Chapitre 41 - Seule contre tous

— Tu es sûre que tout ira bien ?

— Mais oui !

J'ai posé mes deux mains sur les épaules du garçon et exercé une petite pression pour l'enjoindre à se reculer. Cela faisait bien dix minutes qu'il campait sur le pas de ma porte, refusant de me quitter. Ma famille allait rentrer d'une minute à l'autre et je commençais sérieusement à m'en inquiéter.

Qu'iraient-ils s'imaginer s'ils me voyaient en train de rire avec Neven sur la terrasse ? Surtout en sachant qu'ils étaient persuadés que quelque chose se passait entre Cameron et moi, depuis qu'ils nous avaient surpris endormis dans les bras l'un de l'autre dans le salon quelques temps auparavant.

J'avais beau tout faire pour les convaincre du contraire, ils ne m'écoutaient pas. En fait, je crois qu'ils aimaient vraiment bien mon ami et que, plus que de penser que nous sortions ensemble, ils le voulaient. Ma mère avait déjà commencé à la surnommer son « petit gendre », dans le genre gênant, c'était un record.

À présent, je redoutais que Cameron Lee me rende visite et qu'elle l'appelle comme ça. Non pas que le garçon croirait que je lui vouais des sentiments inavoués, mais il aurait un motif pour me charrier jusqu'à la fin de sa vie. Puis je l'imaginais bien en parler à Kitty et dès lors, tous nos repas à la cantine tourneraient autour de ce sujet. Non merci.

Neven a soudain agrippé mon coude dans sa paume brûlante et j'ai levé les yeux, revenant à la réalité.

— Tu ne sors pas de cette maison seule, tu promets ?

Je n'aimais pas spécialement avoir à lui assurer qu'il contrôlait ma vie mais en même temps, vu les évènements de la veille, je ne pouvais pas lui jeter la pierre. Enfin, si, je le pouvais : c'était lui qui m'avait abandonnée pendant plus d'un mois. J'avais complètement le droit de remettre en question sa capacité à me protéger.

Et en même temps, ce n'était pas vraiment juste, sachant que s'il s'était absenté, c'était pour m'aider. Soupirant, j'ai acquiescé, résignée.

— Oui, promis.

Neven a resserré son emprise autour de mon bras et m'a observée avec intensité.

— De toute façon, on se voit au lycée dans quelques heures.

J'ai cligné des yeux en entendant sa remarque. Il était vrai que nous étions en plein milieu de la semaine ! Tournant la tête vers la pendule qui trônait dans le couloir, j'ai réalisé qu'il était à peine six heures du matin.

C'est drôle : il s'était produit tant de choses en une seule soirée que j'avais l'impression qu'une année s'était écoulée depuis hier. Dessinant un sourire sur mes lèvres, j'ai répliqué :

— Ouais, c'est ça. À dans trois heures !

Il m'a souri en retour. Un sourire en coin, magnifique, qui faisait pétiller ses yeux et rendait son visage lumineux. J'étais sûre que Neven n'avait jamais eu besoin de faire de régime : avec cette expression-là, j'étais certaine que toutes les filles qu'il avait voulu mordre s'étaient jetées dans ses bras.

La preuve : je faisais la même chose. Emportée par un élan de courage, j'ai empoigné le col de son pull et l'ai approché de mon visage. Les lèvres du garçon se sont encore étirées et sans attendre, je les ai capturées.

Pendant un instant, je n'ai plus entendu que le bruit du martèlement de mon cœur, je n'ai plus vu que l'argent de ses iris et je n'ai plus senti que le goût mentholé, flottant sur sa langue. Puis nous nous sommes détachés, le souffle court.

— Maintenant, tu peux y aller, me suis-je exclamée.

— Oui. Je peux y aller, a-t-il répété, une lueur enjouée brillant dans son regard de braise.

Il m'a ébouriffé les cheveux et fait demi-tour, se dirigeant vers la forêt, là où il m'avait révélé avoir caché sa voiture en arrivant hier. Je l'ai suivi du regard, l'observant s'enfoncer peu à peu dans les bois pour finir par disparaître, la lumière du jour étant encore lourdement embrumée.

