Chapitre 47 - L'éveil de la mort
— Alan, amène-la moi.
Mon cœur a manqué un battement. J'étais tétanisée. Mes yeux ne cessaient de passer de la femme dans sa tenue somptueuse à l'autel de fortune qui n'attendait plus que moi en son centre. Je me tenais encore à deux ou trois mètres de mon ennemie jurée, celle qui hantait tous mes cauchemars et pourtant je pouvais ressentir son énergie, la puissance sombre et effrayante qui émanait d'elle, comme une aura macabre qui murmurait chaque mort qu'elle avait provoquées.
Les bras du dénommé Alan, son second, se sont tellement serrés autour de mes côtes que le souffle m'a manqué.
— Je veux bien, mais il va falloir la tenir fermement, je crois que c'est bientôt terminé, nous n'avons plus de temps à perdre.
Ses mots se sont fait un chemin malgré le degré de panique qui augmentait dangereusement dans ma tête, au point de faire exploser mon cerveau. Tentant de repousser au mieux mon instinct qui me criait de fuir alors que la logique me rappelait que j'en étais tout bonnement incapable, j'ai demandé :
— Qu'est-ce qui est bientôt terminé ?
Personne n'a daigné me répondre. Personne n'a ne serait-ce que levé les yeux sur moi. J'allais insister lorsque la douleur qui secouait tout mon corps a repris et j'ai poussé une plainte abominable, sentant mes organes se liquéfier dans mon ventre.
— Je vois, fais vite, alors, a repris la dame.
Elle tendait les mains dans ma direction, arquant les doigts à la manière de griffes crochues qui n'attendaient que moi pour se refermer et me capturer. Ma peau s'est couverte de chair de poule et j'ai voulu résister. Mais les tremblements étranges et violents qui me secouaient m'en ont empêchée.
Alan a obéi à sa maîtresse et, en un temps record, il l'a rejointe, si vite que je n'ai même pas eu le temps de cligner des yeux, me retrouvant à quelques centimètres d'elle, tandis que les pans de son sari nous frôlaient dans l'air hivernal.
Elle m'a adressé un sourire carnassier et levé les doigts dans ma direction, posant son index sur mon front. J'ai eu un mouvement de recul, très vite suivi par un spasme incontrôlable.
— Alya, ne bouge pas.
Sa voix de velours m'a caressé les oreilles. J'ai voulu l'ignorer, souhaité de toutes mes forces n'en faire qu'à ma tête, mais, de la même façon que dans mon rêve, une énergie inconnue, impossible à maîtriser m'a emprisonnée, me contraignant à lui obéir.
Mon corps s'est immobilisé de lui-même comme si cette femme avait piraté mon esprit et en faisait à présent ce qu'elle désirait. Le bout de sa phalange s'est appuyé entre mes deux yeux et elle a fermé les paupières en prenant une profonde inspiration.
La douleur dans mon corps s'est intensifiée, me rongeant comme de l'acide et j'ai hurlé à m'en casser la voix. C'était insoutenable.
— Qu'est-ce... que... vous faites ? ai-je articulé difficilement.
Encore une fois, mes paroles se sont noyées dans le flot de souffrance qui m'assaillait. Ma voix était sourde, mes ennemis muets, personne ne me répondrait. Et cette sensation atroce n'en finissait pas de me torturer.
Enfin, après ce qui m'a paru durer une éternité, la femme de mes cauchemars s'est détachée de moi pour se tourner vers sa meute.
— Alan a raison, il va falloir agir très vite. Attachez-la solidement puis déshabillez-la.
Ses mots m'ont poussée dans un précipice d'appréhension.
— Quoi ? ai-je demandé.
Encore une fois, j'étais invisible. La cheffe a frappé dans ses mains et tout le monde s'est mis au travail : Hayden et les autres se sont jetés sur les cordes tandis qu'Alan m'avançait vers le pentagramme. J'ai repoussé la douleur qui me tiraillait, portée par l'adrénaline et je me suis débattue à nouveau en criant :
— Libérez-moi ! Libérez-moi, tout-de-suite !
Mais cela n'a servi à rien. Je n'avais pas de moyen de pression, ils n'avaient aucune raison de m'écouter. Pour eux, je n'étais qu'une vulgaire poche qui renfermait le pouvoir dont ils avaient besoin. Ils voulaient me percer et laisser s'échapper toute ma magie pour l'absorber.
