Chapitre 8 - La grande fête
— Lily, on n'a pas fini notre partie ! s'est exclamé un garçon, une balle de ping pong à la main.
Elle lui a à peine jeté un regard. Non, toute son attention était focalisée sur nous. Et moi, j'étais partagée : j'avais à moitié envie de fondre entre les lattes du parquet pour disparaître très loin et qu'on ne me revoie jamais, et à moitié envie de lui adresser mon sourire le plus antipathique et d'attraper les épaules de Neven pour l'embrasser devant elle.
J'ai fini par tempérer mes ardeurs et me suis contentée de lui répondre sagement :
— Un problème, Lily ?
Sans me détacher de Neven, évidemment, sinon ça n'aurait pas été drôle. Le visage de ma rivale est devenu rouge pivoine et elle a serré les poings. Je frétillais de plaisir. Hélas, Neven a compris mon petit jeu et il m'a lâchée, me scrutant avec agacement.
J'ai haussé innocemment les épaules et il m'a glissé à l'oreille :
— Je ne suis pas un jouet, tu sais ?
Je n'ai pas tardé à répondre d'un air entendu :
— Quand l'arroseur se fait arroser.
L'expression était désuète, mais je trouvais qu'elle collait parfaitement bien à la situation : le garçon arrogant qui se servait des filles se plaignait aujourd'hui qu'on se soit servi de lui. Il l'avait bien cherché. Et il semblait de cet avis aussi parce qu'il n'a rien trouvé à répliquer. Il est resté là, à m'observer étrangement. Je lui ai tiré la langue.
— Et qu'est-ce qui t'amène ici, Alya ?
Lily surenchérissait. Heureusement pour moi, l'attention du groupe s'était nettement éparpillée : depuis l'arrivée du joueur de beer pong abandonné, les gens s'étaient plus ou moins levés, mélangés et un bourdonnement de conversations diverses avait envahi la salle.
— C'est moi qui l'ai invitée, c'est ma nouvelle grande amie.
Le bras de Cameron s'est faufilé entre moi et Neven pour venir entourer mes épaules et le garçon m'a attiré à lui avec un sourire rieur que je lui ai immédiatement rendu. Impossible de résister à la petite fossette qui se dessinait sur sa joue gauche.
Lily a haussé un sourcil et a croisé les bras. Pour l'énerver encore un peu plus, j'ai passé ma main autour de celle de Cameron Lee et lui ai décoché un clin d'oeil.
— Ta super grande amie, même.
Il s'est mis à glousser et j'ai compris qu'il était éméché. Lily a commencé à taper du pied, signe que les ennuis étaient proches et j'étais prête à recevoir ses insultes lorsque Juliette est soudain apparue, resplendissante. Ses yeux ont croisé les miens, puis ceux de sa meilleure amie et enfin, ceux de Neven, son visage a pâli.
— Oh, alors c'était Neven qui venait te chercher en fait ? a-t-elle demandé d'une petite voix.
Je me suis mordillé la lèvre.
— Ouais, mais je n'étais pas au courant.
Cameron s'est mis à rire dans mon cou, se rappelant qu'il était l'auteur de cette situation désagréable et je lui ai assené un coup dans les côtes. Ça n'a fait que l'amuser plus encore, évidemment.
— Mais oui, c'est ça. T'as fait exprès ! a accusé Lily.
Si j'avais fermé les yeux en cet instant et que je m'étais concentrée sur le ton moralisateur de sa voix, je me serais crue en plein procès, face au procureur. Sauf que j'ai gardé les paupières bien ouvertes et que j'ai répondu calmement :
— Pas du tout (puis je l'ai dépassée, tirant Cameron avec moi puisqu'il semblait déterminé à s'accrocher à mon bras comme une moule à un rocher).
Au moment où j'ai effleurée la sorcière, je n'ai pas pu m'empêcher de saisir ma chance : je me suis penchée à son oreille et ai murmuré :
— Mais si c'était à refaire, je n'hésiterais pas.
