Chapitre 1 - L'isolement complet

Comment dire ? Cette soirée, qui aurait dû être calme et agréable, s'est transformée en une tempête monumentale. Après l'exploit qu'avait accompli Juliette, toute la famille s'est préparée et ils sont partis en un temps record pour se rendre au Coven de Ryneshire. Évidemment, ils m'ont laissée derrière, moi qui n'avais pas de pouvoirs.

Je ne m'étais jamais rendue dans cet endroit, bien que j'en aie beaucoup entendu parler. Seuls les êtres touchés par la magie de la vie pouvaient connaître sa position. Je n'en faisais pas partie. En temps normal, Juliette restait avec moi, les soirées où papa, maman et Nathan y allaient. Mais aujourd'hui, elle était la raison de ce remue-ménage. Aujourd'hui et pour la première fois, j'étais toute seule un soir de réunion au Coven.

J'avais le cœur lourd et des inquiétudes plein l'esprit. Mais je ne pouvais rien y faire. Trainant mon corps déprimé au premier étage, je me suis enfermée dans ma chambre et j'ai appelé Kitty, ma meilleure amie. Il lui a fallu au moins dix sonneries pour qu'elle daigne répondre. Enfin, mon écran s'est assombri alors que son visage apparaissait en face.

— Hello beauté ! Qu'est-ce que tu fais de beau ?

Son sourire éclatant m'a fait presque oublier les tracas qui me tourmentaient en ce moment, je dis bien presque. Traçant un sourire factice sur mes lèvres, j'ai répondu :

— Pas grand chose. Juliette a fait une indigestion et toute la famille l'a amenée chez le médecin en urgence. Je suis toute seule à la maison.

Quand on vivait dans un foyer de sorciers, on savait facilement trouver des excuses pour expliquer des situations irrationnelles. Kitty s'est redressée dans son lit, l'air préoccupé.

— Merde, elle va bien ? Tu penses qu'elle pourra faire sa rentrée demain ?

Je n'en avais aucun doute. Elle serait même d'une humeur lumineuse après ce qui venait de se passer.

— Oui, oui. C'est pas grand chose. Tu sais que Nathan a le même genre de problèmes. Une petite piqûre et ils sont comme neufs.

Kitty a semblé se calmer, elle a hoché frénétiquement la tête puis l'a reposée sur son oreiller et son regard s'est troublé.

— N'empêche, ta famille est trop bizarre. Désolée, hein, c'est pas pour te vexer. Mais ils sortent tard le soir, ils ne vont presque jamais en ville et ils ont des tournesols partout dans leur maison.

Ah la la... Ces foutus tournesols... Ils finiraient par avoir ma peau.

— Ouais, t'inquiète, je sais (j'ai ri), ils sont un peu excentriques. Mais c'est ce qui fait leur charme.

— J'avoue.

On a parlé comme ça pendant deux heures. J'ai pris des nouvelles de sa famille et on a imaginé comment se passerait la rentrée, demain. Nous étions toutes les deux quasi certaines de nous retrouver ensemble : la mère de Kitty était documentaliste là bas et depuis que nous étions arrivées au lycée, nous n'avions jamais été séparées.

Enfin, j'ai entendu du bruit en bas et j'ai compris que tout le monde était rentré. J'ai salué mon amie, l'ai remerciée pour m'avoir tenue compagnie et ai filé dans les escaliers pour voir comment ça allait.

Comme je l'avais imaginé, Juliette était rayonnante. Elle avait la même expression qu'une groupie ayant embrassé la célébrité qu'elle adulait depuis toujours. Je suis descendue à pas de loup, pour grappiller le peu d'informations sur la magie qu'ils laisseraient passer avant de me voir, hélas, ils m'ont tout de suite repérée.

— Alya, viens voir ta cousine !

Je me suis manifestée, sautant la dernière marche pour me diriger vers la lumière. Quand je suis arrivée devant eux, j'avais encore plus l'impression d'être à part. Ils dégageaient tous cette drôle d'énergie. Celle qui m'assurait qu'ils avaient utilisé la magie.

C'était étrange, comme une odeur, un mélange de cannelle et de gingembre. Et puis leur peau était éclatante. Le teint hâlé de ma mère, mon père et Nathan devenait presque mat quand celui de Juliette, déjà foncé, semblait briller de mille feux.

J'ai rencontré son regard en amande, ses yeux, d'un vert exceptionnel au vu de ses origines coréennes semblaient ce soir revêtir une couleur émeraude surnaturelle. Il n'y avait aucun doute. Juliette avait fait son éveil.

— C'était comment ? ai-je demandé timidement.

Ma mère a froncé les sourcils.

— Enfin, Ayla, tu sais très bien qu'elle ne peut rien te dire. Tu sauras le jour où ça t'arrivera.

Si seulement ça m'arrivait un jour...

Plus le temps passait plus je commençais à croire que la magie avait sauté ma génération. Et je m'étais renseignée sur le sujet : même si c'était rare quand un enfant naissait de l'union de deux sorciers, il pouvait arriver, sans qu'on explique vraiment pourquoi, qu'une descendance ne soit pas touchée par la magie et grandisse en tant qu'humaine au sein du foyer.

Je redoutais que ce soit mon cas, comme vous l'aurez compris.

— Je sais... pourquoi ai-je essayé ? ai-je grommelé.

