Chapitre 13 - Des mots dans le vide
— Alya ? Qu'est-ce que tu fais par terre ? Ça va ?
La voix de ma mère a résonné dans l'habitacle. Pendant un instant, je n'ai pas compris qu'elle s'adressait à moi. J'avais l'impression d'avoir coincé ma tête dans le bocal d'un poisson et de voir le monde à travers une vitre teintée. Les sons étaient flous et les silhouettes informes.
Je n'entendais plus que les battements effrénés de mon cœur qui serraient ma gorge et assourdissaient mes tympans.
Cependant, deux bras se sont posés sur mes épaules et on a répété :
— Alya ?
J'ai cligné des yeux. Le bourdonnement dans mes tempes s'est arrêté, mon souffle s'est stabilisé et, comme si je sortais de l'eau, le visage de ma mère est soudain devenu très net, en face de moi.
— Maman ?
— Oui, Alya, c'est moi. Qu'est-ce qui t'arrive ?
J'ai regardé au-dessus, mon père et Juliette étaient regroupés dans l'entrée et m'observaient avec des expressions effrayées. Seule ma mère avait eu le cran de s'approcher pour m'aider.
C'est là que j'ai réalisé où nous étions et l'état dans lequel je me trouvais. L'espace d'une minute, l'adrénaline m'avait engloutie et j'avais perdu toute notion de la réalité.
Luttant contre ses picotements qui demeuraient blottis au creux de mon estomac, j'ai pris une profonde inspiration avant de répondre d'une voix tremblante :
— Il y avait quelqu'un...
— Où ça ? s'est enquis mon père.
Je me suis mordu la lèvre. Je ne savais pas très bien quoi dire face à cette question : je n'étais pas sûre. J'ai préféré rester vague, expliquer ce que j'avais éprouvé sans chercher à faire des conclusions hâtives :
— Quelqu'un dans la forêt. J'ai ralenti l'allure et au moment où Juliette s'est éloignée, j'ai entendu des pas. J'ai pas bien compris, mais j'ai eu l'impression qu'on voulait s'approcher de moi sans que je m'en aperçoive. Ça m'a fait peur, du coup je me suis mise à courir et là, quelqu'un m'a poursuivie jusqu'à la maison. Je l'ai entendu. C'est pour ça que...
Je n'ai pas eu le temps d'en dire plus : mon corps s'est brusquement levé sans que je puisse le contrôler et je me suis déplacée comme un automate derrière mon père et Juliette. Ensuite, ma mère s'est redressée et, sans attendre, elle a ouvert la porte en grand en hurlant :
— Est-ce qu'il y a quelqu'un ?
Elena Clarke n'était pas une femme qui se laissait impressionner. Elle était courageuse, déterminée et puissante. J'avais ouïe dire, dans le peu de conversations que j'avais pu intercepter sur la magie, qu'elle était une des plus grandes sorcières de la vie de ce siècle et que beaucoup voulaient la rencontrer pour lui demander conseil ou pour bénéficier de son pouvoir de guérison.
Aujourd'hui me donnait la preuve que le monde avait raison la concernant : elle ne se laissait pas effrayer. C'était elle qui se campait dans l'entrée, les muscles tendus, les poings fermés et le ton menaçant.
Malheureusement, j'avais mis trop de temps à parler et ç'a été le vide de la nuit qui nous a accueilli. Les bruits de la nature ont entonné la douce mélodie des ténèbres et les arbres ont soufflé leur brise étouffante sur notre maison. Les feuilles ont craqué, les hiboux hululé et la lune nous a inondé de son rayon glacial.
Aucune ombre n'a daigné se démarquer de l'obscurité, aucune silhouette ne s'est avancée. Rien. Pourtant, ma mère n'a pas bougé. Lentement, très lentement, elle a articulé :
— Qui que vous soyez, si vous vous approchez une nouvelle fois de ma fille, vous êtes morts.
Puis, sans attendre, elle a claqué violemment la porte et l'a verrouillée à double tour. Nous sommes restés pétrifiés, à la regarder avec un mélange de peur et de fascination. S'il y avait bien une chose que je voulais prendre de ma mère, c'était sa force.
— Bon, ne restez pas plantés là ! On a un dîner à préparer. Les filles, allez vous changer.
On aurait pu poser des questions sur ce qui venait de se passer, mais on savait tous qu'elle n'était pas plus au courant que nous sur la situation. Elle avait joué les dures, mais dans son regard, régnait autant de doutes que dans les nôtres.
Aussi, on a tous hoché la tête en choeur. Mon père s'est immédiatement éclipsé dans la cuisine alors que Juliette fonçait dans les escaliers tout en s'exclamant :
— Prems pour la salle de bains !
J'ai grogné. J'allais la suivre lorsque ma mère m'a arrêtée, attrapant mon poignet. J'ai tourné la tête dans sa direction, surprise, et elle m'a adressé un regard inquiet.
— Tu vas bien, Alya ?
Que dire ? Quelques secondes plus tôt, je m'étais mise à courir comme une dératée dans cette forêt que je connaissais depuis ma naissance. J'avais, pour la première fois depuis toujours, ressenti un danger. Et je ne le comprenais pas moi-même. Une part de moi voulait croire que si j'avais agi de la sorte, c'était pour une raison. Une autre, plus rationnelle, me traitait de folle paranoïaque qui devrait arrêter les films d'horreur au plus vite.
— Euh, je ne sais pas trop, ai-je soufflé.
