Chapitre 22 - Film d'horreur
Nous n'avons pas beaucoup parlé après cette révélation. Je suis restée muette, livide, le regard perdu. C'était une chose de savoir que je venais très certainement d'un autre clan que mes parents, c'en était une autre d'apprendre qu'un de mes pouvoirs serait de tuer et que je serais obligée de devoir l'utiliser au moins une fois dans ma vie, pour sceller mon éveil.
J'étais passée par toutes les phases possibles et imaginables : le dégoût, la peur, la colère, l'amertume, la haine, le rejet, le déni et enfin, la résignation. Neven, lui, n'avait pas bougé d'un pouce. Il m'avait observée à travers son épais rideau de cils. Ses yeux n'avaient pas quitté mon corps, s'assurant que je n'allais pas perdre la tête.
Après plus de vingt minutes, j'avais fini par reprendre la parole d'une voix troublée. Je lui avais demandé comment nous ferions sans les rituels de protection, comment je pourrais bien me protéger si j'étais seule et comment je mènerais à bien mon éveil sans tuteur.
— Alya... (Neven a tiré sur son pull pour y cacher ses mains puis a attrapé les miennes, le tissu de ses manches opérant comme barrière à notre contact hypnotique) Je ne vais pas te laisser affronter ça toute seule, tu peux t'en assurer. Dans les prochaines semaines, avec les vacances qui approchent, j'en profiterai pour rentrer à Londres et j'irai chercher de l'aide. Je ne reviendrai pas les mains vides.
L'espoir a enflé dans mon cœur, mais le doute l'a accompagné. Fronçant les sourcils, j'ai ôté mon poing de son étreinte.
— Pourquoi tu fais tout ça ? Et pourquoi tu n'appelles pas tes parents tout simplement ? Ils ne sont pas sorciers de la nuit, eux aussi ?
Neven a soupiré.
— Non. Je te l'ai dit : il y en a très peu dans ce monde. Pour tout t'avouer, moi-même, je n'en connais aucun.
— Non ? Sérieux ?
C'était le comble, le seul sorcier de la nuit que je connaissais était lui-même aussi perdu que moi. Plus notre échange avançait et plus je commençais à croire que je ne survivrais pas à mon éveil.
— Il faudrait que je te raconte plein de choses sur ce monde, Alya, plein de choses sur ses règles et sur sa politique... Mais ce soir n'est pas le moment. Tes parents rentreront dans quelques heures et surtout, étant donné que tu ne t'es pas encore pleinement éveillée, tu ne fais pas partie intégrante du monde de la magie et je ne peux donc pas te révéler toute notre histoire.
Ah là là, cette bonne vieille excuse qui me donnait des envies de meurtre... J'ai levé les yeux au ciel, un sourire amer barrant mes lèvres.
— Tu sais, je ne comprends pas pourquoi tu dis vouloir m'aider alors que tu ne prends même pas le risque de tout m'expliquer...
— C'est différent. Tu es mon Adelphe.
Je me suis mordu l'intérieur de la joue.
— Et alors ?
Neven a fermé les yeux quelques secondes, l'air irrité.
— Alors, c'est une connexion très rare. Dans ce monde, on peut compter le nombre d'Adelphes existants sur les doigts d'une main, nous en faisons partie. C'est un lien indestructible, qui nous rend inséparables et, même si je voulais t'abandonner, je ne pourrais pas. Je dois t'aider, c'est un besoin qui me noue les tripes. Donc tu peux t'assurer qu'à mon retour, j'aurai des réponses.
J'avais du mal à le croire. Même s'il semblait sincère, il n'empêchait qu'il ne cessait d'employer le mot « rare » et sa signification était claire : tout ce qui me concernait n'arrivait jamais et presque personne ne pouvait m'aider. C'était déjà un miracle que je sois tombée sur Neven.
J'ai soupiré, mon regard s'est à nouveau perdu et mon esprit s'est remis à lister bon nombre d'hypothèses sur les raisons qui faisaient que j'étais une sorcière de la nuit, contrairement au reste de mon entourage, que j'étais l'Adelphe de Neven et qu'il me cachait encore plein d'autres secrets. J'avais tant de questions sans réponses, tant de mystères à élucider et surtout : je devais me renseigner au maximum sur cette histoire de troisième étape.
Relevant brusquement la tête, j'ai demandé :
— Tu as tué quelqu'un toi, pour terminer ton éveil ?
Le visage de Neven est devenu tellement pâle qu'il s'est confondu avec la blancheur immaculée des rebords de son assiette. Mon cœur s'est mis à battre la chamade face à cette réaction lourde de sens et je l'ai vu serrer les poings très forts, éveillant une nausée dévastatrice au creux de mon estomac.
