Chapitre 19 - L'épisode culinaire
— J'ai besoin d'un couteau par ici !
La voix de Neven a percé le brouillard de vapeur qui envahissait la pièce. Sans même regarder, je lui ai tendu l'ustensile en continuant de presser les tomates.
— Il arrive !
La lame est passée d'une main à l'autre sans que jamais nous nous touchions et nous avons continué notre travail tandis qu'une douce odeur de nourriture commençait à nous chatouiller les narines. Nous étions en pleine concoction de pâtes sauce bolognaise maison.
Neven s'occupait de la viande, moi des légumes tandis que les pâtes reposaient dans la casserole, posée sur le feu. Il faisait à présent une chaleur torride dans la cuisine mais ni moi, ni Neven n'avions eu le courage d'aller jusqu'à la fenêtre pour aérer et nous progressions dans cette atmosphère brumeuse.
Ma douleur au bras s'était calmée et le bandage restait immaculé, me rassurant sur l'état de ma blessure. Il était à peine vingt et une heures et je ne redoutais pas le retour de ma famille, qui devait rappliquer après minuit.
J'étais donc parfaitement calme, sereine, et mon camarade d'exposé semblait partager ma douce humeur. Il chantonnait un air de Coldplay de sa voix profonde et je ne pouvais m'empêcher de penser que même son timbre était beau. J'aurais aimé être aussi callée que lui en tout. Ce garçon approchait la perfection de près.
Si seulement il ne s'était pas comporté comme un parfait idiot à la fête de Cameron Lee ! J'aurais vraiment pu l'apprécier. Enfin, plus que maintenant, quoi.
— Je peux avoir l'huile d'olives ?
— Oui, oui !
Neven m'a tendu la bouteille en me décochant un magnifique sourire. J'en suis restée bouche bée. Il fallait que je l'inscrive dans une agence de mannequinat. Et que je prenne la place de sa manageuse tout de suite. Je sentais l'aubaine à plein nez.
— Bon, tu la prends, oui ou non ?
J'ai cligné des yeux avant de me remettre en mouvements, sentant mes joues s'empourprer. J'ai baissé d'un coup la tête faisant mine de me concentrer sur la bouteille. Je l'ai saisie en le remerciant dans un marmonnement et me suis à nouveau focalisée sur ma purée de tomates.
Non mais quelle groupie je faisais, à m'émouvoir devant le moindre de ses sourires ! Qu'est-ce qui m'arrivait ? Je suis sûre que c'était à cause de l'ennui de ne pas avoir fait mon éveil : il arrivait tant de trucs dans cette maison qui ne me concernaient pas que la frustration me tenaillait le cœur, jouant avec mes sentiments.
— Bah alors, on est intimidée ? a soufflé une voix au creux de mon oreille.
Évidemment, j'ai sursauté. Neven a eu un rire moqueur et quand j'ai tourné la tête, j'ai pu le voir, à seulement quelques centimètres de ma joue. J'ai froncé les sourcils.
— Arrête de faire ça.
— Faire quoi ?
Son ton était parfaitement innocent mais ses yeux exprimaient une dose non négligeable de malice. Je me suis mordu la lèvre.
— Tu sais ! Te rapprocher de moi sans prévenir. T'es trop silencieux comme mec.
Le sourire de Neven s'est élargi et il n'a pas bougé d'un pouce, restant dangereusement près de moi et du contact entre nos deux peaux. J'ai retenu mon souffle.
— Pourquoi ça te dérange ?
Sa voix était aussi douce que du velours, aussi onctueuse que de la crème et aussi caressante qu'une brise d'été au bord de la mer. Pourtant, j'ai tenu bon. Je ne pouvais clairement pas fondre. Je l'avais déjà fait tout à l'heure et j'avais encore le goût mentholé de ses lèvres sur la langue. C'était amplement suffisant.
Carrant les épaules, j'ai fini par rétorquer :
— Ça me dérange parce que c'est ce que font tous les tueurs en série dans les films d'horreur. Sincèrement, j'ai un peu la flemme de finir démembrée au fond de la cave de ton château.
Pendant une seconde, le garçon est resté interdit. Puis son visage a changé du tout au tout et il a éclaté de rire, attrapant le comptoir pour s'y appuyer. J'aurais pu me sentir victorieuse de ce petit échange... Si son bras ne m'avait pas enfermée dans son étreinte.
Hélas, c'était le cas et mon cœur, depuis lors, s'était mis à danser la polka dans ma poitrine. Si seulement j'avais pu me contrôler ! Rester neutre en toute circonstance et ne pas réagir à l'approche d'un garçon magnifique. Malheureusement, mes relations avec la gente masculine – autre que familiale – étaient très limitées et une partie de moi ne pouvait ralentir l'excitation qui inondait mes veines face à cette nouvelle proximité.
— Je ne suis pas un psychopathe, Alya.
Neven m'a soudain ramenée à la réalité. J'ai osé lever les yeux pour croiser son regard argenté. Mon ventre s'est mis à crépiter comme si je venais d'avaler des étincelles. L'espace d'une seconde, une sensation familière m'a assaillie, cette attirance sucrée qui me reliait au garçon et qui me poussait à chercher son toucher.
