Chapitre 21 - La conversation
— Tu ne poses pas la bonne question, Alya.
J'ai immédiatement levé les yeux au ciel. Je m'en fichais éperdument de poser la question qui lui plaisait ou non. C'était ma question, celle dont je voulais plus que tout connaître la réponse. Aussi, je n'ai pas hésité à lui dire :
— J'en ai rien à faire.
Neven a souri puis s'est mis à jouer avec la nourriture dans son assiette.
— Pourtant c'est important...
Cette fois, j'ai soupiré bruyamment. Son petit jeu avait le mérite de m'agacer très intensément. Serrant les poings, j'ai répété en articulant chaque syllabe :
— J'ai dit que j'en avais rien à faire.
Neven a pincé les lèvres puis il s'est tourné vers la fenêtre qui donnait directement sur Silverwood. Enfin, sur ce qu'on pouvait discerner de Silverwood derrière l'immense tournesol qui trônait sur le rebord.
— La vraie question, Alya, c'est « qui sont les sorciers de la nuit ».
Je me suis arrêtée de respirer. Était-ce sa réponse ? Devant son regard pénétrant – qu'il avait de nouveau dirigé dans ma direction – j'en ai conclu que oui. Neven était un sorcier de la nuit, et apparemment, il pensait que c'était mon cas également. C'était étrange.
Pourquoi aurait-ce été le cas ? Ma famille ne m'avait jamais parlé de ce terme, c'était comme qui dirait un mot inexistant de notre vocabulaire. Pourtant, j'étais persuadée que si ma mère s'était imaginée, ne serait-ce qu'une seconde, que ce sujet me concernait, elle m'aurait renseignée. Certes, elle me racontait peu de choses sur la magie, mais je savais ce qu'était un éveil : Elena Clarke devait s'assurer que sa progéniture saurait comment réagir face à l'arrivée de ses pouvoirs.
Nous étions formés au mieux, Nathan, Juliette et moi. Aussi, je doutais que s'il y avait vraiment eu une chance que je sois « sorcière de la nuit », ma mère ait étrangement oublié de l'évoquer. Non, c'était impossible, je n'y croyais pas.
Cependant, la curiosité me tiraillait l'esprit et j'ai fini par demander :
— Bon, du coup, c'est quoi, « un sorcier de la nuit » ?
Neven a hoché la tête après une courte pause, sorte de signe d'approbation à mon obéissance qui m'a fortement agacée. Je ne faisais pas ça pour lui faire plaisir, j'avais juste vraiment besoin de comprendre ce qui m'arrivait, ce qui nous arrivait.
— Dans le monde, Alya, il existe deux types de sorcellerie : la première est celle de la vie, la plus répandue. La deuxième, celle de la nuit.
— Pourquoi la magie de la vie serait plus répandue ?
— Question de compatibilité avec les humains : les sorciers de la vie pratiquent une magie solaire et positive. Une magie plutôt inoffensive qui, même révélée, apparaît comme salvatrice pour les humains.
J'ai froncé les sourcils. En effet, la magie des membres de ma famille était « positive », mais je n'aurais pas dit « inoffensive ». Neven n'avait jamais vu ma mère se mettre en colère ! Le fait de pouvoir contrôler les corps était loin d'être amusant et ça avait le mérite, parfois, de m'effrayer. Je n'ai cependant rien dit, l'ai laissé continuer, ayant trop soif des connaissances qu'il était prêt à m'apporter.
— Les sorciers de la nuit pratiquent une magie plus... sombre, comme son nom l'indique.
Neven s'est tu et je me suis mordillé la lèvre. Qu'est-ce que ça signifiait ?
— Sombre ? Tu veux dire quoi par là ?
Les épaules du garçon se sont tendues et son regard s'est obscurci, plongeant dans le mien avec son intensité caractéristique qui me donnait l'impression de fondre sur place.
— Alya, promets-moi d'écouter jusqu'au bout et de ne pas juger par rapport à tes principes ou à ce qu'on t'a enseigné dans la vie.
Le doute s'est subitement insinué dans mes veines.
— C'est-à-dire ? Pourquoi tu me demandes ça ?
Neven n'a pas cillé.
— Promets-le-moi.
J'ai hésité, regardé autour de moi, pesé le pour et le contre. Cette phrase n'augurait rien de bon et je n'étais plus si sûre de vouloir entendre la suite. Toutefois... j'en avais besoin, ne serait-ce que pour contrôler cette attraction qui me poussait toujours dans ses bras. Finalement, j'ai soupiré.