Lily m'a fusillée du regard mais j'ai battu en retraite, me servant du corps de Cameron Lee comme d'un bouclier. Elle a esquissé un pas dans ma direction, des éclairs dans les yeux, puis soudain, son regard a changé et j'ai compris qu'elle avait une idée.
Effectivement, elle a fait machine arrière et s'est tourné vers le beau Neven, qui parlait maintenant avec Juliette. Alors, elle m'a adressé un sourire de peste et a foncé dans sa direction pour appuyer son coude sur l'épaule de sa proie. Elle pensait me faire du mal, mais je m'en fichais comme d'une guigne.
C'était elle qui s'intéressait à lui, pas l'inverse. Moi, je n'avais que profité de l'aubaine. Alors pourquoi, quand Neven ne s'est pas écarté de mon ennemie jurée, je me suis sentie si frustrée ?
Hors de question de vraiment me mettre en compétition avec Élisabeth Adams ! Ce serait un véritable carnage. Non, si je me sentais mal, c'était simplement parce qu'à sa manière, elle avait le dernier mot de notre petit affrontement. Voilà tout.
— Dis, tu veux jouer à un beer pong ?
Cameron lorgnait une immense table en bois verni d'un œil avide. On avait installé dessus deux pyramides de gobelets aux extrémités et les équipes s'affrontaient, lançant les palles de ping pong un peu au hasard en espérant – ou pas – tomber juste.
J'ai froncé les sourcils.
— C'est vraiment un truc d'américains, ça.
— Ça tombe bien, alors. Je suis américain.
J'ai fixé Cam avec des yeux ronds.
— Quoi ?
Il m'a fait le même sourire que le chat dans Alice au Pays des Merveilles. La version avec Johnny Depp, en plus glauque.
— Vois-tu, chère enfant, je suis un peu multinational.
— Mais tu n'as aucun accent, me suis-je étonnée.
Il a fermé les yeux, la fierté embaumant sa peau comme un parfum.
— Ça, c'est parce que mon père est britannique. Je sais parler de deux façons différentes. Ou, comme j'aime à le dire, de deux anglais différents. Tu veux voir ?
J'ai levé les mains devant ma poitrine, en signe de reddition. Vu son état, je doutais que ce soit très convainquant.
— Je te crois, je te crois.
On a entendu des cris excités et, en tournant la tête, j'ai pu apercevoir une fille vider son gobelet d'un trait. Cameron a accroché ses doigts autour de mon coude.
— Alors, on le fait ce beer pong ?
— Eh bien... Il faut dire que je n'y ai jamais joué et que je ne suis pas très adroite et...
Ça a sonné comme un assentiment aux yeux de mon ami qui m'a traînée jusqu'à la table reconvertie en terrain de jeu. En approchant de cette dernière, mes semelles se sont mises à coller sur le parquet. Miam...
— Les amis, j'ai une nouvelle participante à vous présenter ! a lancé Cameron à la cantonade.
Personne n'a accordé au jeune homme l'attention qu'il voulait. Alors, comme c'était quelqu'un du type déterminé et clou du spectacle, il a passé ses mains autour de ma taille avant même que je m'en rende compte et m'a soulevée, telle Symba dans Le Roi Lion.
— Cameron, qu'est-ce que tu fais ?
— C'est Cam, pour toi, Alya. Rappelle t'en s'il te plaît.
J'ai noué mes doigts aux siens, tentant de le faire lâcher prise tandis que tout le monde nous regardait à nouveau, même les gens qui ne jouaient pas.
— Cam, tu peux me reposer ?
— Pas avant que tous les membres du beer pong t'aient dit bonjour ! a-t-il hurlé.
Tuez moi tout de suite.
— Ce ne sera pas nécessaire, ai-je marmonné en me tortillant entre ses bras.
Il a raffermi sa prise.
— Au contraire, c'est très nécessaire, a-t-il insisté.