Elle a glissé sur ma peau, empli ma poitrine, troublé mon esprit, comme une vague de lave en fusion qui me criait de ne pas réfléchir, d'agir. Mes poils se sont hérissés, ma peau m'a brûlée et mes yeux se sont aveuglés face à l'intensité du regard de Neven Arsher.
Cependant, il ne me touchait pas encore et ma conscience a réussi à se frayer un chemin dans mon cerveau, me hurlant de repousser la frénésie qui m'engloutissait et de rester concentrée sur le moment présent. Alors, j'ai fermé les yeux. Le charme s'est instantanément rompu.
L'eau des pâtes s'est mise à bourdonner, le parfum ensoleillé des tomates a embaumé la pièce et le poids de la bouteille d'huile d'olives s'est soudain rappelé à ma main. Désorientée, mes doigts se sont desserrés et horrifiée, j'ai senti le verre glisser sans que je puisse le retenir.
J'ai aspiré une grande goulée d'air tandis que je lâchais prise et baissé brusquement la tête pour regarder le flacon s'évader de ma poigne ramollie. Pendant une seconde, il a plongé dans le vide, fonçant droit vers le sol, prêt à exploser, puis un mouvement flou a traversé mon champ de vision. J'ai froncé les sourcils quand la main de Neven est apparue, agrippant le goulot.
J'ai glapi de surprise.
— Mais... qu'est-ce que...
Je me suis redressée vivement, Neven m'observait avec attention, comme s'il essayait de lire dans mes pensées. Une sensation d'intrusion a fait irruption dans ma poitrine et j'ai glissé contre le plan de travail pour me libérer de notre rapprochement et retrouver un peu d'air.
— Dis donc, t'es pas douée, toi, m'a taquiné Neven.
J'ai serré les poings, interdite. Pourquoi fallait-il que je sois envoûtée par lui ? Ça m'énervait. Pire : ça m'handicapait ! J'étais esclave de mes phéromones, incapable d'échapper au désir qu'il éveillait en moi. Au-delà de la gêne que cela m'apportait, ça me mettait également dans des situations dangereuses. La preuve : j'avais failli périr dans un accident de voiture le mois dernier et je m'étais fait une entaille sur toute la longueur de mon avant-bras pas plus tard qu'aujourd'hui.
— Neven... Pourquoi...
Je n'ai pas eu le temps de terminer ma phrase : l'eau des pâtes s'est soudain mise à déborder de la casserole, crapahutant sur les flammes et me coupant la parole.
— Merde !
Neven m'a repris son attention pour la focaliser sur le plat que nous préparions et j'ai laissé faire. Ce n'était pas le moment d'en parler. Ce serait beaucoup plus facile lors de dîner, quand il n'y aurait aucune distraction qui pourrait lui permettre d'éviter le sujet.
Serrant les poings, j'ai donc pris mon mal en patience et me suis remise à écraser les tomates. Nous avions encore le temps pour parler, nous avions quatre heures pour ça, et je comptais bien en profiter.
La préparation du plat s'est révélée pour le moins plaisante. Après l'épisode étrange de la chute de la bouteille d'huile d'olives, on a retrouvé notre humeur joyeuse, cuisiné en sifflotant et en se déhanchant. Le temps est passé à une vitesse effrayante filant entre mes doigts comme du sable fin.
Nous avons dressé la table et servi les assiettes. Puis nous nous sommes assis face à face, prêts à nous jeter sur la nourriture. La première bouchée a eu raison de toute ma pudeur : j'ai poussé un soupir de pure extase. J'adorais les pâtes, toutes les pâtes, n'importe quelles pâtes. Mais encore plus celles maison.
— C'est marrant...
J'ai relevé le menton pour découvrir le regard attentif de Neven posé sur moi.
— Quoi ?
Il m'a décoché un clin d'œil et j'ai compris que je n'aurais jamais dû poser la question.
— T'as fait à peu près le même soupir quand je t'ai embrassée tout à l'heure. Je me demande comment tu réagis quand tu es...
— La ferme.
La gêne m'est tombée sur les épaules, de son poids lourd et chaud tandis que Neven m'adressait une expression amusée.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Je me posais juste la question...
— Eh bien garde la pour toi la prochaine fois, ai-je sifflé entre mes dents.
Neven a repris son insupportable air innocent.
— Je ne vois pas pourquoi... Vu la façon dont tu te jettes tout le temps sur moi, il est clair que tu voudrais aussi savoir quel soupir sortirait de tes lèvres si...
— Je t'ai dit de la fermer ! ai-je soudain hurlé, frappant si fort la table que les verres ont tremblé.
Neven ne s'est pourtant pas départi de son calme habituel, comme s'il n'était pas étonné par ma réaction, comme s'il me connaissait et prévoyait chacun de mes gestes avant même que je les esquisse. C'était insupportable.
Devant mon air furibond, il s'est accoudé au buffet et s'est rapproché dans un mouvement d'une élégance féline. Son regard incandescent me transperçant de toute part.