— Très bien, je te le promets.
— Parfait, (Neven s'est étiré avec son élégance féline avant de poursuivre :) les sorciers de la nuit maîtrisent trois pouvoirs, trois disciplines majeures, disons.
J'ai hoché la tête pour faire signe que je comprenais : jusqu'ici, rien d'étonnant. C'était un peu la même chose chez les sorciers de la vie. Voyant mon regard assuré, Neven a repris d'un ton grave.
— Mais c'est différent de ce que tu connais. Quand les sorciers de la vie font fleurir, quand ils guérissent et manipulent les énergies de la vie, la communauté de la nuit, elle...
Il s'est encore arrêté de parler et j'ai cru que j'allais le frapper.
— « Elle » quoi ? Tu peux arrêter de prendre des pincettes s'il te plaît ? J'en ai marre d'attendre.
Mon cœur battait la chamade tant l'impatience était poussée à son comble dans mon organisme. Neven a enfin compris que je ne prendrais pas mes jambes à mon coup et, après avoir expiré profondément, il a sorti d'une traite :
— Elle détruit. Ce sont deux forces opposées. Il fut un temps d'ailleurs où l'on appelait cette espèce « les sorciers de la mort ». Ils sont liés à elle, ils permettent l'équilibre fragile entre lumière et obscurité.
Ses paroles ont fait écho en moi. « Détruire », voilà un mot bien négatif. Un mot qu'on nous apprenait à détester. La vie était synonyme de beauté et de création, c'était sur ça que nous nous concentrions tous, surtout ma famille, qui en tirait son énergie.
Cependant, contrairement à ce à quoi s'était attendu le garçon en face, je n'ai pas paniqué. Peut-être parce que je ne me sentais pas concernée ? En vérité, je n'en savais rien, je suivais cette conversation de loin, comme si je n'étais qu'une spectatrice, témoin passif de la scène. J'avais été éloignée de toute magie, de tout discours surnaturel si longtemps que je n'arrivais pas à imaginer que je puisse enfin y prendre part.
Néanmoins, les questions demeuraient, elles, vives dans mon esprit. Si bien que je n'ai pas eu de mal à les poser, bien qu'ayant l'impression que ce soit par simple curiosité et non pas par intérêt personnel :
— La nuit chez Cameron Lee, tu m'as parlé de rituels, tu m'as parlé d'étapes et surtout, tu m'as fait oublier tout ça... Est-ce que ça fait partie des trois pouvoirs des sorciers de la nuit ? L'oubli ? La destruction de la mémoire ?
Une lueur d'amusement a brillé dans les yeux de Neven.
— C'est que tu fais attention à tous les détails, toi...
— Toujours, ai-je répondu du tac au tac.
Le garçon a souri avant de s'enfoncer dans sa chaise, faisant craquer ses articulations.
— On va procéder dans l'ordre. D'abord, les trois étapes (il a mimé le chiffre en levant ses doigts) : elles représentent les trois pouvoirs qui vont s'ouvrir à toi. Le premier, c'est celui de la destruction. Tu l'as révélé ce soir-là, à la fête, et c'est ce qui m'a confirmé ta vraie nature.
Ma poitrine s'est serrée. Je me rappelais très bien du gobelet à présent, des sensations qui m'avaient assaillies sur le moment. Même si je voulais croire que ce qu'il racontait ne me concernait pas, mon intuition me criait qu'il disait juste. Soudain, un nouveau souvenir a surgi derrière mes paupières. Un souvenir récent, qui n'avait pas plus de quelques heures.
— La tasse ! C'est moi qui l'ai brisée ! C'était mon pouvoir de destruction.
Neven a pincé les lèvres avant de hocher lentement la tête pour me donner raison. L'incompréhension m'a envahie.
— Mais alors... pourquoi tu m'as menti ? Pourquoi m'effacer la mémoire si c'était pour tout me révéler quelques semaines plus tard ? Ça n'a aucun sens !
— J'ai plusieurs raisons, Alya. D'abord, j'ai dû enquêter sur ta famille pour savoir s'ils côtoyaient des sorciers de la nuit afin de pouvoir mettre en place les rituels de protection.
J'ai serré les poings : il avait perdu un temps monstre. S'il s'était contenté de me poser la question, au lieu de jouer avec mon cerveau, il aurait su que mes parents ne connaissaient même pas leur existence !
J'ai tout de même demandé, d'un ton lourd de reproches :
— Et alors ?