Et là, chose à la fois gênante et drôle, les joueurs du « sport » américain se sont tournés dans ma direction, les yeux brillants d'amusement, et m'ont salué poliment, en prenant soin de retenir mon prénom. Une fois Cameron satisfait il m'a reposée bien sagement par terre et m'a tapoté la tête, comme on l'aurait fait à un gamin.
— T'es incorrigible, ai-je soufflé.
— Et je sens que c'est ce qui va faire de notre amitié la plus belle des amitiés, a-t-il répondu.
Je voulais bien le croire. Il m'a entraînée dans un des deux groupes, celui de gauche et m'a expliqué rapidement les règles, que je connaissais déjà puisque, il faut se le dire, ce n'était pas compliqué. L'idée, c'était qu'on se retrouvait face à un adversaire, on avait trois balles, trois chances et il fallait tenter de viser un des gobelets en face.
Si on y arrivait, l'adversaire buvait son verre cul sec, si on échouait et qu'il marquait son point, c'était nous qui buvions. J'ai observé les lancers des autres et pendant un instant, je me suis dit que j'avais peut-être une chance d'y arriver : j'étais la seule personne encore sobre autour de la table.
Quand ç'a été à mon tour, je me suis avancée vers mon poste d'un pas décidé. Cameron m'a tendu les trois boules et m'a encouragée en tapant des mains. J'ai souri et levé le bras, prête à lancer. La fille en face de moi était nulle. Je l'avais vue tout à l'heure, elle avait manqué les gobelets non pas de quelques centimètres mais de quelques mètres, je me voyais mal perdre contre elle.
Nos balles ont été jetées, elles ont fendu l'air, la mienne droit vers le verre du milieu et la sienne droit vers le fauteuil derrière moi. Une excitation sans borne m'a emplie alors que je m'imaginais gagner. Tout était bon. Il ne restait plus que quelques secondes avant que... C'est là qu'un truc bizarre s'est produit, comme si on avait soufflé dessus, mon projectile a ricoché et manqué le gobelet de peu, tombant par terre.
Et, contrairement à moi, la balle maladroite de mon adversaire s'est brusquement redirigée vers le gobelet à l'extrémité et y est rentré parfaitement. La fille et moi avons échangé un regard interloqué. C'était incroyable.
J'ai tourné la tête et découvert Lily, deux doigts encore levés. Elle ne cherchait pas à s'en cacher : elle avait osé utiliser la magie devant les humains et contre moi. Quelle garce !
— Alors, Alya. Tu le bois ton verre ? a-t-elle crié, utilisant ses mains comme porte voix.
Tout le monde s'est mis à répéter sa phrase en applaudissant, comme dans un match de foot. Agacée, j'ai empoigné le gobelet, l'ai levé dans sa direction et répondu :
— À la tienne !
Puis j'ai vidé le contenu dans ma gorge. C'était du vin blanc pas cher, sûrement acheté au Tesco du coin qui avait un goût de chiottes. Pour le « beer » de « beer pong », il faudrait repasser ! J'ai grimacé, mais déterminée à ne pas me laisser avoir de la sorte par cette sorcière de pacotilles, je me suis remise en jeu. Plus que concentrée, j'ai plié mon bras, mes yeux braqués sur le gobelet le plus proche.
Allez, je pouvais le faire, j'en étais sûre. Sous les acclamations de mon équipe, je me suis lancée. Sauf que, rebelote, Lily m'a déviée. Une frustration intense m'a envahie et j'ai serré les poings.
J'ai avalé mon deuxième verre de vin, puis mon troisième, puis mon quatrième. En fait, à un certain moment, Lily n'était même plus là pour me faire échouer, je m'en sortais très bien toute seule. Je ne marchais plus totalement droit et avec Cameron, on riait comme des baleines.