— Avoue, Alya. Avoue que tu aimerais me toucher, tu aimerais sentir mes lèvres sur les tiennes, sentir mes mains sur ton corps, sentir...
Je me suis levée d'un bond, le fusillant avec mes yeux.
— Non ! Non je ne veux pas de tout ça ! Et tu sais pourquoi ? Parce que le simple fait d'avoir parlé avec toi dans ta voiture m'a valu la réputation de traînée dans toute l'école ! Jamais, au cours de toute ma scolarité, je ne m'étais fait remarquer à Ryneshire. Et toi t'arrives et tu fous tout en l'air en une soirée !
Neven s'est soudain affaissé sur sa chaise, pinçant les lèvres.
— Non, ce n'est pas...
— Laisse-moi finir ! Non seulement tu me traînes dans la boue, mais en plus tu couches à droite à gauche, dragues n'importe quelle fille qui s'approche de toi à moins de cent mètres et invites n'importe qui dans ta maison. Alors non. Je n'ai pas envie d'être l'une de plus sur ton compteur de chasse, encore moins celle qui se prend toutes les insultes simplement parce que je suis une fille et toi un mec.
Je me suis tue, la respiration haletante, le sang battant dans mes tempes et le cœur affolé. Mais je me sentais étrangement mieux. C'était enfin sorti. Tout ce que je retenais depuis la soirée chez Cameron Lee, toute cette injustice qui m'avait assaillie le lendemain, quand j'avais récolté les critiques et lui les applaudissements.
Le silence s'est étendu dans la cuisine, nous emprisonnant. Il m'a apaisée et énervée en même temps. Pas un instant, je n'ai quitté Neven du regard, je l'ai défié, refusant de perdre face à lui. Il était en tort sur toute la ligne et il méritait mon accès de colère. Je n'avais aucun doute là-dessus. Enfin, après ce qui m'a paru une éternité, il a murmuré :
— Ce n'est pas ce que tu croies.
J'ai haussé un sourcil, une expression méprisante plaquée sur le visage.
— Je te gronde pendant cinq minutes sans discontinuer et c'est tout ce que tu trouves à dire ?
Neven s'est passé la main dans les cheveux, ne se décourageant pas.
— Je ne couche pas avec ces filles. Avec aucune d'entre elles.
— Mais qu'est-ce que tu dis ? Elles racontent toutes tes exploits au lit, postent des photos de ta chambre et te lancent des regards langoureux. T'es devenu la proie de toutes les filles du lycée et tu veux me faire croire que cette histoire n'est qu'un tissu de mensonges ? À d'autres !
— Je te promets, Alya, je n'ai couché avec aucune d'entre elles. C'est juste... compliqué...
Intriguée, j'ai doucement attrapé ma chaise pour me rasseoir. Je doutais fortement de la fiabilité de ses propos mais la curiosité me poussait à l'écouter jusqu'au bout. Qu'était-il prêt à inventer pour me mettre dans son lit ? Telle était la question.
Neven a contracté les épaules et son regard s'est posé sur son assiette, alors que sa fourchette triturait les pâtes. Il semblait déstabilisé, une première ! Mais je n'allais certainement pas m'attendrir pour si peu.
— Qu'est-ce qui est compliqué, Arsher ?
Un sourire a traversé son regard en entendant son nom de famille glisser hors de mes lèvres mais il n'a pas fait de remarque. Il s'est contenté de répondre, pesant chacun de ses mots :
— J'invite bien ces filles chez moi, mais il ne se passe rien de... sexuel.
— Sérieux ? Et pourquoi tu ramènerais des personnes dans ta chambre si ce n'est pour coucher avec elles ?
Ce qu'il disait n'avait aucun sens et je n'hésitais pas à le lui faire remarquer.
— C'est tout simplement que je ne... peux pas coucher avec elles.
Alors là, c'était de mieux en mieux. Jamais je n'aurais été capable de prédire le tournant surréaliste de cette conversation.
— Oh... Tu as des problèmes d'érection dont tu voudrais me faire part, très cher Neven ? ai-je demandé d'un ton doucereux.
Cette fois, Neven a souri.
— J'aimerais bien. Le truc, c'est qu'il n'y a plus qu'une personne avec qui je veux coucher depuis la rentrée.
J'ai croisé les bras derrière ma tête.
— Laisse-moi deviner, Lily ? Oups, non, celle-là, tu l'as déjà eue... Qui d'autre ?
Je parlais crûment pour souligner combien son comportement était inadmissible et irrespectueux. Sauf que je ne m'attendais pas à la réponse.
— Non, Alya. Je ne veux pas coucher avec Lily. Je veux coucher avec toi. Rien qu'avec toi. Et tu sais pourquoi.
À cet instant, si nous avions été au beau milieu de Tom et Jerry, mon menton aurait cogné le sol tant la surprise m'a frappée de plein fouet.
— Moi ? ai-je répété bêtement en me pointant du doigt, comme s'il pouvait parler à quelqu'un d'autre.
Les yeux du garçon ont recommencé à lancer des éclairs argentés et ses pupilles se sont dilatées.
— Oui, Alya Clarke, toi.
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