Chapitre 49 - Confrontation de connaissances

Douleur derrière les yeux.

Marteaux frappant mon crâne.

Brasier enflammant ma peau.

— Comment est-ce possible ?

Un filet de voix a transpercé la cellule qui me retenait prisonnière dans l'inconscient. J'ai tendu l'oreille, malgré la souffrance qui semblait avoir planté un drapeau sur mon corps et l'avoir baptisé comme étant son terrain de jeu favori.

— Vous devriez être au courant, depuis le temps !

Une autre personne s'est révélée à mon cerveau embrumé, sonnant à quelques mètres de moi. Je me suis accrochée à elle, accrochée au sens de ses paroles, seule lueur dans les ténèbres qui m'entouraient.

— De quoi vous souvenez-vous ?

Je ne connaissais pas ceux qui parlaient, de vieilles bonnes femmes au timbre tremblant et au ton acide. Je n'aurais pas aimé être au centre de toutes leurs questions. J'avais beau avoir du mal à suivre le fil de la conversation, l'aura qui s'en dégageait était bien sombre et accusatrice.

J'en étais à cette constatation lorsque quelqu'un d'autre s'est exprimé, réveillant brusquement mon intérêt et par la même, mon esprit.

— Que... qu'est-ce que vous voulez dire ?

Maman.

Maman bredouillait.

Maman ne bredouillait jamais. Mon cœur a manqué un battement, j'ai voulu ouvrir les yeux, voir ce qui se déroulait à mes côtés mais j'en ai été incapable, mes paupières refusant de s'écarter d'un seul millimètre. Une frustration sans nom m'a envahie, déferlant dans mes veines à la vitesse d'un tsunami.

— Sa conception, petite Elena, sa conception ! De quoi vous rappelez-vous lorsqu'elle a été conçue ?

Intérieurement, j'ai froncé les sourcils. J'avais beau forcer sur mon cerveau, il agissait comme un vieux muscle mis en branle depuis trop longtemps. Les mots me parvenaient mais leur sens m'échappait, filant entre mes doigts comme du sable fin.

— Je... je ne suis pas sûre de comprendre la question... a soufflé ma mère.

Son ton était incertain, effrayé... vulnérable. La peur s'est infiltrée dans mes veines, se mêlant à mon sang. Quelque chose clochait. Personne ne mettait Elena Clarke dans cet état. C'était impossible, elle était puissante, courageuse, indestructible. Elle ne craignait rien.

Alors pourquoi percevais-je de la fragilité dans sa voix ? Que se passait-il de si terrifiant au dehors ?

— Bien-sûr que si, vous comprenez. Quels souvenirs gardez-vous de votre union avec Jeremy ?

J'ai capté le prénom de mon père et l'angoisse n'a fait que monter. La marée était haute et bientôt, j'allais exploser si mes paupières refusaient de m'obéir. J'ai voulu serrer les poings mais rien n'y a fait. J'étais bloquée.

— Je... je ne vois pas quel est le rapport avec...

Ma mère continuait de bégayer et mon cœur saignait de l'entendre souffrir sans pouvoir lui venir en aide. Pendant un instant, je me suis perdue, j'ai oublié où j'étais et un flot de questions m'a assaillie sans que je puisse lutter.

Où me trouvais-je ? Pourquoi étais-je incapable de bouger ? D'où venaient ces maux qui me torturaient l'âme ? Que m'était-il arrivé ? J'ai senti une porte résister dans ma mémoire, un écriteau « danger » apparaissant derrière mes rétines. Soudain, sans que j'en comprenne la raison, des frissons glacés ont chatouillé mon épiderme et mon corps s'est mis à trembler.

Un mauvais pressentiment m'a submergée mais j'ai refusé de le laisser gagner. La peur ne devait pas m'empêcher d'avancer, de comprendre ce qui m'arrivait et de pouvoir ainsi soutenir ma mère. Rassemblant le peu d'énergie qui me portait, j'ai poussé le battant retenant les fragments du passé.

