing et a ramené son bras contre sa poitrine, rompant notre proximité.
Il s'est raclé la gorge, une expression impénétrable tirant ses traits.
— Alya, je veux que tu répondes à mes questions sincèrement. Elles sont très importantes. Tu peux faire ça pour moi ?
En temps normal, j'aurais sûrement hésité, mais j'avais bu et, même si je m'étais clairement ressaisie, je n'étais toujours pas dans mon état normal. J'ai hoché la tête pour marquer mon assentiment et il m'a adressé un faible sourire.
— Est-ce que ta famille a préparé des rituels d'éveil pour toi ?
Je me suis mordillé la lèvre, désorientée par cette étrange question.
— C'est quoi, des rituels d'éveil ?
Neven a juré.
— Est-ce que tu sais ce qu'est une sorcière de la nuit ?
Je n'avais jamais entendu ce mot de ma vie. Il m'était plusieurs fois arrivé de me dire que c'était bizarre de préciser que mes parents étaient « des sorciers de la vie ». Mais c'était tellement normal et habituel que je ne m'étais pas dit qu'il en existait une autre sorte. Pour toute réponse, j'ai secoué la tête en signe de négation.
Neven s'est pris la tête entre les mains, l'air dépité.
— Ils ne savent donc pas... a-t-il soufflé.
— Savoir quoi ?
J'ai tendu la main, pour lui attraper le menton mais Neven s'est brusquement éloigné.
— Ne me touches pas !
— Pourquoi ?
— Tu sais très bien ce qui arrive quand on est en contact, tous les deux !
Effectivement, j'en avais fait les frais. Ce qui m'étonnait, c'était de me rendre compte que, contrairement à moi, Neven avait des réponses au sujet de cette drôle de connexion : il semblait très bien comprendre ce qui nous arrivait et ça ne me plaisait que très modérément d'être la seule dans l'ignorance.
— Dis, pourquoi on réagit si curieusement quand on se touche ? ai-je soudain demandé.
Un sourire fugace a éclairé les yeux du garçon. Mais il a disparu si vite que j'ai cru l'avoir imaginé.
— Nos pouvoirs sont liés. Nous sommes des créatures de la nuit.
— Des créatures de la nuit ?
Neven allait m'expliquer ce que ce terme signifiait lorsqu'un bruit de claquement a retenti. On a sursauté et tourné la tête en choeur vers l'entrée de la maison des Lee, où trois garçons bourrés étaient en train de se chamailler. Neven a soupiré.
— On n'a pas le temps d'avoir cette conversation, Alya. Dis moi juste une chose : quand est-ce que tes pouvoirs se sont déclarés ?
— Mes pouvoirs ?
— Oui, tout à l'heure, je t'ai vue écraser le gobelet.
J'ai caché ma bouche entre mes mains, choquée. Il l'avait vu aussi. Cela ne voulait dire qu'une chose. Le cœur battant à tout rompre, je me suis exclamée :
— J'ai fait mon éveil ! Tout à l'heure, avec le gobelet, j'ai fait mon éveil !
— Pas si fort !
Le garçon s'est recroquevillé et m'a enjoint à faire de même. Le groupe d'ados éméchés est passé devant la voiture et on s'est tus. L'un d'eux s'est cogné contre le rétroviseur, Neven l'a fusillé du regard puis ils ont repris leur route en gloussant et se sont éloignés. Moi, je ne bougeai pas d'un pouce, le sang battant dans mes tempes sous le coup de l'excitation.
J'avais libéré ma magie ! D'une manière originale, certes : je n'avais jamais entendu parler d'un sorcier qui détruisait les choses, non, en général, ils faisaient plutôt l'inverse, mais c'était un éveil quand même !
— Tu n'as pas fini ton éveil, Alya.
Cette phrase est tombée dans l'habitacle, aussi lourde qu'une chape de plomb. La frustration m'a envahie et j'ai tenté d'argumenter :
— Mais, la magie, je l'ai libérée, comme pour un éveil...
