Chapitre 1


An 371, 3e lune, 10e jour.

Nul besoin de les traîner de force à l'église. C'était, tout au long de l'année, l'endroit le plus frais du quartier, et malgré tout, la plupart des convives ruisselaient déjà. Les Dieux avaient bien pensé les choses, la Seine était à deux pas et, pourvu que la cérémonie fût brève, tout le monde irait piquer une tête dans l'eau transparente du fleuve à la première occasion. Il faudrait toutefois patienter, le temps que le soleil meurtrier se planquât derrière les bâtiments.

En attendant, l'activité principale du public consistait à détailler les futurs mariés.

Le jeune homme serrait nerveusement la main de sa compagne. De temps à autre, il jouait à faire gonfler les muscles de son dos, histoire de se mettre un peu plus en valeur. Il avait découvert les joies du body-building en visitant par hasard un magasin de sport, et ne déménageait jamais sans emporter ses bancs et haltères, entassant le tout dans sa voiture, qu'il poussait sur quelques centaines de mètres tandis que sa fiancée était au volant.

La jeune mariée exhibait quant à elle un superbe grain de beauté sur la fesse droite, qui recueillait l'attention de l'assistance, particulièrement les invités masculins.

La courbe de ses hanches était une bénédiction de la nature, et aujourd'hui plus encore, chacun pouvait remercier les Dieux de tant d'harmonie chez un seul être.

Devant eux, le prêtre semblait chercher l'inspiration. Tête baissée, yeux fermés, un ou deux ronflements par moments... l'instant était propice au recueillement. Une goutte de sueur se mit à courir de son aisselle jusqu'au pubis, et il s'ébroua dans un frisson.

— Mes chers enfants, c'est avec une grande émotion que je me trouve devant vous, en cet instant solennel. Nous sommes au cœur d'un édifice bâti par les Dieux, où l'amour est roi. Rappelez-vous, la légende dit qu'ici même, dans cette église, un géant portant une bosse sur le dos aima une vagabonde. Du dernier étage, il jeta d'énormes pierres de l'édifice sur la foule venue lui enlever son aimée, et quand elle mourut, il se coucha à ses côtés et se laissa mourir également. Bon, d'accord, au bout de quelques jours, il alla mourir un peu plus loin, à cause de l'odeur, mais la légende a traversé les âges, qui nous enseigne que l'amour est pur, tout comme la Seine qui coule à deux pas d'ici.

Toutes les femmes clignèrent des yeux pour en chasser l'humidité, tandis que les hommes contemplaient toujours les fesses de la mariée.

— Je voudrais, poursuivit le prêtre, vous rappeler que l'amour est également délivré par les Dieux, et parmi tous, bien évidemment, la Voix, qui a guidé les pas du premier homme et de la première femme sur cette terre. Pour honorer les Dieux, nous allons maintenant chanter un cantique. Gibson va nous rejoindre avec sa guitare. Gibson ?

Le musicien s'avança dans la travée, et, contournant les futurs époux, leur fit face et s'installa sur un tabouret de bar. Après avoir tendu deux ou trois cordes, il s'éclaircit la gorge :

— Vous êtes prêts ? Allez, tous avec moi :

Moi je n'étais rien, et voilà qu'aujourd'hui

Je suis le gardien de sommeil de ses nuits

Je l'aime à mourir...

Malgré la chaleur suffocante, une ferveur s'empara de l'assemblée, et le chant sacré emplit chaque recoin du lieu de culte. À l'avant dernier rang, une vieille femme se laissa tomber dans la poussière. Ses voisins lui portèrent secours, tout en chantant, en sueur :

— Elle a dû faire, toutes les guerres

Pour être aussi forte aujourd'hui...

— Merci, Gibson, fit le maître de cérémonie. Nous allons maintenant citer l'évangile selon Nestor Boyaux, le prophète, qui a donné sa vie pour le rachat de l'humanité, puis est ressuscité d'entre les morts. Avant son sacrifice, il sillonna la ville mythique d'Uzès où il accomplit une grande quantité de miracles. Rappelez-vous qu'il gravit la tour Fenestrelle à mains nues, suivi de ses apôtres, qu'il se jeta du haut du pont du Gard et qu'il en revint sans aucune blessure. Il mit ses apôtres à l'épreuve, et même si la plupart échouèrent, cela les rendit plus forts, comme l'apôtre Marcus, qui parcourut toute la ville durant des jours à la recherche d'une fougasse, et qui finit par rapporter son trophée, les pieds en sang, anobli par sa quête.

Parmi les convives, un petit enfant tira le bras de sa mère et chuchota :

— Dis maman, c'est quoi, une fougasse ?

— Je ne sais pas, Ipod. C'était la nourriture mythique créée par les Dieux pour les prophètes, mais ça n'existe plus de nos jours. Personne n'en n'a jamais mangé.

— Oh, flûte alors, j'aurais bien aimé en goûter !