La tâche n'a pas été mince : le poids était lourd et éveillait une atroce migraine à l'orée de mes tempes. Mais je n'ai pas abandonné, j'ai résisté. Je devais savoir. Au loin, la conversation continuait de filer et ma mère n'en menait pas large, elle avait besoin de moi.

— Répondez-nous ! s'est exclamée une des deux vieilles femmes avec agressivité.

Ce grondement a abattu les dernières barrières qui s'élevaient devant moi. La porte a grincé, s'est lentement ouverte et les souvenirs ont afflué en masse, jet de lave en fusion détruisant tout sur son passage. Ma dernière nuit a défilé dans mon esprit avec violence, me frappant de ses détails les plus sordides.

J'ai vu la dame au sari, ses vampires me déshabillant. J'ai vu Alan s'enflammer, des crocs me percer, des mains me griffer. J'ai vu des fleurs éclater et la lune briller. J'ai vu mes lèvres aspirer la vie. J'ai senti la mort m'imprégner. L'horreur m'a emprisonnée toute entière de sa cage écrasante.

Et pourtant, ce n'est pas ce qui m'a touchée le plus. Malgré le dégoût, la crainte et la colère, un sentiment, plus fort que les autres, m'a totalement dévastée : le chagrin. Car derrière ces diverses scènes de tortures, ce massacre sanglant aux notes de magie noire, s'est dressé le pire souvenir de tous : celui de Cameron. De son doux sourire s'estompant pour laisser place à la mort.

Cameron était parti.

La tristesse m'a foudroyée. Ses mains puissantes ont enserré ma gorge et chauffé mes paupières. Cameron, mon meilleur ami, était mort par ma faute. La dernière image qu'il avait eu le droit de voir, c'était celle d'un vampire lui déchirant la carotide et de moi, témoin de la scène, laissant faire le meurtrier.

Je l'avais abandonné au moment fatidique. J'avais coupé la corde qui le retenait de tomber. Mon meilleur ami n'avait pas pu dépasser ses dix-sept ans.

— Non ! Non, je n'arrive pas à m'en souvenir ! Voilà, vous savez. Nous rentrions de soirée, nous avions beaucoup bu et nous nous sommes sautés dessus. C'est tout ! Pourquoi m'humilier de la sorte ?

L'explosion de ma mère a repoussé la douleur de quelques minutes, me distrayant de l'horrible révélation qui m'avait frappée. M'agrippant à nouveau à cet échange, m'y cramponnant avec désespoir, je me suis attelée à rassembler les pièces du puzzle, échappant ainsi encore un peu de temps à la perte que je venais de subir, refusant d'y faire face.

Un silence s'est installé dans la pièce et seules des respirations bruyantes l'ont perturbé. Rythmées et sifflantes, elles apparaissaient comme une menace qui planait autour de nous. J'avais beau ne rien voir, je sentais la détresse que ma pauvre mère dégageait.

Elle n'en menait pas large. Il fallait la soutenir. Je n'avais pas été présente pour Cameron mais je pouvais l'être pour elle. Et au diable son comportement injuste des dernières semaines, au diable mon impression d'être dévalorisée en permanence. Je restais sa petite fille chérie et je ne l'abandonnerais pas, elle.

Je n'abandonnerais plus personne.

Jamais.

Luttant contre la douleur et la fatigue, je me suis concentrée sur mes paupières. Je n'ai plus pensé qu'à elles, qu'au mouvement qu'elles devaient faire pour me libérer. Je les ai imaginées s'ouvrir et j'ai forcé, poussé pour les obliger à m'écouter.

Elles semblaient peser une tonne, mais je ne désespérais pas. Je le devais. Tout mon corps s'est focalisé sur ce tout petit geste, l'abordant comme une épreuve insurmontable. Mes muscles se sont contractés, mes nerfs se sont tendus, mes poils se sont hérissés. Toute mon énergie y est passée. Ma peau s'est remise à brûler, ma gorge a commencé à crépiter mais j'ai tenu bon. Je ne plierais pas devant l'obstacle.