Ensuite, j'ai reculé d'un pas et verrouillé la porte. Je me suis dirigée vers la salle de bains pour prendre une douche, mettant mon portable en charge dans ma chambre au passage. Une fois débarrassée de mes vêtements, j'ai jeté mon t-shirt maculé de sang dans la poubelle, prenant soin de le recouvrir de papier toilette et autres déchets pour éviter que mes parents ne le découvrent.

Puis j'ai enjambé la baignoire et me suis placée sous le jet d'eau. J'ai soupiré lorsque la chaleur s'est répandue sur mon corps et me suis laissée envelopper par la vapeur brûlante, fermant les yeux quelques secondes pour savourer le moment.

Je me sentais tellement bien ! C'était impressionnant. Le mois de novembre avait été terrible. La faiblesse qui s'était emparée de mon organisme après le départ de Neven m'avait rongée de l'intérieur, rendant mon corps trop lourd à porter. J'avais dépéri, souffrant chaque jour un peu plus des pas qu'il me fallait exécuter simplement pour me déplacer dans la maison ou dans l'enceinte du lycée.

Et soudain, il m'avait suffi d'une nuit, rien qu'une nuit dans les bras de Neven, pour que la douleur disparaisse. Mes épaules s'étaient relevées, mon dos s'était redressé et les tremblements qui secouaient perpétuellement mes jambes s'étaient évaporés. J'étais en pleine forme.

J'ai pris le temps de faire deux shampoings et j'ai même fait poser un masque pendant plusieurs minutes avant de finalement éteindre le jet pour quitter la baignoire. J'étais en train de m'envelopper dans mon peignoir tout doux quand j'ai entendu la porte s'ouvrir.

— Alya ? C'est nous. On est rentrés ! s'est exclamée ma mère depuis le rez-de-chaussée. Tu es prête pour le petit-déjeuner ? Ton père vous amène à l'école dans une heure.

— Oui ! Je m'habille et j'arrive ! ai-je crié.

M'activant, je me suis rapidement séchée et brossée les cheveux. J'ouvrais la porte lorsqu'un hurlement strident a résonné dans le salon. Je me suis figée, paniquée.

— Maman, tout va bien ?

Pas de réponse.

J'ai imaginé le groupe de vampires revenir, je les ai imaginés encercler ma maison et menacer ma mère de leurs crocs aiguisés. Mon sang n'a fait qu'un tour. Oubliant le crochet que je devais faire dans ma chambre pour m'habiller, j'ai serré les pans de mon peignoir autour de ma poitrine et me suis élancée dans les escaliers sans vraiment savoir ce que je ferais si je me retrouvais au milieu de ces monstres qui m'avaient attaquée la veille.

Cependant, quand je suis arrivée en bas, ce n'est pas une meute de vampires que j'ai découvert : c'est ma mère, tenant le pot de tournesol brisé entre ses mains. Merde, je l'avais complètement oublié, celui-là.

Le soulagement de ne pas trouver des ennemis sanguinaires au sein de notre foyer s'est vite effacé en rencontrant le regard assassin de ma mère. Étonnée par cette agressivité dans son regard, j'ai examiné la scène plusieurs secondes, allant d'Elena à la plante en piteux état à deux reprises. Puis brusquement, mon esprit s'est vidé et ma peau s'est couverte de chair de poule.

Avait-elle compris ? Était-ce pour ça qu'elle était énervée ? Pouvait-elle sentir l'énergie de ma magie ? Je savais que quand elle utilisait la sienne, je percevais un parfum, une essence qui parcourait mon être tout entier. Peut-être était-ce la même chose pour elle ?

Mon cerveau s'est remis en branle, tournant à plein régime pour trouver une excuse qui ne me venait malheureusement pas. J'étais toujours muette quand elle a repris la parole.

— Jeremy, tu peux venir ?

Son ton était dur, tranchant. Mon père, alerté, a couru nous rejoindre et s'est arrêté dans l'encadrement du salon, alors que ma mère tendait les bras pour mettre le pot cassé en évidence. Il a aussitôt froncé les sourcils et une expression sévère a habillé ses traits d'habitude si doux.

— C'est toi qui as fait ça, Alya ?