— Alors, non. Ils n'en connaissent pas.
— Sans blague ?
J'ai levé les yeux au ciel. Neven s'est soudain penché sur la table, vissant son regard au mien.
— Pour ma défense, je n'étais même pas complètement sûr que tu fasses partie de la communauté de la nuit !
— Mais tu as dit toi-même que j'avais révélé mes pouvoirs chez les Lee !
— Oui, mais il n'y avait rien qui collait. Je t'ai dit que c'était une espèce rare : tout le monde aurait dû t'attendre, tout le monde aurait dû être préparé. Or, personne ne l'était. J'ai douté. J'en suis venu à penser que je m'étais imaginé tout ce qui s'était passé cette soirée-là.
Ç'a été à mon tour de me rapprocher, posant mon menton dans mes mains.
— Tu dis ça, pourtant je me souviens très bien que dès le lendemain, tu as échangé de place avec Cameron pour t'asseoir à côté de moi. Et à partir de là, tu n'as pas arrêté de me fixer, tout le temps. C'était flippant. Et c'était pas du tout le genre de réaction de quelqu'un qui pense s'être trompé !
— Je t'avais à l'œil, j'étais bien obligé.
— Pourquoi ça ?
Neven m'a adressé une expression qui semblait dire : « c'est évident, parbleu », j'ai haussé un sourcil.
— Notre contact, Alya. Nous sommes reliés, les deux faces d'une même pièce. Nous tirons notre pouvoir de la même source. D'un point de vue magique, nous ne faisons qu'un.
Ses mots ont résonné dans la pièce. Ils ont caressé mes oreilles et chanté leur mélodie unique dans ma tête, dans un air entêtant qui m'a effrayée.
— Comment ça, « nous ne faisons qu'un » ?
Neven a eu un petit sourire penaud.
— Nous sommes connectés, des sortes d'âmes sœurs. On appelle ça des Adelphes.
Soudain, l'air m'a manqué.
— Âmes sœurs ?
C'était quoi ce bordel ? D'un point de vue drame romantique, le terme avait tout pour plaire, mais d'un point de vue liberté des sentiments et des agissements, ça avait un côté légèrement contraignant. Dans le genre « prison magique ».
— Oui, Alya. Depuis le jour où nous nous sommes touchés pour la première fois, nos pouvoirs se sont liés.
L'angoisse a parcouru ma peau, y laissant une trainée de frissons.
— Et on fait comment pour les délier ? ai-je demandé d'une toute petite voix.
— On ne peut pas. C'est pour la vie.
S'il y avait bien quelque chose que je détestais, c'était l'idée d'être emprisonnée, de ne pas être maîtresse de mon avenir. Et la phrase « c'est pour la vie » était le parfait exemple de ce qui me faisait perdre pied.
La panique a pris le pas sur ma raison et je me suis mise à parler avant de réfléchir :
— Tu dis ça en te référant aux sorciers de la nuit. Mais rappelle-toi que je n'en suis pas une !
— Ça ne saurait tarder. Ton pouvoir de destruction s'est déjà manifesté deux fois. Dans très peu de temps, les autres suivront.
Mon cœur s'est mis à battre à tout rompre en entendant ça. J'ai serré les poings.
— Même si c'était vrai, ce n'est pas encore le cas. Je... je n'ai pas terminé mon éveil. Alors il doit bien avoir un moyen de revenir en arrière, non ?
— Non.
Mon souffle s'est coupé et ma tête s'est mise à tourner.
— Tu veux dire que chaque fois qu'on s'approchera l'un de l'autre, chaque fois qu'on se touchera, on ne pourra pas s'empêcher de se sauter dessus ?
Ma voix était montée de deux octaves et je sentais le sang battre dans mes tempes.
— Quand tu auras fini ton éveil, ce sera plus gérable mais cette attraction qui nous attire l'un à l'autre ne sera jamais vraiment contrôlable.
— Alors il faut s'éviter. Tu dois partir, ai-je lancé, catégorique.
Neven s'est passé la main dans les cheveux, dans un geste presque rageur.
— Ça ne marche pas comme ça. Maintenant que nos pouvoirs se sont connectés, on ne peut plus vivre l'un sans l'autre. Nous séparer serait très affaiblissant voire dangereux pour notre santé.
C'était beaucoup à accepter et je n'étais pas sûre d'y arriver un jour. Deux mois auparavant, je vivais ma meilleure vie – si on oubliait le fait que je regrettais amèrement mon éveil tardif – et voilà qu'aujourd'hui, je me retrouvais mariée magiquement à un garçon que je connaissais à peine et qui avait tendance à s'entourer de filles pour des raisons encore inconnues.