Bientôt et malgré mes supplications, mes semelles ont écrasé une fleur. J'ai baissé les yeux et découvert que nous avions atteint le pentagramme. Un haut-le-cœur m'a secouée mais rien n'est sorti de ma bouche. Je me suis pliée en deux, sous le coup de la nausée et Alan a brusquement détaché une de ses mains de ma taille pour me frapper le dos du crâne.
Je me suis voûtée en glapissant.
— Tiens-toi tranquille ! a-t-il grondé.
J'allais lui répondre mais deux nouvelles mains sont apparues dans mon champ de vision : celles d'Hayden, munies de cordes. J'ai eu un mouvement de recul – geste bien inutile étant donné qu'Alan me tenait fermement. Je me suis cognée contre la poitrine du sous-chef qui m'a à nouveau tapée, plus fort.
Tout le souffle que j'avais dans la poitrine s'est extirpé de ma gorge et s'est enfui dans le ciel. J'ai gémi.
— Commence par son cou, a ordonné Alan.
— Hein ? Mais d'habitude c'est les mains, on...
— Je sais ce qu'on fait d'habitude ! Mais on n'a pas le temps, c'est trop dangereux. Fais ce que je te dis !
J'ai levé le nez pour rencontrer le regard féroce d'Hayden qui déliait les derniers nœuds de la corde. Je l'ai supplié silencieusement, espérant que sa culpabilité d'avoir tué mon meilleur ami lui éveillerait soudain une conscience.
J'étais bien trop naïve.
Pendant deux secondes, il est resté immobile, vissant ses yeux dans les miens. Et j'ai cru, au plus profond de mon être, que j'avais trouvé un allié. Que le ciel ne m'avait pas abandonnée, que par un moyen quelconque, la chance avait tourné.
Je me suis accrochée à ses iris saphir, m'y suis noyée. J'ai tenté de lui partager toute ma détresse, de lui faire éprouver ma peur, de la lui communiquer et de le prier de me sauver. Puis il a cligné des yeux, les deux secondes ont filé et un sourire s'est lentement articulé sur son visage.
J'avais échoué.
Sans me laisser le temps de réagir, il a passé sa corde derrière ma nuque et l'a resserrée autour de mon cou, me tirant en avant. Je me suis courbée, tombant vers lui et ma gorge s'est fermée, coupant ma respiration.
La douleur de mes spasmes, ajoutée à cette nouvelle souffrance m'ont arraché un cri qui s'est perdu dans ma poitrine, incapable de passer le rempart du garrot. Hayden m'a encore tirée et Alan m'a brutalement relâchée, m'administrant un coup de poing dans le dos qui m'a fait chanceler entre les deux monstres.
J'avais l'impression de m'être transformée en animal. Ils me tenaient en laisse. La colère se mêlait à l'indignation dans mes veines tandis qu'Hayden reculait peu à peu pour me faire entrer dans le pentagramme, me faire piétiner les Ipomées Blanches.
Bientôt, je suis parvenue en son cœur et alors, les autres vampires se sont jetés sur moi. On m'a tiré les bras et les jambes, je me suis écroulée, mes épaules percutant si durement le sol que des étoiles sont nées derrière mes paupières. J'aurais voulu me débattre mais Hayden serrait toujours plus fort son nœud autour de ma gorge et ma tête commençait à tourner tant l'air s'y faisait rare et la pression s'y accumulait.
Désespérée, j'ai levé les yeux et observé le ciel, face à moi. Il me semblait si bas, les nuages brouillaient la cime des arbres, cherchant à nous enfermer dans une prison de vapeur. La lumière de la lune était très faible, nous dévoilant son halo laiteux, une touche de pureté dans cette obscurité salie par la magie noire.
— Déshabillez-la, maintenant ! a hurlé la dame au sari.
Oubliant la brume, je suis revenue dans le présent, l'adrénaline pulsant si vite et si fort dans mon corps qu'elle apparaissait comme une nouvelle source de tremblement, me faisant sauter à la manière d'une pile électrique.
Il y avait trop d'énergie sous ma peau. Une énergie brute qui cherchait à se libérer, qui creusait mon épiderme pour tenter de sortir de mon enveloppe charnelle. La sensation était insupportable. Je brûlais de l'intérieur, un brasier prenant naissance dans ma poitrine et progressant dans chacun de mes organes.
Ni la crainte, ni la haine, ni même mes soubresauts ne semblaient pouvoir l'apaiser. Que m'arrivait-il ?