Pendant un instant, j'ai hésité à nier, mais à quoi bon ? S'ils sentaient ma magie, c'était peine perdue, je ne pouvais pas leur mentir. Aussi, j'ai lentement hoché la tête, baissant les yeux pour fixer mes pieds nus.

Un silence s'est étendu dans la pièce. Plusieurs secondes se sont écoulées : je le sais car je les ai comptées grâce aux tintements de l'horloge dans l'entrée. J'ai eu l'impression que le temps s'allongeait à l'infini.

— Qu'est-ce qui se passe ?

C'est la petite voix de Juliette qui nous a tous ramenés dans le présent. J'ai ouvert la bouche, prête à lui répondre, mais ma mère m'a devancée.

— Ta cousine n'a pas trouvé mieux pour attirer l'attention que de tuer un tournesol !

Hein ? Je suis restée bouche bée. Je ne m'étais pas attendue à ça. Un immense sentiment de soulagement m'a envahie, très vite remplacé par celui de l'indignation : qu'était-elle en train d'insinuer ?

Je n'ai pas eu à formuler ma question à voix haute : elle a poursuivi de son propre chef.

— Madame Alya ne supporte pas être en retard. Elle n'a pas fait son éveil et elle ne pense qu'à ça. Si bien que même en situation de crise, alors que des jeunes filles meurent autour d'elles, alors que sa propre cousine est en danger, elle ne trouve rien de me à faire que de s'en prendre au pauvre tournesol du salon.

J'ai reculé d'un pas, frappée par la dureté de ses mots. Comment pouvait-elle penser ça une seule seconde ?

— Maman ! Je ne...

— Ne te fatigue pas, Alya. Tu en as déjà trop fait. Va te préparer pour l'école et laisse-nous entre adultes, puisqu'il semble que tu sois décidée à te comporter comme une gamine ces temps-ci.

Un sanglot s'est brusquement incrusté dans ma gorge tandis que mon cœur s'emballait dans ma poitrine. Je n'avais rien fait pour mériter ce déversement de haine. J'étais, la cible des tueurs qui se baladaient dans cette forêt. Pas plus tard qu'hier j'avais failli mourir.

Et en plus, je me faisais gronder ? Enfoncer ? Écraser ? J'aurais tellement aimé que Neven soit à mes côtés, pour me soutenir. Que pour une fois, quelqu'un prenne ma défense dans cette famille de fous qui me prenaient pour une sorcière ratée.

J'aurais tellement aimé pouvoir leur balancer la vérité à la figure. Leur crier que je m'étais faite agresser par des vampires, que j'avais fait exploser ce pot à cause de la peur et que mon éveil était en plein déroulement, malgré ce qu'elle pensait savoir.

Mais je ne pouvais pas. Je n'avais pas le droit de parler. Car parler empirerait à coup sûr la situation. Car il y avait de fortes chances pour que ma mère décide de me retirer mes pouvoirs, car elle me verrait peut-être même comme la responsable des trois victimes précédentes. Aussi, j'ai mis sous silence le plus important et j'ai tenté de me défendre alors que mon argumentaire me faisait lourdement défaut :

— Je n'ai pas fait exprès, maman. Crois-moi, ce...

— J'ai dit TAIS-TOI ! a-t-elle hurlé.

J'ai sursauté et écarquillé les yeux. Elena Clarke s'est brusquement redressée et ses yeux sont devenus tous noirs, signe qu'elle était furieuse.

— J'en ai assez de tes caprices, Alya ! Assez de t'entendre te plaindre à longueur de temps et ignorer les vrais problèmes. Parce que si tu veux tout savoir, nous vivons de vrais problèmes, en ce moment-même. Des personnes sont tuées, des jeunes filles innocentes. Alors tes inquiétudes au sujet de ton éveil, tu peux te les garder ! Tu ne sais pas à quel point ton égoïsme me déçoit. Grandis un peu, ma fille !

— Je...

— Monte dans ta chambre. Je ne veux pas t'entendre. Je ne veux même pas te voir. Va te préparer puis va à l'école toute seule. Tu ne mérites pas qu'on t'accompagne.