— Nous parlerons de cette étape du processus en temps voulu. Pour l'instant, n'y pense pas.
— Mais...
— Mais rien du tout. Je ne peux rien te dire et surtout, elle n'est pas près d'arriver de sitôt !
— Comment tu peux savoir ça ?
J'avais le cœur au bord des lèvres et, en un réflexe de protection, j'ai croisé mes bras devant ma poitrine, tentant par tous les moyens d'empêcher la peur de se frayer un chemin dans mon système nerveux. Trop tard.
Neven m'a adressé un petit sourire qui se voulait rassurant mais qui n'a fait qu'amplifier mon appréhension.
— Tu ne réagis pas encore à la chaleur, le feu ne t'attire pas plus que ça et la lumière du soleil ne te blesse pas. Ça ne peut vouloir dire qu'une chose : ta première phase d'éveil n'est pas encore terminée, tu vas sûrement avoir un éveil lent.
Deux détails attirèrent mon attention dans sa petite tirade.
— Attends, ça veut dire que quand je deviendrai une sorcière de la nuit, je ne pourrai plus sortir la journée ? Mais pourtant tu le fais bien, toi ! Et tu n'avais pas dit que plus un éveil est lent, plus la puissance des pouvoirs détenus est grande ?
Neven s'est massé le front, comme s'il était fatigué. Heureusement, il ne m'a pas laissée dans le doute, comme pour la question de la troisième étape de mon éveil.
— Tu pourras sortir la journée, Alya, ne t'inquiète pas pour ça. Ce sera seulement douloureux le temps de la deuxième phase de l'éveil, c'est tout. Et pour ce qui est de l'intensité de tes pouvoirs... (il a fait une courte pause, me lançant un regard insondable), oui, il y a de fortes chances pour que tu deviennes une sorcière puissante, vu comme c'est parti.
Un espoir immense immergea mes veines. Pour la première fois, je n'étais pas en dessous de tout ! Et Nathan avait eu raison ! Si j'avais pris tant de retard, ce n'est pas parce que j'étais inférieure, faible ou simplement ordinaire, c'était parce que j'étais extraordinaire. C'était certainement très narcissique de penser de cette façon, mais j'avais cru pendant si longtemps être une ratée, on m'avait tellement souvent traitée comme une moins que rien que je ne pouvais pas lutter contre ce sentiment de fierté qui m'envahissait toute entière.
— Quand mes parents vont apprendre ça... ai-je murmuré avec dédain.
Neven m'a brutalement coupée :
— Tu ne dois le leur dire sous aucun prétexte.
J'ai froncé les sourcils.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu me parles d'éveil dangereux, de protection nécessaire et tu veux que je cache aux personnes les plus susceptibles de me protéger ma vraie nature ? C'est quoi ton problème ?
Neven s'est passé la main dans les cheveux en expirant une grande bouffée d'air.
— Les sorciers de la vie s'opposent souvent au monde de la nuit et, vu comment tes parents n'ont jamais ne serait-ce qu'évoqué notre communauté, je doute qu'ils la portent dans leur cœur. Révéler ta véritable nature à un Coven hostile pourrait avoir de grosses répercutions sur toi.
Ma gorge s'est comprimée sous l'effet de l'angoisse.
— Comme quoi ? ai-je demandé d'une toute petite voix.
Neven n'a pas hésité une seule seconde avant de répondre :
— Ils pourraient décider d'empêcher le processus et de te confisquer tes pouvoirs.
— Quoi ? Mais c'est complètement fou ! Pourquoi ils me feraient ça ?
Neven s'est soudain mis à éviter mon regard, il a attrapé sa fourchette et s'est mis à dessiner sur les rebords en céramique des formes alambiquées à l'aide de la sauce tomate.
— Beaucoup de sorciers de la vie considèrent que ce n'est pas normal, pas naturel qu'un être humain soit doté d'un pouvoir d'une telle puissance. J'imagine que ça les effraie. C'est donc arrivé par le passé qu'ils décident d'arrêter le cours d'un éveil d'une sorcière de la nuit. Ils sont les seuls à savoir le faire et vu les capacités que tu présentes et la façon dont se profile ta phase de destruction, il y a de grandes chances pour qu'ils choisissent de faire la même chose avec toi.
J'en suis restée bouche bée. Si je suivais les propos de Neven, j'allais devoir mentir à toute ma famille de peur qu'elle décide de m'enlever la magie que je recherchais depuis tant d'années, si j'en croyais ses dires, ce que mes proches avaient toujours présenté comme notre bien le plus précieux était chez moi une anomalie qu'ils se presseraient de supprimer.
L'horreur m'a empli la poitrine.