Le regard de ma mère s'est radouci. Elle a rassemblé ses longues boucles blondes derrière ses épaules et m'a offert un sourire serein.

— Bon, allez. Tu es prête pour voir quelque chose de vraiment cool ?

Oh non.

— Quoi donc ?

J'ai fait comme si je n'avais pas compris mais ma main s'est cachée derrière mon dos, par réflexe. Quand Nathan avait fait son éveil, il y avait de cela un an, elle m'avait fait le même coup. Sur le moment, j'avais cru que ce serait vraiment chouette. Mais en vérité...

— Venez, allons nous asseoir sur les canapés, s'est excité mon père.

Pensaient-ils sérieusement que j'allais m'extasier pour si peu ? Malgré moi, j'ai suivi le mouvement et j'ai pris place au centre du fauteuil, juste à côté de Juliette. Même si elle pouvait se transformer en monstre d'égoïsme parfois, elle m'a lancé un regard désolé.

L'année dernière, ils lui avaient fait la même chose et elle n'avait pas apprécié l'expérience plus que moi.

— Maintenant Alya, tends ton poignet.

J'ai serré les dents et leur ai obéi, découvrant un carré de peau pâle. Contrairement à eux, j'avais un teint d'albâtre. Des fois, je me disais que c'était la preuve que je n'avais pas de magie en moi : j'étais différente jusque dans mon physique.

Quand papa avait des yeux bleus, des cheveux auburn et une peau bronzée, maman un teint et une chevelure aussi dorés que les blés, les yeux verts que Nathan avait repris et Juliette ses magnifiques mèches châtain, son teint mat et ses yeux extraordinaires, moi je n'avais qu'une peau fade au possible, qui rougissait au soleil, des yeux noirs et des cheveux encore plus noirs.

Les sorciers de la vie étaient aussi appelés les sorciers du jour. Ils tiraient leur pouvoir du soleil, de l'énergie. Mais moi, j'avais toujours été plus liée à la nuit. J'étais une ombre dans cette concentration de lumière.

— Bon, tu es prête ? s'est impatientée ma mère.

J'ai hoché docilement la tête. Juliette a pincé les lèvres. Nathan, qui n'avait jamais été de mon côté du canapé, a tendu le couteau à l'apprentie sorcière avec empressement et elle l'a attrapé entre ses doigts délicats.

— Très bien, tu fais comme au Coven, l'a encouragée mon père.

C'était donc ça, qu'ils avaient fait toute la nuit ?

Juliette a pris un air concentré, oubliant que je n'étais pas un mannequin en plastique qui n'éprouvait aucune sensation, elle a posé la lame sur ma peau et, d'un coup, elle a appuyé. La douleur a éclaté en même temps que le sang s'est mis à couler. Maman a tout de suite placé une serviette en dessous, pour éviter de tâcher le tissu du sofa.

— Vas y Juju, concentre toi, s'est-elle exclamée.

— Ressens l'énergie de la vie, laisses-la te traverser, a complété mon père.

Juliette a inspiré profondément, ses yeux se sont mis à étinceler d'une lueur inhabituelle et je l'ai senti : le courant d'énergie à la cannelle et au gingembre. Ma blessure s'est mise à chauffer et je n'ai pas été étonnée de voir les bords de ma peau se refermer peu à peu. Une minute plus tard, il n'y avait plus aucune trace.

Ma mère a poussé un petit cri de joie et elle s'est mise à applaudir. J'ai levé les yeux au ciel : si j'avais bien compris, ils avaient passé la soirée à faire cet exercice mais il fallait qu'elle en rajoute une couche une fois rentrée.

— Bravo ma chérie ! Tu es rapide, c'est dingue ! Si tu continues à apprendre si vite, tu pourrais envisager de te présenter comme mage de Ryneshire. La prêtresse commence à se faire vieille, le bruit court qu'elle est à la recherche de nouvelles sorcières à former. Et peut-être que...

J'ai ramené mon bras contre ma poitrine et tous les regards ont soudain convergé vers moi. Par réflexe, je me suis recroquevillée sur moi-même.

— Il y a un problème ?

Mon père a détourné les yeux.

— C'est que... tu n'as pas le droit d'assister à cette conversation, Alya, m'a-t-il avoué.

Une boule immense de chagrin a obstrué ma gorge et je me suis extirpée tant bien que mal du sofa. Pour jouer les cobayes, j'étais la bienvenue, mais dès qu'il était question de sujets sérieux, on préférait me virer.

— Ce n'est pas contre toi, mon chaton, a insisté ma mère, pour se donner bonne conscience.

— Je sais, je sais... ai-je réussi à articuler.

Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils ne pouvaient pas ne pas se rendre compte de combien ce traitement était injuste. Je leur ai tourné le dos aussi vite que j'ai pu, pour leur dissimuler mes yeux humides et j'ai monté les marches quatre à quatre en leur souhaitant une bonne nuit.

Quand je suis arrivée dans ma chambre, je me suis effondrée sur mon lit et j'ai attrapé mon oreiller. J'y ai enfoncé ma tête et là, comme une enfant se réveillant d'un énorme cauchemar, je me suis mise à pleurer toutes les larmes de mon corps.

Il n'y avait qu'une humaine, une pitoyable petite humaine pour réagir de façon aussi égoïste.

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