Ma mère a pincé les lèvres.
— Je suis désolée. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans Silverwood mais je pense que tu n'as pas à t'inquiéter.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
C'était étrange d'aborder mon expérience de cette façon. Pensait-elle aussi que je m'étais fait un film ? Vu sa réaction précédente et les menaces qu'elle avait proférées, j'aurais plutôt cru le contraire.
Ma mère n'a pas laissé planer le doute très longtemps, voyant mon expression désorientée, elle a développé :
— Quand j'ai ouvert la porte, j'ai sondé les lieux. Je ne peux pas t'en dire beaucoup sur la magie des sorcières de la vie tant que tu n'auras pas fait ton éveil, mais en gros, nous pouvons ressentir s'il y a de la vie autour de nous et quel type de vie.
— Et ?
— Et il n'y avait que des animaux dans cette forêt ce soir, Alya.
C'est drôle. J'étais à la fois soulagée et déçue. Cela signifiait que je m'étais complètement fourvoyée. Je l'avais pensé moi-même, mais qu'on me l'affirme rendait la scène d'autant plus ridicule. Cette histoire avec Neven était clairement en train de me faire perdre la tête.
— Donc tu ne me crois pas ? ai-je fini par murmurer.
Ma mère m'a lancé un regard doux et m'a caressé le dos.
— Je crois que tu as effectivement vu quelque chose, mais que ce n'était pas humain. Même si on connaît bien cette forêt, il peut arriver qu'un chien errant ou qu'un renard se balade près du sentier sans qu'on le sache, et comme on n'est pas habitués, ça nous fait peur.
Oui, mais...
— Ce n'était pas le même bruit que ceux que font les animaux, maman. Je le sais : c'était un homme qui courait.
Une nouvelle fois, les yeux de ma mère se sont emplis de compassion et la frustration m'a submergée.
— Ça c'est ce que tu crois. Mais je t'assure, s'il y avait eu quelqu'un à tes trousses, je l'aurais senti. Tu peux me faire confiance sur ce point.
J'aurais aimé pouvoir la contredire, mais elle était si sûre d'elle que je me suis rendu compte que j'étais en train de faire n'importe quoi. Pourquoi m'aurait-on suivie dans cette forêt ? Quel était l'intérêt ? Sérieusement, je débloquais là. Surtout si ma mère, sorcière émérite, m'assurait qu'elle avait sondé tout Silverwood et qu'elle n'avait rien trouvé. Je devais l'écouter.
Mettant de côté la peur qui m'avait assaillie un peu plus tôt, j'ai décidé de me fier à ma lucidité et, après un temps, j'ai acquiescé.
— J'ai dû tomber sur un renard.
— C'est ça, ma belle.
J'ai encore opiné, comme si cela m'aiderait à croire à ce que je disais. Enfin, ma mère m'a serré les épaules pour me tourner vers les escaliers.
— Va te préparer maintenant, je pense que Juliette en aura bientôt fini avec la salle de bains et j'aimerais qu'on ne mange pas trop tard ce soir.
Je l'ai écoutée et ai monté les marches pour rejoindre le premier étage.
La soirée s'est passée sans accrocs. Je me suis douchée, ai mis la table et ensemble, nous avons savouré la merveilleuse tourte aux champignons de ma mère. Plus tard dans la nuit, quand je suis allée me coucher, Juliette m'a posé des questions sur ce que j'avais vu à Sliverwood. Étrangement, j'ai réalisé que mon esprit avait comme effacé mes souvenirs qui ne dataient pourtant que de quelques heures.
Alors j'ai répondu d'une voix atone :
— Rien, j'ai eu peur d'un animal.
Juliette s'est moquée de moi et on s'est couchées. Pourtant, quand la lumière s'est éteinte et que le rideau noir du ciel s'est tiré sur notre chambre, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que c'était bizarre. En fermant les yeux, j'ai tenté de repenser à ce que j'avais vu ou entendu, mais rien n'est venu. Seules restaient mes émotions, ancrées dans mon cœur.
Je savais que j'avais eu peur, je me rappelais la panique qui avait palpité dans ma poitrine. L'ennui, c'est que je ne pouvais plus vraiment l'associer à quoi que ce soit. Après m'être tourné dans tous les sens, avoir emmêlé mes pieds dans la couette et insulté plusieurs fois mon cerveau qui était clairement en train de se moquer de moi, j'ai fini par laisser la fatigue prendre le pas sur ma frustration et décidé de suivre les conseils de ma mère.
C'était un animal que j'avais vu tout à l'heure. Je n'avais pas à m'inquiéter. C'était totalement inutile, une perte de temps. Fermant les yeux, j'ai écouté mon souffle se calmer et accueilli le sommeil à bras ouverts, délaissant mes inquiétudes, les reléguant à l'arrière plan.
J'ai sombré dans les bras de Morphée.
Cette même nuit-là, au milieu de l'obscurité, entre deux cauchemars mouvementés, j'ai rouvert les paupières pour regarder à ma fenêtre. Simple réflexe dû aux picotements qui caressaient ma nuque.
Et, là, même si cela n'a duré qu'une seconde, un instant perdu au milieu de mon rêve, j'ai eu l'impression de voir deux yeux plantés sur moi.
Deux yeux perçant les ténèbres de minuit.
Deux yeux de l'autre côté de la vitre.
Deux yeux dirigés droit dans ma direction.
Deux yeux argentés.
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