On aurait pu se croire dans un roman d'Urban Fantasy, l'héroïne badass et stylée en moins. J'ai plongé ma tête entre mes mains, laissant le silence s'installer entre nous. Neven m'a laissée réfléchir tranquillement, prenant soin de m'offrir un espace dont j'avais cruellement besoin après ces révélations.
Il m'a fallu je ne sais pas combien de temps pour concevoir que j'étais sûrement liée à vie à ce type. J'ai dû prendre encore une multitude de minutes pour réaliser que, s'il avait raison, la source de mon énergie, mes capacités seraient mortelles, contrairement à toute ma famille et c'est là que le sujet des trois pouvoirs et des rituels m'est enfin revenu en mémoire.
Prenant sur moi pour ne pas péter un câble au sujet des âmes-sœurs, j'ai décidé de me renseigner sur la totalité de notre propos, histoire de ne pas être encore plus surprise que je ne l'étais déjà :
— Tu m'as parlé de trois étapes, tout à l'heure. Je sais que j'ai passé la première, quelles sont les deux autres ? Et c'est quoi le problème avec les rituels ?
Neven s'est redressé d'un coup, les traits tirés par l'étonnement.
— Dis donc, pour une gamine, t'encaisses vite.
— Je te signale que t'as seulement un an de plus que moi.
— Ça fait toute la différence, (a-t-il rétorqué en me tapotant la tête comme si j'étais une enfant, heureusement, il ne s'est pas étendu plus longtemps sur la question). Sinon, pour ce qui est des rituels, ils sont primordiaux.
— Pourquoi ça ?
— Contrairement aux sorciers de la vie, qui ont une énergie moins brute, plus douce, ton corps ne peut pas supporter le poids de l'arrivée d'une magie si intense d'un coup. Il lui faut plusieurs semaines, voire plusieurs mois selon la puissance. Pendant ce laps de temps, ton corps et ton pouvoir apprennent à vivre en cohabitation et tu es vulnérable. Incapable de te défendre, tu attires des personnes mal intentionnées car...
Il a soudain cessé de parler et j'ai répété, pendue à ses lèvres :
— « Car » ?
— Tant que ta magie n'a pas pleinement pris possession de ton enveloppe charnelle, on peut te la dérober.
De mieux en mieux. J'ai enfoncé mes ongles dans mon épaisse chevelure, la peur enserrant ma poitrine. C'était une catastrophe.
— Et comment on fait ces rituels ? Comment on me protège ?
— C'est là que se pose le problème : je ne sais pas très bien.
— Comment ça, tu ne sais pas ? Tu l'as vécu ! Tu devrais être le mieux informé sur la situation ! ai-je explosé.
Neven a baissé les yeux sur ses doigts emmêlés.
— Ce n'est pas si simple. Il faut être plusieurs, connaître des incantations spéciales et ancestrales. Il n'y a que peu de personnes dans ce monde qui les ont en leur possession. C'est pour ça qu'en général, la naissance d'une sorcière de la nuit ne passe pas inaperçue. Elle doit être préparée...
— Génial, donc, si je récapitule, je suis en train de muter en une espèce hyper rare que personne ne connaît, il faut me protéger pour éviter que des méchants viennent me voler mes pouvoirs mais il n'y a personne dans le coin capable de pratiquer les rituels nécessaires, je suis enchaînée magiquement à toi et en plus, j'ai des pouvoirs de destruction et... ?
C'est là que je me suis rendu compte qu'il me manquait encore un point essentiel. J'ai croisé les bras.
— C'est vrai ça, quelles sont les prochaines étapes ? Quels pouvoirs je vais développer, si je suis une sorcière de la nuit ?
Neven a planté son regard dans le mien, ses pupilles se sont brusquement dilatées, révélant deux puits sans fond inquiétants qui appelaient à se jeter dans le vide, dans les ténèbres. Il a ouvert la bouche et les mots qui se sont faufilés hors de ses lèvres m'ont frappée aussi fort que si quelqu'un m'avait poussée au bord d'une falaise :
— La deuxième étape sera la révélation de la magie du feu et la troisième... (il a fait une courte pause avant d'ajouter d'une voix grave), ce sera l'acquisition de ton dernier pouvoir : celui de la mort.
Je suis tombée dans le précipice, l'obscurité acide de la peur m'engloutissant dans les tréfonds de son âme.
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