Quelqu'un a bougé près de moi et j'ai baissé les yeux, juste à temps pour voir Alan s'avancer vers mes pieds et retirer mes chaussures. Il les a arrachées sans ménagement, me tordant les chevilles et faisant naître de nouvelles douleurs, comme si je ne souffrais pas déjà assez.
Pendant ce temps, la voix profonde de celle qui hantait mes cauchemars a résonné dans tout le bois, entonnant une étrange litanie dans une langue qui ressemblait à l'idée que je me faisais du latin. J'ai tourné la tête dans sa direction et l'ai vue, ses cheveux virevoltant dans les airs et ses yeux prenant la couleur de la lune. Un frisson m'a parcourue.
— Et brachia ex morte, venit ad me. Nocte copiae illuc concurrite ad me. Ego hodie petere auxilium tuum...
La main d'Alan déchirant ma chaussette a reporté mon attention sur lui. Une fois mes pieds nus, la fraîcheur de la neige s'est heurtée à la chaleur de ma peau et, étrangement, même si je ne pouvais pas le voir, j'ai eu l'impression de la sentir fondre plus vite que si elle avait été exposée à la flamme d'une bougie.
Mes pieds dévêtus, le vampire m'a escaladée, prêt à me retirer mon jean. Je l'ai regardé faire, horrifiée, incapable de réagir, paralysée par la douleur, pétrifiée par la peur et retenue par des liens en nylon. Atteignant ma ceinture, il m'a adressé un terrible regard lubrique avant de nouer ses doigts aux attaches pour les défaire.
Le dégoût m'a submergée de toute part, me rendant sourde aux drôles de paroles de la cheffe. Mes yeux se sont figés sur les boutons qui lâchaient, mon cœur a entamé un sprint si rapide que mes côtes ont semblé se déformer et la chaleur qui me torturait a encore augmenté d'un cran.
Mon sang s'est littéralement mis à bouillir dans mes veines, je l'ai senti, j'ai vu ma peau bouger, former des bulles affolantes. Mais cela n'a pas arrêté Alan qui, avec un sourire pervers, a baissé ma braguette.
L'effroi me broyait la cage thoracique, me coupait le souffle, me sonnait aux tympans et me cognait la tête. Je n'étais plus qu'une boule d'épouvante et de répugnance, statufiée, témoin de la scène sans pouvoir ne serait-ce qu'expirer le peu d'air ayant réussi à se faufiler dans mes narines.
Les doigts d'Alan ont écarté les pans de mon pantalon sur mes hanches petit à petit, révélant ma culotte à tout le monde. Les poils se sont hérissés dans ma nuque et tandis qu'il s'agrippait aux passants pour les faire descendre sur mes cuisses, ses phalanges ont frôlé la peau nue du bas de mon ventre.
Alors, l'imaginable s'est produit : il a pris feu.
Une étincelle a jailli entre nous, une étincelle bleue. Nous l'avons fixée tous deux, interdits. Elle a dansé dans la brise nocturne quelques instants et soudain, guidée par une force invisible, elle a grimpé sur les mains du vampire. Comme une allumette ayant soufflé sur un baril de poudre, Alan s'est enflammé.
Ses poignets, ses bras, ses coudes, ses épaules... Tout s'est allumé. Il s'est écarté d'un bond en hurlant à la mort et s'est jeté dans la neige, fumant comme une cheminée. Pourtant, les flammes ne se sont pas éteintes. Au contraire, au contact du sol immaculé, elles ont grandi. Leur éclat électrique a fendu les ténèbres de Silverwood.
Alan a continué de crier, glapissant comme une bête féroce. Oublié, l'homme qui m'avait empoignée de forces, oublié, celui qui avait ordonné à Hayden d'exécuter Cameron, oublié, le monstre qui avait contemplé mes dessous.
Il n'était plus qu'une silhouette calcinée, dont la chair se consumait peu à peu à l'intérieur du brasier qui l'animait. Les minutes se sont égrenées dans une lenteur effrayante, toute l'attention se focalisant sur le sous-chef.
Des vampires autour de moi ont tenté de l'aider, lui balançant des monceaux de neiges, le frappant avec des manteaux, mais rien n'y a fait. Le feu avait sa source propre : la volonté de carboniser mon agresseur et bientôt, il n'a plus été qu'un zombie dévasté, trompant la mort par quelques inspirations essoufflées.