On a fini par s'éloigner de la table de jeu en se déhanchant sur une musique qui était apparue au cours de notre partie et j'ai complètement oublié ma compétition avec la peste de service. Cameron m'a tirée vers une piste de danse improvisée et on s'est mis à tourner. Je ne suis pas sûre que nous étions dans le rythme mais on s'en fichait.
Je m'amusais bien avec lui et il tenait sa parole : il ne me quittait pas d'un pouce. Enfin, jusqu'au moment où une très jolie fille est passée devant lui et que ses yeux l'ont suivie.
— Tu la trouves belle ?
Il a hoché vigoureusement la tête et je me suis sentie coupable de le monopoliser depuis si longtemps. Je n'allais pas mourir s'il me laissait, disons le. Et puis surtout, étrangement, depuis que j'avais consommé de l'alcool, j'avais l'impression que tout était plus facile. Aussi, je l'ai poussé vers elle.
— Va la rejoindre.
Cameron a hésité.
— Mais, je t'ai fait une promesse.
J'ai ri.
— On s'en fiche. Je romps la promesse. Va lui parler, elle te plaît ! Moi, je vais retourner au beer pong.
C'était un gros mensonge, mais ça allait sûrement le convaincre. Il m'a fait un salut militaire – je n'avais aucune idée de la raison, mais sur le moment, j'ai beaucoup apprécié, allez savoir pourquoi – puis il m'a tourné le dos pour foncer. Je me suis retrouvée toute seule au milieu du salon.
Sans réfléchir, j'ai titubé vers un groupe de filles hurlant les paroles de la chanson qui passait. J'ai voulu les accompagner, mais je ne connaissais pas le morceau et elles m'ont regardée avec des grimaces puis se sont éloignées. Sympa.
Alors, j'ai eu une idée qui m'a semblé lumineuse : je me suis mise à virevolter sur moi-même, un pied en l'air et sans m'arrêter. Je me suis dit que comme ça, je me sentirais sûrement moins seule. Évidemment, après trois pirouettes, j'ai compris que c'était n'importe quoi, j'ai fait tomber quelqu'un, j'ai manqué de tomber moi-même et je me suis rattrapée au mur.
Dès lors, la pièce tournait tellement que j'ai décidé de m'asseoir et de rester collée à la paroi : elle me permettait de conserver une certaine stabilité. J'ai fermé les yeux quelques instants, une nausée me traversant et quand je les ai rouvert, j'ai été attirée par un gobelet qui était tombé près de moi.
Des gens shootaient dedans, manquaient de l'écraser et il ne cessait de tourbillonner entre les chaussures des danseurs en herbe qui l'entouraient. Quelqu'un allait finir par glisser. Je devais l'en empêcher.
J'ai essayé de l'attraper mais je n'ai pas réussi. Le monde était trouble. J'avais l'impression d'être dans une boule à neige qu'on avait secouée dans tous les sens. Je me suis à moitié allongée sur le sol pour m'approcher mais j'étais toujours trop loin.
Soudain, une sensation inconnue a inondé mes veines. C'était froid et puissant. Comme si j'avais bu de l'eau glacée. Je l'ai sentie, cette vague gelée, se répandre dans ma gorge, ma poitrine, mes bras... jusqu'au bout de mes doigts. Et puis elle m'a dépassée, comme un filet invisible, elle s'est lancée vers le gobelet qui, d'un coup, a éclaté en petits morceaux de plastique. J'ai sursauté.
— Non mais qu'est-ce qui te prend ?
Une main m'a saisi le bras et m'a relevée. J'ai chancelé et on m'a serrée contre un torse musclé. J'ai levé les yeux, désorientée, et rencontré le regard de Neven, qui était maintenant aussi sombre que le mien, comme si ses pupilles étaient entièrement dilatées et qu'elles avaient avalé toute la surface de ses iris.
— Neven ? ai-je murmuré.
Il m'a comprimée plus fort.
— Il est temps qu'on ait une petite conversation, toi et moi, a-t-il grommelé.
Puis, sans prévenir, il m'a entraînée vers l'extérieur.
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