Alors, lentement, elles se sont levées. D'un millimètre, puis de deux. La joie de trouver enfin un résultat au bout du tunnel m'a encouragée à continuer. Ma force a redoublé et j'ai continué dans cette voie.

— Vous ne voyez rien ? Du début à la fin ? Le trou noir ?

De nouveau, une voix chevrotante a résonné et je me suis concentrée dessus : je devais lui donner un visage, et pour ce faire, je devais la voir de mes yeux. Enregistrant le moindre de ses mots, j'ai suivi la conversation avec encore plus d'avidité, mes paupières papillonnant sous l'afflux de curiosité.

Ma mère a poussé un soupir honteux avant de répondre :

— Rien du tout.

Des couleurs !

Soudain, j'ai vu du jaune et du vert. J'ai vu du blanc et du bleu. Ma vision était trouble, sorte de filtre embué qui ne distinguait aucun contour, mais je discernais enfin quelque chose ! L'excitation m'a inondée.

— C'est bien ce que nous craignions... a déclaré une des deux femmes.

J'ai cligné des yeux, tentant de dessiner les détails qui me manquaient encore. Étrangement, la phrase que venait de prononcer l'inconnue ne m'a pas laissée indifférente : un frisson glacé m'a traversée, présage terrible de la suite.

Ma mère devait éprouver la même chose parce qu'elle s'est enquise :

— Qu'est-ce que vous craigniez ? De quoi parlez-vous ? Dites-moi !

Sa panique a revêtu un parfum amer, laissant un goût âpre sur ma langue. Mon cœur a repris sa course folle dans ma poitrine et mon souffle s'est bloqué. Il y avait un problème. J'étais peut-être sonnée, mais mes idées étaient très claires. Seul mon corps dormait toujours, ma conscience, elle, carburait à mille à l'heure.

Les femmes qui parlaient à ma mère lui cachaient une information terrible, secrète. À propos d'une union, avec mon père et de souvenirs perdus. Le mot « union » m'a directement amenée des images répugnantes à l'esprit que j'ai repoussées de toutes mes forces.

Non, elles ne pouvaient décemment pas parler de sexe ! Tout du moins, je ne l'espérais pas... Parce que dans ce cas-là, j'allais clairement vomir dès que j'aurais retrouvé l'usage de ma bouche.

— Ma petite, il y a des histoires qu'on préfère ignorer... a lancé une femme.

Ma mère s'est mise à taper du pied. Doucement, j'ai vu sa silhouette apparaître à ma gauche, s'opposant aux deux formes floues à ma droite, près de l'entrée. Telles deux ombres mortelles, les vieilles femmes s'élevaient dans l'obscurité et se courbaient, formant des corps esquintés par le temps.

— Au diable les précautions ! Qu'est-ce que vous me cachez ?

Elena était au bord de la crise de nerfs : sa voix s'agitait de trémolos angoissés. Et je la comprenais. Je ne suivais pas tout, mais l'hésitation des inconnues à révéler leur secret le rendait affamant : nous avions besoin de l'attraper, de l'avaler, de contenir cette soif de savoir qui nous rongeait de l'intérieur.

Besoin de juger si oui ou non, la vérité supplantait le mensonge.

Un soupir a retenti. Soupir de résignation. Note d'espoir. Ma vision s'est encore améliorée et j'ai pu distinguer la texture des cheveux, le grain de la peau, la teinte des vêtements. L'impatience me faisait pousser des ailes.

— Vous allez devoir faire face à la vérité. Promettez-moi de ne pas lui tourner le dos.

— Tourner le dos à ma fille ? Mais vous êtes complètement dingues ? Alya est la prunelle de mes yeux !

Entendre mon prénom n'a fait qu'augmenter le suspense. Le secret me concernait. Mes mains se sont mises à trembler et ma mâchoire s'est contractée.

— Promettez-le lui, a ordonné sèchement la deuxième dame.

J'ai vu ma mère observer ses interlocutrices. Je ne distinguais pas encore le détail de leur trait mais je pouvais discerner les plis de leur peau au niveau du cou, preuve ultime de leur vieillesse. Elles étaient vraiment très âgées.