— Mais alors... est-ce que ça fait de moi un monstre ? Est-ce qu'il faudrait me confisquer mes pouvoirs ? Est-ce que... (la phrase a eu du mal à sortir, rappant mes cordes vocales si fort que ma voix a tremblé) est-ce que je suis dangereuse ?
Neven a fermé les yeux et son visage s'est barré d'une expression apaisante.
— Non, Alya. Tu n'es pas et tu ne seras pas un monstre. Simplement tu es différente de ce qu'ils connaissent et il se pourrait que ça leur fasse peur. C'est normal, tout le monde redoute l'inconnu, c'est dans notre nature. Je ne dis pas que tu devras garder ce secret toute ta vie, je dis seulement que tant que je n'aurais pas mis la main sur les rituels de protection, je te conseille de le garder pour toi. Ce sera plus prudent.
J'ai hoché la tête, me demandant si j'étais vraiment d'accord avec ce qu'il disait. Certes, je voulais garder mes pouvoirs, je les attendais depuis toujours ! J'en rêvais la nuit, en pleurais le soir, dans ma chambre, sentais le manque au creux de ma poitrine chaque jour qu'il m'était donné de vivre. Pourtant, si les sorciers de la vie considéraient qu'ils étaient nocifs, je ne pouvais que douter de ce que je devais faire.
Était-ce vraiment une bonne idée d'écouter cet étranger, ce garçon d'à peine un an mon aîné ? En temps normal, je n'aurais certainement pas hésité. Je l'aurais envoyé bouler et me serais jetée dans les bras de ma mère pour tout lui raconter. Pourtant... Neven dégageait quelque chose qui me poussait à croire qu'il disait vrai.
J'avais envie de me fier à lui, un sentiment puissant de confiance me liait à lui sans pouvoir vraiment le contrôler ou en donner la raison. Finalement, après je ne sais pas encore combien de minutes, j'ai fini par souffler :
— D'accord, je ne dirai rien.
Les épaules du garçon se sont soudain affaissées. Je n'avais pas remarqué qu'il était aussi contracté avant qu'il se détende. Je me suis mordu la lèvre. Qu'est-ce qui l'angoissait tant ? Étais-je vraiment en train de faire le bon choix ? Rien n'était moins sûr, malheureusement.
— Bien.
Neven a détourné les yeux pour se concentrer sur ses pâtes.
— Tu vas finir ton assiette, toi ? a-t-il demandé d'un ton écœuré.
J'ai louché sur son plat, auquel il n'avait pas touché, me suis-je rendu compte.
— Oui, ce serait du gâchis sinon. Tu devrais en faire de même, l'ai-je conseillé.
Il a grimacé.
— Je t'avoue que je n'ai plus vraiment faim.
Je n'ai pas bronché et me suis contentée de me concentrer moi-même sur mon dîner, engloutissant la nourriture malgré le manque d'appétit. Quand on a terminé, Neven s'est levé pour tout débarrasser à ma place, me conseillant de rester assise et prenant pour excuse ma blessure au bras, qui risquerait de se rouvrir.
Étant donné que ça me permettait d'échapper à la corvée de vaisselle, je lui ai obéi sans moufeter. Finalement, après avoir tout rangé, on s'est dirigé dans le salon pour s'écrouler sur le canapé, l'un à côté de l'autre, prenant tout de même soin de ne pas se toucher.
Il nous restait encore deux bonnes heures minimum avant que les Clarke ne reviennent de leur grande réunion et je n'ai pas eu besoin de dire à Neven que je n'avais pas envie de rester seule après ces révélations : il le savait et il s'est assis dans le sofa sans la moindre hésitation, comme s'il passait toutes ses soirées chez moi.
— Bon alors, qu'est-ce qu'on fait, s'est-il enquis pour mettre fin au silence qui nous entourait.
J'ai souri, une idée étrange me venant en tête.
— Ça te dit de regarder un film d'horreur ?
Un rictus a traversé les lèvres du garçon.
— Alors comme ça, je te raconte que t'es en danger de mort, que la communauté de la nuit existe, qu'il y a sûrement des tueurs lancés à ta poursuite et tout ce que tu trouves à faire, c'est mater un film d'horreur ?
Cette fois, j'ai gloussé.
— Qu'est-ce que tu veux ? Je pense que combattre le mal par le mal, ça pourrait m'aider.
Ç'a été au tour de Neven de pouffer.
— Bon, très bien. Tu as Netflix ?
J'ai opiné vigoureusement du chef et attrapé la télécommande qui traînait sur la table basse, allumant l'écran plasma. Très vite, on a sélectionné un film (n'ayant pas non plus un temps infini devant nous) et on l'a lancé, éteignant les lumières pour se mettre dans l'ambiance.
