Chapitre 46 - Au milieu des vampires

Mes pieds ont dérapé sur la neige tandis que je me débattais dans les bras costauds du vampire. Je tentais par tous les moyens de l'arrêter mais je n'étais pas assez forte. Le monstre me ceinturait et il a reculé rapidement, m'éloignant toujours plus de ma maison, de mon refuge... et de Cameron. Tandis que je glissais sur la première marche, j'ai croisé le regard terrifié de mon ami, vissé au mien.

J'ai hurlé :

— Laissez-moi partir ! Arrêtez !

La peur m'étranglait, l'idée de me faire aspirer par Silverwood, d'y entrer et de laisser les arbres se refermer sur moi, m'emprisonner d'un cercueil massif pour ne plus jamais me laisser ressortir m'épouvantait. Mais ce qu'il y avait de pire encore, c'était d'imaginer que j'abandonnais mon meilleur ami ici, à son triste sort, alors qu'il était simplement venu m'accompagner, alors qu'il était là par ma faute.

Résistant plus fort, j'ai planté mes talons dans les lattes de bois verglacées, y faisant râper mes semelles. Mais c'était inutile, je continuais de filer aussi vite que si j'avais porté des rollers. Je me suis mordue la lèvre.

— Libérez-le, il n'a rien fait ! ai-je repris, tentant une nouvelle approche.

Face à moi, Cameron ne bougeait pas d'un pouce, sa peau ployant sous la pression des canines aiguisées. Le moindre mouvement l'aurait percée et une fontaine de sang aurait fleuri. Je n'osais penser à l'état dans lequel il se retrouverait si le vampire qui le tenait lui ouvrait l'artère. Rien de bon, c'était certain.

— Tais-toi, a grondé mon assaillant dans mon oreille.

J'ai sursauté, mais ça ne m'a pas empêchée de me démener plus fort dans ses bras. Je refusais de leur rendre la tâche facile. Abandonnant toute tentative de fuite, je suis passée à l'offensive : j'ai joint mes poings, plié les bras et d'un mouvement brusque, j'ai tenté d'enfoncer mes coudes dans les côtes du vampire.

À mon immense étonnement, ma tactique a fonctionné – sûrement plus à cause de la surprise que de la force –, l'agresseur a poussé un grondement et sa prise s'est légèrement desserrée. Je n'ai pas perdu de temps : sautant sur l'occasion, j'ai agrippé ses mains, enfonçant mes ongles dans sa peau couleur d'ivoire et il m'a lâchée.

Il y a alors eu une seconde de flottement : lui réalisant son erreur et moi, réfléchissant à mon prochain coup. Hélas, ç'a été la seconde de trop, aussi brève ait elle été. Le vampire que je venais de repousser a repris ses esprits et il s'est jeté sur moi. J'ai hurlé.

Son corps, trop lourd, s'est aplati sur mon dos et ne pouvant supporter son poids, je me suis écroulée sur les escaliers, amortissant tant bien que mal la chute avec mes mains. Le coin d'une marche s'est enfoncé dans mes côtes et la glace a râpé mes paumes, y faisant naître une douleur sourde.

— Alya ! Tu vas bien ?

La voix de Cameron a percé l'acouphène qui obstruait mes tympans et, guidée par la volonté de protéger mon ami, je me suis accrochée aux lattes, cherchant à me tirer hors de l'étreinte dangereuse dans laquelle m'avait fait plonger mon assaillant.

Hélas, deux bras se sont immédiatement arrimés à mes hanches et des doigts gelés ont griffé ma peau pour me retenir.

— Où tu crois aller ? Tu nous appartiens, tu sais ?

La peur laissant place à la colère en entendant ces paroles, je me suis écriée :

— Je n'appartiens à personne ! Allez-vous-en !

Ce n'est que plus tard, quand j'ai senti les ongles de vampires érafler la chair qui recouvrait mes hanches, que j'ai compris qu'il aurait mieux valu faire profil bas et se taire. Mais il était trop tard à présent. Un liquide chaud s'est mis à couler le long de mon ventre et une douleur brûlante a inondé ma taille. J'ai gémi.

Cela n'a pas semblé émouvoir l'agresseur plus que ça : il s'est levé et m'a emportée brutalement avec lui, me secouant dans tous les sens. J'avais la tête qui tournait et le cœur qui battait à tout rompre. Mais ayant retenu la leçon, j'ai gardé mes commentaires pour moi. Je préférais me murer dans le silence pour réfléchir.

Parce que c'était ce qu'il fallait faire à présent : trouver un moyen de nous libérer. Nous étions menés en nombre et en force, nous n'avions nulle part où aller et maintenant que je saignais, j'étais devenue une sorte de sucette ambulante attirant toutes les sangsues du bois droit sur nous.