La tristesse m'est tombée sur la tête aussi lourdement qu'une chape de plomb. Je l'ai dévisagée d'un air trahi. J'ai ouvert la bouche, mais aucun son n'est sorti. Le regard de ma mère était tellement sombre, tellement méchant. Je ne m'étais jamais sentie aussi détestée qu'aujourd'hui. J'avais l'impression d'être un insecte qu'elle rêvait d'écraser.

Le sanglot m'a obstrué la gorge et, sentant mes yeux s'humidifier, je n'ai pas eu d'autre choix que de battre en retraite. Ignorant les appels répétés de ma cousine qui prenait ma défense, j'ai couru vers les escaliers et me suis réfugiée dans ma chambre, claquant la porte de toutes mes forces.

Puis je me suis mise à pleurer toutes les larmes de mon corps, horrifiée par les paroles de ma mère. Était-ce vraiment ce qu'elle pensait de moi ? N'étais-je rien d'autre qu'une erreur pour elle, qu'un poids qu'elle était obligée de se trimballer mais qui l'embarrassait plus qu'autre chose ?

Les larmes ont redoublé sur mes joues et je me suis effondrée sur mon lit, enfonçant ma tête dans mon oreiller. J'allais m'abandonner complètement à mon chagrin quand mon portable s'est mis à sonner. Grognant, je me suis penchée sur ma table de nuit pour couper le son mais quand j'ai lu le prénom qui s'affichait sur l'écran, je n'ai pas pu me résoudre à raccrocher.

Approchant le combiné de mon oreille, j'ai appuyé sur l'icône verte et murmuré d'une voix chevrotante :

— Allô ?

— Alya, tu vas bien ? s'est immédiatement alertée Kitty.

J'ai laissé s'échapper de mes lèvres un énième sanglot.

— Non, pas trop.

C'est tout ce que j'ai dit. Trois petits mots. Rien de plus. Pas d'explication, pas de gémissement ou de cris de frustration. Pourtant, ç'a été suffisant pour ma meilleure amie qui me connaissait par cœur.

— Je t'appelais pour t'annoncer que j'avais le droit d'aller au lycée aujourd'hui. Maman m'accompagne, je lui dis de venir te chercher tout de suite, tiens-toi prête.

Je l'ai entendue appeler sa mère au loin et elle a raccroché. J'ai serré faiblement mon téléphone entre mes mains, le lorgnant d'un regard vide. Devais-je être heureuse d'avoir quelqu'un qui me soutienne ou devais-je prendre conscience que la seule personne de mon entourage à penser vraiment à moi ne faisait pas partie de ma famille ? Je n'en savais rien.

D'une démarche désincarnée, je me suis traînée à mon armoire et ai enfilé les premiers vêtements qui me passaient sous la main. Kitty avait raison, j'avais besoin d'elle, besoin de quitter cette maison, tout de suite. J'ai attrapé mon sac, enfilé une doudoune et me suis engouffrée dans les escaliers.

Quand je suis passée devant la cuisine, ma mère s'est exclamée :

— J'ai dit que nous ne t'amènerions pas à l'école, ça ne sert à rien d'attendre !

Je l'ai ignorée et ai ouvert grand la porte pour fuir cette horrible famille qui ne m'aimait pas. J'ai préféré attendre dans le froid, grelottant sur la terrasse, que ma meilleure amie vienne me sauver. Quand le moteur de la voiture a enfin retenti, je me suis élancée dans Silverwood sans un regard en arrière.

Rapidement, la Toyota de la famille Parker a ralenti en me voyant m'approcher et, alors qu'elle s'arrêtait pile devant moi, la portière s'est ouverte en grand et Kitty a surgi, m'attrapant entre ses bras.

— Je suis là, Alya, je suis là, a-t-elle soufflé.

Sans parler, je suis montée à bord et j'ai fondu en larme en la serrant fort contre moi. Kitty était ma bouée de sauvetage, mon alliée. Elle n'avait pas besoin d'en savoir plus, elle savait. Elle savait que j'étais toujours mise à l'écart, elle savait que cette année était pire que les autres. Elle savait que j'étais terrifiée à l'idée d'habiter dans ce bois qui était devenu très hostile en si peu de temps.

Kitty me connaissait. Kitty me comprenait. Kitty était la famille que je n'avais jamais eue.

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