En vérité, si j'avais choisi un film d'horreur, c'était pour pouvoir fuir un peu toutes les révélations de la journée. J'avais besoin de me défouler, de crier, sursauter pour me sentir calmée ensuite. Je n'étais pas certaine que ce soit la meilleure des thérapies, mais je savais que passer ma soirée devant une comédie romantique ne m'aiderait pas à oublier mes ennuis.
Le stress, c'était mon moyen sûr d'être plongée dans un film. Je ne serais capable que de penser au démon qui possédait cette gamine perdue au milieu du Royaume-Uni, et je n'aurais pas à réfléchir à tous les ennuis qui ne tarderaient pas à me tomber sur la tête dans les semaines à venir.
Le temps a passé, nous étions dedans, commentant et frissonnant alors que la musique dissonante sifflait dans nos oreilles. Et alors qu'une ombre suspecte était en train de se former dans la cuisine de la pauvre famille, j'ai senti un souffle sur mes lèvres. J'ai brusquement levé les paupières et me suis rendu compte que Neven et moi nous étions recroquevillés, à mesure que les minutes défilaient et nous n'étions plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. C'était un miracle que nous ne nous soyons pas touchés.
J'allais faire une remarque lorsqu'un autre détail m'a marquée : ses yeux. Ils étaient plantés dans les miens. J'ai ouvert grand la bouche sous le coup de la surprise – ce n'était pas très élégant mais ça avait le mérite d'exprimer parfaitement mes émotions actuelles – et il a souri, rapprochant ses doigts de ma mâchoire sans pour autant entrer en contact avec ma peau.
— Alya, tu serais d'accord pour qu'on passe plus de temps ensemble, à partir de maintenant ?
Envoûtée par son charme irrésistible et malgré les hurlements stridents qui grésillaient dans le téléviseur, j'ai lentement hoché la tête en signe d'assentiment.
— Tu sais, j'ai une hypothèse sur le lien qui nous lie, a-t-il murmuré à mon oreille, faisant battre mon cœur à toute allure.
— Laquelle ?
— Je crois avoir lu quelque part, dans un manuscrit ancien que plus l'on assouvie nos désirs, plus ils sont gérables.
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rentrée dans le jeu, me laissant porter par le velours de sa voix et l'étincelle de ses iris. C'était certainement parce que lutter en permanence contre l'attirance qui me poussait dans ses bras était éreintant et que me proposer d'abandonner toute résistance, durant une journée si éprouvante, était comme offrir sa dose à un camé.
— Ça veut dire que... si on se laissait aller, ce serait plus supportable ? ai-je demandé d'une voix trainante.
Mon souffle était saccadé et mes yeux se sont accrochés à ses lèvres qui se sont étirées.
— En gros, c'est ça. Plus on résiste, plus c'est fort, si on arrête de combattre, alors c'est supportable...
Derrière nous, le film a disparu, je ne l'entendais plus. A vrai dire, je n'entendais plus rien à part les battements de mon cœur extatique. Je me suis mordillé la lèvre, imaginant sans mal quelle sensation m'engloutirait si je détruisais les dernières barrières qui nous séparaient.
L'espace d'une demie seconde, j'ai réussi à me contenir, j'ai pris une profonde inspiration et essuyé mes mains moites sur le tissu du sofa, mais alors, ma paume a frôlé la cuisse du garçon et j'ai perdu la tête. Oubliant toutes les règles que je m'étais fixées, oubliant que je le connaissais à peine, oubliant les crasses qu'il m'avait faites et son penchant étrange pour des filles avec qui il ne « couchait » pas, j'ai laissé le désir m'emplir toute entière.
Si Neven disait vrai, rien ne servait de lutter : cette alchimie qui nous reliait l'un à l'autre était définitive et nous ne pourrions pas nous en débarrasser. Alors à quoi bon ? À quoi bon me contraindre au point de me faire souffrir ? S'il ne mentait pas, l'embrasser, arrêter de résister rendrait notre proximité plus supportable. Je n'avais rien à perdre.
J'ai soupiré, laissant s'échapper de mes lèvres mes derniers doutes et, sans attendre, j'ai attrapé son visage entre mes doigts pour le tourner vers moi. Automatiquement, j'ai senti des étincelles caresser mon épiderme et glisser dans mes veines. Une chaleur langoureuse s'est faufilée dans mon ventre et mes oreilles se sont mises à bourdonner alors que je me perdais dans son regard aux reflets irisés.
— Allons-y, alors, ai-je murmuré, arrêtons de combattre.
Puis, ne perdant pas une seconde de plus, j'ai plongé sur sa bouche.
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