Manque de bol, sachant qu'elles avaient fait de Silverwood leur nouveau refuge... Soudain, alors que j'en étais toujours au même point, cherchant désespérément une solution qui ne me venait pas, je me suis sentie descendre : le vampire était en train de sauter la dernière marche, reculant vers la forêt. La terreur m'a saisie. Mais je n'ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit, il m'a devancée :

— À cause de toi, Kalia et Lazare sont morts. Et maintenant, ça ? Tu ne perds rien pour attendre. On a promis à la cheffe qu'on ne te ferait pas de mal, mais rien ne nous empêche de faire autre chose.

J'ai tourné la tête en l'entendant prononcer ses derniers mots : son intonation ainsi que la lueur qui brillait dans ses yeux me glaça le sang. Je n'avais aucune idée de ce dont il parlait mais j'ai très rapidement compris, lorsqu'il a ordonné :

— Hayden, régale-toi avec l'humain, on n'en a pas besoin !

Un frisson m'a parcouru l'échine et, horrifiée, je me suis mise à me gesticuler comme un lion en cage.

— NON, NE FAITES PAS ÇA !

J'ai écrasé le pied du vampire, planté mon coude dans son ventre, griffé son bras, balancé mon crâne sur son menton tout en gardant les yeux fixés sur Cameron qui m'adressait un regard désespéré. Il s'est mis lui aussi à supplier mais rien n'y a fait : je n'ai pas réussi à me libérer et mon ami n'est pas parvenu à convaincre Hayden.

Le prédateur a dessiné un sourire sadique sur ses lèvres et, nous lançant chacun un coup d'œil appréciateur, il a plongé sa bouche dans le cou du garçon, déchirant sa peau et le faisant hurler à la mort. Le choc m'a pétrifiée. J'ai arrêté de me débattre, observant la scène d'un air interdit.

Pendant un instant, j'ai cru que mon cœur s'était arrêté, que le temps m'avait filé entre les doigts et que je n'étais pas parvenue à le rattraper. J'ai cru que j'étais à la ramasse, que je voyais ce qui s'était déjà produit mais que je n'arrivais pas à retrouver le présent dans cet amas de panique et d'horreur qui me frappait. J'étais trop lente, trop lente pour agir, trop lente pour éviter l'inévitable.

Il était trop tard : les yeux de Cameron se sont révulsés et le vampire s'est agrippé à son corps mou, le serrant comme un enfant l'aurait fait avec une peluche. Mon souffle s'est coupé, j'avais l'impression de m'être transformée en statue.

— Il va le vider. Regarde, ma belle, regarde comme la vie est en train de quitter ses veines, a chuchoté le vampire qui me tenait.

Et je n'ai rien pu faire d'autre que lui obéir. Je ne savais même plus si c'était à cause de la peur ou parce que mon assaillant avait réussi à utiliser son don de persuasion sur moi. Mais une chose était certaine, je ne voyais que mon meilleur ami. Je ne voyais que son visage livide, ses yeux hagards et les tremblements qui secouaient sa carrure d'ordinaire élancée.

Les secondes se sont écoulées, aussi longues que des journées entières. Peu à peu, j'ai vu la peau de Cameron passer de mate à beige, puis à blanche, pour devenir presque grise. J'ai vu son organisme lutter, ses bras s'agiter, ses jambes frissonner avant de ralentir, ralentir, ralentir... Pour finir par s'arrêter totalement.

Enfin, je me suis concentrée sur son regard. Car, aussi effrayé ait il pu être, malgré la douleur qui semblait l'aveugler, je pouvais y déceler la vie, qui cherchait désespérément à rester, à s'accrocher à lui. Tous mes muscles se sont contractés, comme si je pouvais lui partager mon énergie, comme si je pouvais le soutenir par la pensée.

Mais Hayden continuait de le pomper, le comprimant toujours plus fort contre lui. Bientôt, ses paupières se sont faites lourdes et j'ai murmuré d'une voix brisée :

— Arrêtez-le, je ferai tout ce que vous voulez...

Un rire froid a résonné dans ma nuque.

— Trop tard, tu aurais dû te discipliner avant.

Ses paroles sont tombées sur ma poitrine, aussi lourdes et étouffantes que des chapes de plomb. J'ai voulu tourner la tête, refusant d'assister à la mise à mort de Cameron Lee mais le vampire m'en a empêchée : d'une main libre – l'autre encerclant toujours la taille – il a empoigné ma mâchoire et m'a contrainte à regarder.

— Vois comme il est faible, maintenant, m'a-t-il soufflé. Il ne lui reste plus que quelques secondes.

Je n'ai pas eu d'autre choix que de l'écouter. Mes yeux vissés à la scène qui avait lieu sur ma propre terrasse, j'ai contemplé les derniers instants de mon meilleur ami. Son visage a pris la couleur du ciel, couvert de nuages et ses yeux se sont soudain perdus, tandis que ses paupières tombaient, sans se rouvrir cette fois.

C'était terminé.

Cameron était mort.

Quelque chose s'est brisé en moi. Mon cœur ? Ma raison ? Je n'en savais rien. Mais ça m'a libérée de mon état de paralysie : mes lèvres se sont écartées et ont fait jaillir un cri strident. La douleur m'a engloutie et le sang s'est mis à bouillir dans mes veines, me brûlant de l'intérieur.