— Peut-être un jour, quand les Dieux redescendront sur terre, lui répondit sa maman avec un léger sourire. Peut-être un jour...

Gibson laissa filer un dernier accord de guitare, et le silence se fit.

— Lucius ne croyait que ce qu'il voyait, reprit le prêtre. Persuadé que le prophète était parti pour toujours rejoindre les Dieux, il errait de ville en ville, l'âme en peine. Il fit le bien sur son passage, donnant à boire et à manger à un vagabond, soignant une paralytique, et enseignant les us de sa région à une étrangère aux yeux bridés. Mais en lui, tout n'était que désolation. Il fallut que Nestor lui apparût de nouveau et lui ordonnât : Lucius, lève-toi et viens manger une pizza...

— C'est quoi, une pizza ? demanda à nouveau le petit garçon.

— Chuttt !

L'officier du culte poursuivait :

— Pour honorer la mémoire de Nestor Boyaux, nous allons maintenant chanter son hymne : O sole mio. Gibson ?

— Oui... Tous avec moi :

O sole mio

O sole mio...

Quand tout le monde eut bien entonné l'hymne, quelques cordes vocales avaient chauffé au-delà du raisonnable. Le moment que tout le monde espérait était proche.

— Maintenant que nous avons honoré les Dieux, il est temps de vous unir à jamais.. Nous allons accomplir nous aussi un miracle. Mes chers enfants, tournez-vous vers vos amis venus ici assister à votre union, et prononcez le Contrat de Confiance. Darty, mon ami, veux tu prendre Groupama, ici présente, pour épouse ?

— Oui, je le veux.

— Groupama, veux tu prendre Darty, ici présent, pour époux ?

— Oui, je le veux aussi !

— Maintenant, ma chère Groupama, il est temps de prendre dans ta main le zizi de ton compagnon.

Le silence se fit et la température grimpa de quelques degrés. Dans la main de la jeune fille, l'objet prit un volume inhabituel. Le miracle avait, une nouvelle fois, eu lieu. Un long murmure parcourut l'assistance, et quelques applaudissements crépitèrent.

— Mes chers amis, reprit le prêtre, voici le miracle que les Dieux nous ont permis de perpétrer, jour après jour. Louons-les pour ce magnifique cadeau. Pour ma part, il ne me reste plus qu'à bénir nos époux. Où ai-je mis mon goupillon ? Non, Groupama, ce que tu tiens...

Se retournant, il se mit à déplacer une somme d'objets hétéroclites sur l'autel, avant de dénicher son fameux goupillon.

— Mes chers enfants, je vous bénis au nom des Dieux et de la Voix. Groupama, tu peux lâcher ton époux ! Groupama... tu m'entends ? Maintenant, communions. Quelqu'un peut me faire passer les chips et le Coca ? Merci. Je vous invite à venir près de moi recevoir le corps et le sang du prophète.

Une légère bousculade s'ensuivit. Par bonheur, l'enfant de chœur avait plongé les bouteilles depuis le matin dans la Seine, et autant la chip attisait l'appétit et la pépie, autant le verre de Coca fut prisé par l'ensemble des convives.

— Tu ne croques pas la chip ! sermona la mère d'Ipod. Tu dois la laisser fondre sur ta langue.

— Trop tard, ricana l'enfant en faisant crépiter le corps du prophète sous la dent.

La mère haussa les épaules et libéra le passage aux communiants qui s'impatientaient.

Une jeune adolescente aux cheveux bouclés, les seins ronds, le ventre plat, s'approcha du musicien.

— Gibson, je peux essayer ta guitare ?

— Bien sûr, Aubade, prends la. Je vais en profiter pour aller communier, moi aussi.

L'adolescente, émerveillée par l'instrument, le caressa quelques instants avant d'oser en toucher les cordes. Gibson s'était déjà éloigné. Plus loin, un petit groupe s'était formé autour des mariés. Embrassades et congratulations. Un jeune homme semblait très proche du couple et contemplait Groupama, l'œil malicieux.

— Dis donc, Darty, t'es le mec le plus chanceux du monde, mais il va falloir que tu me confies ta femme, un de ces soirs.

— Avec grand plaisir, mais pas ce soir ! Nuit de noces !

— Dis, je sais me tenir, tout de même. Groupama, après-demain, ça te va ?

La jeune épouse lui fit un clin d'œil, signe de son assentiment. Darty s'était reculé de trois pas, et, portant les mains en entonnoir autour de sa bouche, hurla :

— Eh, tout le monde ! Il est l'heure de plonger dans la Seine !

La troupe vérifia que le soleil était suffisamment descendu, laissant les rues dans l'ombre, et se précipita vers les quais. Seuls restaient Gibson et Aubade.

— Elle est magnifique, ta guitare, s'écria la jeune fille. Dis, tu savais qu'en appuyant sur les cordes, au niveau du manche, on pouvait changer les sons ?

Le musicien ouvrit les yeux d'étonnement.

— Ben non ! Fais voir...


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