— Très bien, je vous le promets, a soufflé maman, d'un air agacé.

Une seconde a passé. Seconde infinie s'écoulant dans la hâte de connaître enfin ce mystère révélé. Puis les femmes se sont avancées d'un pas, entourant ma mère, formant un cercle protecteur. L'appréhension est apparue dans la salle, flottant lourdement dans l'atmosphère.

— La nuit de la conception d'Alya, vous n'étiez pas là.

J'ai tiqué.

Non mais qu'est-ce que c'était que ces bêtises ?

Elena a semblé faire pareil.

— Euh... je ne suis pas sûre de comprendre.

— Alya n'est pas votre fille, a déclaré l'autre dame, d'un ton sans appel.

— Enfin, vous dites n'importe quoi ! J'ai peut-être oublié les détails de sa conception, mais je peux vous assurer que j'étais bien là quand elle est sortie de mon corps, et je l'ai sentie passer, même !

Bien dit, maman !

Hélas, ça n'a pas paru étonner nos invitées. Elles se sont échangées un regard grave.

— C'est plus compliqué que ça. Si vous ne vous souvenez pas de la nuit de votre union, c'est parce que vous n'étiez pas dans votre corps...

Voyant sûrement l'expression désorientée de ma mère, l'autre femme a complété les propos de son acolyte :

— Alya est une sorcière de la nuit. Or, les sorcières de la nuit sont le fruit de l'union d'un sorcier de la vie... et d'un démon.

Un vent gelé a soufflé dans la pièce.

— Un... un démon ? a répété ma mère, tremblante.

— Oui, un démon.

— Mais... ça n'existe pas, les démons !

Au moins, je n'étais pas la seule à être tenue à l'écart d'informations sur la magie, il fallait croire que même ma puissante maman n'avait pas toutes les cartes en mains.

— Si, ma chère. Les démons existent. Ils sont seulement très vieux et très rares. Ils ne s'intéressent pas beaucoup aux sorcières de la vie car elles ne sont pas capables de supporter la possession plus de quelques minutes. Seuls nos éléments les plus forts tiennent quelques heures.

Une alarme a clignoté dans ma tête. Ma mère était forte. Ma mère était très forte.

— Je... je ne comprends pas... a avoué Elena.

— Les sorcières de la nuit sont des êtres uniques. Il n'en naît pas plus d'une tous les dix ans, peut-être moins, parce que seuls des démons puissants, associés à des sorciers de la vie puissants peuvent les créer. C'est rare que cette association soit faite. Mais quand c'est le cas... Il faut savoir que les créatures démoniaques sont vicieuses : l'une d'entre elle vous a certainement mis la main dessus, Elena. Elle aura vu votre potentiel et aura attendu le bon moment pour s'insinuer dans votre corps. Un moment où vous étiez vulnérable.

— Un moment où j'étais ivre... a complété ma mère, horrifiée.

L'horreur est montée dans mon corps en même temps que les mots s'échappaient de leur bouche. Cela ne pouvait pas être vrai... Non, c'était impossible !

— C'est ça. Il en a profité pour percer vos défenses et l'espace d'une nuit, c'est lui qui a été aux commandes. Alya n'est pas votre fille, Elena. Elle est le fruit de l'union de Jeremy et d'un démon.

Les révélations sont tombées, aussi lourdes que des enclumes, aussi coupantes que des lames de rasoir, aussi dévastatrices que des bombes nucléaires. Je n'étais pas la fille de ma mère. Pire ! J'étais en quelque sorte, le fruit d'un viol, d'un acte non consenti...

— Alya n'est pas ma fille... a chuchoté Elena, des larmes dans la voix.

— Non, ont répondu les inconnues en chœur.

Alors, enfin, mes paupières se sont complètement relevées. Brusquement, mes poumons se sont rouverts, ma langue s'est déliée, mes lèvres se sont écartées et, sans prévenir, j'ai hurlé :

— VOUS MENTEZ !

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