Je ne savais plus ce que je faisais, je ne voyais plus rien. Je n'étais plus que chagrin et haine. Ces meurtriers devaient payer pour l'acte impardonnable qu'ils venaient de commettre. J'ai voulu repousser le vampire qui me tenait mais encore une fois, il a résisté. Puis, comme s'il savait un détail que j'ignorais, il s'est exclamé :

— Hayden, ne reste pas là !

Obéissant à ce qui semblait être son chef, l'assassin de Cameron a lâché celui-ci comme un vulgaire déchet et s'est enfui de la terrasse. Ses pieds avaient à peine touché la neige que toutes les vitres de la maison éclataient une à une. Un sentiment dévorant, effroyablement puissant m'a saisie et je m'y suis accrochée.

Les tuiles du toit se sont mises à voleter dans les airs avant d'exploser au-dessus de nos têtes, la porte s'est éjectée de l'entrée pour passer par-dessus la rambarde, les lattes de parquet ont plié une à une et le sol sous s'est mis à trembler sous nos semelles.

J'ai brusquement quitté la terre : on me tirait vers le bois.

— C'est le moment ! On n'a plus le temps, il faut la retrouver !

Je n'ai pas lutté cette fois, j'étais entrée dans une sorte de transe. La sensation de mon corps entré en ébullition ne faisait que s'amplifier à chaque minute qui s'écoulait et un ouragan grondait dans mon esprit, en même temps que toute ma maison était en train de s'effondrer. Les pots de tournesols posés sur la terrasse sautaient les uns à la suite des autres, les briques se broyaient dans les murs, les escaliers giclaient dans la cour... Je faisais face à un véritable carnage.

Seul le corps de Cameron demeurait intact : au milieu de cette véritable tempête, l'endroit où il se trouvait paraissait s'élever. Le bois ne rompait pas et les débris ne l'approchaient pas.

Bientôt, une détonation a retenti et Hayden – qui courait à côté de moi – a juré.

— On doit se barrer d'ici !

Alors, une drôle de sensation m'a envahie. J'ai baissé les yeux et la terre s'est dangereusement éloignée, elle s'est mise à filer à la vitesse de la lumière. J'ai brusquement relevé la tête et j'ai réalisé que nous avions atteint la forêt, que nous allions vite, plus vite que je n'aurais jamais pu aller.

Ma maison est devenue petite, des buissons m'ont barré la vue, des arbres ont assombri le spectacle et bientôt, l'obscurité de la nuit est venue à bout de ma contemplation : Cameron a disparu, derrière.

J'ai encore hurlé.

— Comment avez-vous pu ? Comment ?

La tristesse m'a accablée mais la colère se collait à elle, comme un parasite incapable de lâcher sa proie, m'insufflant une rage sauvage. Un voile rouge a glissé dans mon champ de vision et quand j'ai levé le nez, pour observer Hayden, mon agresseur et ceux qui l'avaient rejoint et qui s'élançaient à ses côtés, une idée sinistre m'a traversée.

Avec la force du désespoir et de la haine, j'ai levé une main dans la direction de celui qui me tenait et j'ai crié :

— Explose !

Je ne savais pas comment mon pouvoir fonctionnait, mais une chose était sûre : ce qui venait de se produire devant chez moi était ma faute. C'est moi qui avais fait tout ça. J'étais capable de tout détruire. Pourquoi pas ce monstre ?

Malheureusement, bien que toute ma détermination ait été ramenée en cette action spécifique : celle de tuer le chef de cette mascarade, de lui faire payer son crime abominable, rien ne s'est passé. Un instant s'est écoulé dans la confusion la plus totale pour ma part, tandis que le vampire continuait de courir en m'adressant des coups d'œil méfiants puis soudain, une douleur insupportable a résonné dans tout mon corps.

J'ai glapi et me suis tordue dans les bras du vampire.

— Merde, on n'a vraiment plus le temps !

— On y est presque ! s'est exclamé Hayden.

Et là, alors que tous mes organes semblaient être en train de fondre comme de la lave en fusion, les arbres se sont écartés en arc de cercle, présentant un tapis d'Ipomées Blanches, un pentagramme tracé à la craie, des clous, une montagne de corde et... La dame au sari, qui m'attendait juste à côté, un sourire ravi planté sur ses lèvres pulpeuses.

— Eh bien Alya, je suis contente que tu es enfin daigné me rejoindre.

La terreur a refait son apparition, plus forte, plus destructrice encore qu'auparavant, détruisant toute colère sur son passage. Cameron a disparu, ma peine a disparu pour laisser place à la peur dans sa forme la plus brute.

Nous y étions : ils allaient m'attacher au milieu de ce symbole satanique, allaient m'ouvrir les veines, me faire souffrir le martyr, me voler mes pouvoirs...

Puis me sacrifier.

Comme les autres sorcières avant moi.

J'allais mourir dans cette forêt.

Ça ne serait l'affaire que de quelques minutes.

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