Enfin, la lueur bleutée s'est évaporée, nous plongeant à nouveau dans l'obscurité. Et tous les regards se sont braqués sur moi.
— Qu'est-ce que tu lui as fait ? a hurlé quelqu'un.
Je suis restée muette. Je ne pouvais pas répondre, je n'en savais rien moi-même. Un nouveau a repris les accusations du premier, puis encore un autre, et un autre. Tout le monde s'est mis à crier, leurs yeux pleins de haine me contemplant comme un insecte à écraser.
J'ai jeté un regard suppliant à la dame au sari, espérant sans trop savoir pourquoi qu'elle me défendrait mais c'est Hayden qui a fait taire ses comparses.
— Elle n'y est pour rien. C'est Arsher, j'en suis sûr. Il a dû la protéger avec un sort parce qu'il veut la garder pour lui !
En discernant le nom de Neven, mon cœur a manqué un battement. Étonnamment, j'avais entendu la crainte percer la voix d'Hayden quand il avait prononcé ces quelques syllabes. Et ça m'a rappelé certains détails sur nos récents échanges.
Mon Adelphe m'avait avoué être différent, être à la fois vampire et sorcier de la nuit. Je l'avais écouté m'expliquer que, lorsque ses pairs fuyaient le feu, il le manipulait. Neven était plus puissant, j'en étais persuadée. C'était pour cette raison que la simple évocation de son nom éveillait la peur chez celui qui le formulait.
Une idée s'est mise à germer dans mon esprit. Une idée farfelue, emprunte de désespoir. Mais n'ayant aucun autre plan, je me suis lancée tête baissée :
— C'est vrai ! Neven Arsher me protège et si vous vous approchez encore une fois, il vous tuera tous ! Le sortilège qu'il m'a administré ne permet pas seulement de repousser la menace : si l'on est trop longtemps en contact avec ma peau, il l'alerte du danger et lui indique la direction à prendre pour me retrouver. Essayez de me toucher encore une fois et il débarquera pour vous assassiner !
Les vampires se sont échangés des regards inquiets et j'ai appliqué un sourire assuré sur mes lèvres. Tout ceci n'était qu'un tissu de mensonges, mais je devais y croire assez pour qu'ils me suivent dans mon délire. Juliette disait souvent : « pour mentir, il faut inventer une vérité à laquelle on s'accroche plus que la réalité elle-même ». Juliette était une bonne menteuse.
Il était temps de vérifier sa théorie. Je me cramponnais à mon histoire de tout mon être : Neven avait posé ce sort, il pouvait me retrouver, il allait les tuer. Serrant les poings malgré les spasmes douloureux qui ne cessaient de me secouer, je leur ai adressé un regard triomphant.
— Ça vous dit de passer un petit quart d'heure au côté d'Arsher ?
J'ai vu certains vampires esquisser des pas en arrière, d'autres me fuir du regard. La menace fonctionnait. Ils ne voulaient plus me toucher, ils craignaient pour leur vie. Mon cœur s'est empli d'espoir. J'allais trouver un moyen de les faire fuir, j'allais utiliser Neven, même s'il n'était pas là, même s'il ne le savait pas. Il allait finir par me sauver indirectement.
Je me suis éclaircie la voix, prête à surenchérir mais la dame au sari m'a coupée :
— Elle ment. Arsher n'a rien avoir avec cette histoire (elle a tourné le dos à ses hommes pour poser sur moi un regard affamé), c'est elle qui a fait ça. Elle a passé la deuxième étape de son éveil.
J'ai brusquement fermé la bouche, pinçant mes lèvres si fort que je ne doutais pas qu'elles avaient viré au blanc. Et, face à son expression assurée, je me suis souvenue d'une autre conversation avec Neven. Plus ancienne. Celle où nous avions abordé les trois passages qui marquaient l'éveil des sorcières de la nuit. Il y avait la destruction en premier, la mort en dernier et au milieu... il y avait les flammes.
Mon ennemie avait raison.
Je l'ai compris en même temps que les autres.
J'avais passé la deuxième étape de mon éveil avec succès, et ils me regardaient à nouveau comme une sucrerie qu'ils avaient hâte de croquer.
Toute trace d'espoir ayant réussi à se faufiler dans mon organisme a disparu, ne laissant derrière elle qu'une abominable résignation. Je ne pourrais pas m'en sortir, j'en avais la certitude à présent.
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