— Un éveil chez les sorciers de la vie. Tu es différente. Je l'ai senti tout de suite. Ton éveil l'est aussi.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Tu es une sorcière de la nuit, Alya Clarke... Les sorcières de la nuit s'éveillent plus tard car leur pouvoir est plus grand. Et leur éveil se fait en plusieurs étapes, suivant les différents dons qu'il faut apprendre à maîtriser. La première étape est celle de la destruction, que tu as passée aujourd'hui. Il y en aura deux autres.
Ses mots m'étaient totalement inconnus. Je ne comprenais rien à ce qu'il me disait. Comment était-ce possible que je n'ai jamais entendu parler de ce cas de figure ? Pourquoi mes parents ne m'avaient-ils pas prévenue ? Et surtout, une question me tiraillait plus que les autres :
— Pourquoi tu as parlé d'un rituel, tout à l'heure ?
Le regard de Neven s'est assombri et une obscure terreur s'est accrochée à mon cœur.
— Parce que tu en as besoin : tu es vulnérable lors de ton éveil, tu ne disposes pas encore de tous tes pouvoirs mais ta puissance se manifeste et elle peut attirer les mauvaises personnes. Il faut te protéger.
— Comment ?
Neven a ouvert la bouche, prêt à me répondre quand quelqu'un a toqué à la fenêtre.
— Alors comme ça tu voles ma nouvelle grande amie, mon pote ?
On s'est violemment retournés pour trouver Cameron, penché vers nous, les yeux moqueurs.
— Ce n'est pas ce que tu crois, Cam, ai-je lancé, mal à l'aise, le cœur battant la chamade dans ma poitrine.
— Mais oui, c'est ça.
Il s'est appuyé sur le capot, preuve qu'il n'était pas prêt à repartir, coupant court à notre discussion sur la magie, avec Neven. Bon sang, j'adorais Cameron, mais là, j'avais juste envie de m'en débarrasser. La conversation qu'il avait interrompue était hyper importante et je devais avoir des réponses à mes questions.
Hélas, Cameron Lee n'était pas du même avis que moi. Au contraire, il avait l'air déterminé à s'incruster entre nous.
— Vous voulez pas rentrer ? Je m'ennuie, tout seul.
— Mais tu n'es pas tout seul, tu étais avec une fille, tout à l'heure, ai-je dit.
Un sourire salace s'est dessiné sur ses lèvres.
— Oui mais ça, c'était tout à l'heure.
J'ai levé les yeux au ciel.
— Cameron, Alya ne se sent pas très bien et j'allais juste la raccompagner. Elle a un peu trop bu. Je reviens dès que je l'ai déposée, ça te va ?
Neven s'était exprimé d'une voix profonde, presque envoûtante. Elle a eu un effet assez dévastateur sur notre ami.
— Merde, je savais pas ! (le garçon s'est décomposé et s'est plié en deux pour mieux m'observer, de l'autre côté de la vitre) Aly, si tu te sens mal, mieux vaut rentrer ! On se parlera lundi !
Il s'est éloigné de la voiture immédiatement, nous laissant tous les deux sans que j'arrive à bien comprendre comment il avait pu changer d'humeur à ce point. J'ai cligné des yeux, interdite. Non mais qu'est-ce qui venait de se passer ? Comment avait-il pu changer du tout au tout sans poser la moindre question ? Ça n'avait aucun sens.
— Qu'est-ce qui lui arrive ? me suis-je enquise.
Lorsque Neven s'est tourné dans ma direction, ses yeux brillaient d'une lueur surnaturelle. J'ai poussé un cri de stupeur mais il m'a attrapé la main et des fourmillements m'ont assaillie, m'empêchant de penser clairement.
— Endors toi, Alya. Il est tard et tu veux rentrer. Endors toi et oublie notre conversation.
J'ai voulu le contredire, j'ai voulu le questionner, réclamer des explications mais, sans que je puisse le contrôler, une fatigue intense m'a assommée. Elle s'est déposée sur mes paupières qui se sont mises à tomber sans que j'arrive à les relever.
— Je... Je ne...
J'ai essayé tant bien que mal de lutter, mais c'était impossible. Le sommeil m'a engourdie, très vite, mon corps s'est alourdi et j'ai perdu pied.
La dernière chose dont je me souviens avant d'avoir sombré, ce sont les mots que Neven ne cessait de répéter :
— C'est ça, Alya, oublie. Oublie tout.
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